CHAPITRE VI
 
Orage nocturne

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FINALEMENT les deux fillettes restèrent dîner à la villa des Mouettes. La cuisine de Maria était, il fallait le reconnaître, bien supérieure à celle qu’elles préparaient au camp.

« Personne ne s’est moqué de la collerette de Dagobert, fit remarquer Annie en sortant de table, même pas oncle Henri !

— Oh ! maman  lui a sûrement fait la leçon ! répliqua Claudine. Mais pourquoi dis-tu cela ? Tu n’as pas très envie de retourner camper près de la chaumière, n’est-ce pas ?

— Euh ! si ! Seulement, je me disais que nous aurions pu passer la nuit ici, et nous remettre en route demain matin.

— Reste si tu veux ! Moi, j’ai dit que je repartais et je repars. Je ne crains ni les mauvais rêves ni les hallucinations ! » Annie rougit. Elle voyait bien que sa cousine se moquait d’elle, et avait honte de se montrer si pusillanime. Pourtant elle ne pouvait se défendre d’une certaine appréhension à l’idée de retourner dormir en plein vent, si près des ruines. Comme elle enviait le courage de Claude, que rien n’effrayait jamais !

« Si tu es décidée à aller là-bas ce soir, dit-elle enfin, je t’accompagne. »

Claude sembla trouver sa décision toute naturelle. « Alors, en route, dit-elle simplement, la nuit vient déjà. »

Les préparatifs furent bientôt achevés et les adieux vite expédiés, puis les deux fillettes s’en furent à travers la lande, déserte et silencieuse dans le soir tombant.

Plus elle avançait, plus il semblait à Annie que son rêve de la nuit précédente n’avait pas été un rêve, mais une inquiétante réalité qui la menaçait encore. Son appréhension devint bientôt si forte qu’elle ne put s’empêcher de la communiquer à sa cousine.

« Tu es stupide ! lui dit celle-ci. Tu as reconnu toi-même ce matin que c’était un rêve, tu ne peux pas être d’un avis le jour, et d’un autre la nuit ! D’ailleurs, que risquons-nous ? Dagobert saura bien nous défendre… N’est-ce pas, Dago ? »

Mais Dago ne répondit pas. Il était loin en avant, courant après les lapins dans le fol espoir de parvenir, une fois dans sa vie, à en attraper un. Ils étaient si nombreux à cette heure, à émerger de leurs terriers ! Leurs oreilles pointaient de-ci, de-là, au-dessus de la végétation rase, semblant lui faire signe d’un côté et le narguer de l’autre. Le pauvre chien ne savait plus où donner de la tête et aboyait sourdement lorsque, à son approche, les oreilles dressées se couchaient, et que la bête en fuite ne lui montrait plus qu’un postérieur blanc et une queue ironique aussitôt disparue dans un invisible repaire.

Le camp fut rejoint sans difficulté. La petite tente était toujours là, et, auprès, le grand matelas de bruyères sous sa couverture.

Les fillettes déposèrent leurs sacs sous la tente avec un soupir de soulagement et allèrent se désaltérer à la source.

« Nous nous couchons tout de suite ? demanda Annie, étouffant mal un bâillement.

— Oh ! oui ! mais je voudrais, auparavant, faire un tour jusqu’à la chaumière.

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Ils étaient si nombreux à cette heure
à émerger de leurs terriers.

— Pourquoi ? je n’ai aucune envie de la revoir, moi ! Il fait presque nuit.

— Je ne te force pas à venir ! J’irai seule avec Dago. Attends-moi ici ou va te coucher. »

Annie préféra rester blottie près de la source. Il lui semblait que l’édifice de pierres lui était une protection, et elle s’accroupit à son ombre, en se répétant : « Il n’y a personne, il n’y a personne, il n’y a jamais eu personne ! »

Claude et son chien avaient disparu silencieusement. Quelques minutes s’écoulèrent. Puis des aboiements féroces retentirent. Annie se sentit envahie par la peur. Il y avait quelqu’un ! Cette fois, le doute n’était plus possible ! Cependant, très vite, Dago cessa d’aboyer, et Annie se rassura un peu. Devait-elle courir au secours de sa cousine, ou attendre pour voir ce qui allait se passer ? Elle hésitait encore sur la conduite à tenir lorsque la lumière d’une torche électrique brilla, très proche. En même temps la voix de Claude criait joyeusement :

« Rien à signaler !

— Comment, rien ? Pourquoi Dago a-t-il aboyé ?

— Oh ! à cause d’une chauve-souris qui lui a frôlé le nez dans l’étable. Mais elle était bien la seule occupante des lieux. Nous avons tout visité, tu peux me croire ! »

Un poids s’enleva de la poitrine d’Annie. « Je suis complètement stupide, se répétait-elle encore un moment plus tard en se glissant sous la couverture. Il n’y a aucun danger, c’est mon imagination qui me joue des tours. Mais que fait donc Claude ? Pourquoi ne vient-elle pas se coucher ? »

Claude, pour la millième fois de la journée, regardait l’oreille de son chien.

« Cela va de mieux en mieux, cria-t-elle joyeusement. Encore un jour ou deux, et je pourrai lui enlever cette stupide collerette ! Comme tu seras content, mon pauvre Dago ! Et François ni Michel ne sauront jamais à quel point tu as pu être malheureux avec cet ornement ridicule !

— Il s’en moque bien ! marmonna Annie à demi endormie. Viens vite te coucher, Claude, j’ai trop sommeil pour t’attendre une minute de plus.

— Je viens ! Oh ! tu n’as pas pris la seconde couverture ?

— Non ! il fait trop chaud, ce soir.

— Il faut la prendre ! À l’aube, tu auras froid ! » Claudine se glissa sous la tente. Quand elle en ressortit deux minutes plus tard, elle trouva Annie endormie et Dagobert allongé à côté d’elle sur le matelas de bruyères.

« Non ! Dago ! cria-t-elle. Non ! je t’ai déjà dit que ce n’était pas ton lit. Va-t’en ! Il y a juste assez de place pour moi ! »

Ses cris n’éveillèrent même pas Annie, et ce fut pour elle toute seule qu’elle énonça à haute voix : « Je me sens tout heureuse ce soir ! C’est parce que je sais que François et Michel seront bientôt ici… Je ne pouvais pas m’habituer à l’idée de passer mes vacances sans eux !

— Ouah ! » approuva Dago poliment.

C’était bien gentil à lui de se mêler à la conversation, mais il n’était pas un interlocuteur suffisamment loquace pour discuter de ce qu’il conviendrait de faire quand les garçons seraient là. Claudine se pelotonna dans la bruyère et chercha seule à dresser quelque merveilleux programme de réjouissances. Mais ses efforts furent de courte durée… La petite araignée qui vint peu après se promener sur sa main ne la tira pas du sommeil où elle venait de sombrer.

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Au milieu de la nuit, un promeneur solitaire s’approcha, et inspecta curieusement le lit improvisé dans la lande. Dagobert l’entendit et dressa une oreille. Mais ce n’était qu’un inoffensif hérisson. Le chien se rendormit, et ce fut le seul événement de cette nuit paisible.

La matinée du lendemain s’annonça tout aussi reposante. Il faisait un temps magnifique. Grâce aux provisions rapportées la veille des Mouettes, les fillettes s’offrirent un copieux petit déjeuner, puis elles cueillirent un nouveau chargement de bruyères, afin de rembourrer leur lit que ces deux nuits avaient bien tassé. Ensuite, ayant enfilé leur maillot de bain, elles se dirigèrent gaiement vers l’étang.

Au moment où elles quittaient leur camp, elles aperçurent l’éternel garçon blond en promenade, Radar sur ses talons.

En voyant Dagobert, le petit chien abandonna aussitôt son maître, et celui-ci se retourna. Il vit les fillettes et leur cria :

« Ne vous inquiétez pas ! je n’ai pas l’intention d’aller fouiner dans votre camp ! Je sais tenir une promesse, moi ! Viens, Radar ! »

Radar, à ce moment, acceptait de très bonne grâce les caresses de ses nouvelles amies. Avec son œil unique et sa queue frétillante, il était irrésistiblement comique, et les deux fillettes regrettèrent de le voir partir si vite. Mais elles ne firent rien pour le retenir, bien décidées désormais à éviter tous rapports avec ce garçon trop fantasque.

Puisqu’il s’éloignait dans la direction opposée à la leur, elles n’avaient qu’à poursuivre leur chemin sans se soucier de lui. Et c’est bien ce qu’elles firent. Mais en arrivant au bord de l’étang elles s’arrêtèrent déçues : un baigneur les y avait devancées.

« C’est curieux combien il peut y avoir de monde dans une lande déserte, soupira Annie. Nous ne pouvons pas faire trois pas sans rencontrer quelqu’un !

— Qui donc est celui-ci ? » questionna Claude, se protégeant les yeux du revers de la main. La tête qui émergeait de l’eau était en effet à peine visible dans les reflets du soleil Cependant Claude avait de bons yeux. Elle distingua des boucles rebelles sur un front tout bronzé et s’écria :

« Mais c’est encore lui ! C’est ce garçon, Annie ! regarde !

— Ce n’est pas possible ! Nous venons de le voir partir de l’autre côté ! »

Elles s’approchèrent de l’étang pour mieux voir et l’étonnant garçon leur cria : « J’ai fini de me baigner ! Je vous laisse la place !

— Il n’aura pas été long, votre bain ! rétorqua Claudine agacée.

— Dix bonnes minutes ! cela me suffit !

— Encore un de vos mensonges ! » cria Annie en même temps que Claude interrogeait : « Je voudrais bien savoir comment vous avez fait pour arriver ici avant nous ? »

Le jeune garçon ne répondit aux deux phrases que par une seule, écrasante de mépris :

« Aussi folles qu’hier, à ce que je vois ! » Il fit encore quelques brasses, puis il regagna la berge et reprit pied en tournant ostensiblement le dos aux deux fillettes. Prestement il ramassa sa serviette et, sans même prendre le temps de s’essuyer, s’éloigna en direction de son terrain de fouilles.

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« Je n’ai jamais vu le pareil ! murmura Claude abasourdie.

— Et Radar ? où est-il ? Qu’en a-t-il fait ?

— Ne nous occupons pas de lui, ni de son chien. Ils n’en valent pas la peine… Viens te baigner ! »

Le bain fut délicieux et le reste de la journée passa vite, sans amener aucune nouvelle rencontre. Des coups de marteau et de pioche résonnèrent presque sans arrêt dans l’ancien camp romain. « Ou de ce qu’il croit être un camp romain, dit Claude en ricanant. Tel que nous le connaissons, il est bien capable de confondre les détritus d’un camp de scouts avec les vestiges d’un camp romain… »

Quand vint l’heure du coucher, aucune étoile ne brilla dans le ciel. D’épais nuages les cachaient et aucun souffle de vent ne venait tempérer l’accablante chaleur.

« J’espère qu’il ne va pas pleuvoir ! fit Claude. La tente n’est guère étanche, et une grosse pluie la traverserait tout de suite.

— Bah ! on verra bien ! fit Annie, déjà étendue sur le matelas de bruyères. Pour l’instant il ne pleut pas. Profitons-en pour dormir. »

Quelques instants plus tard, elle avait exécuté son programme, et Claudine l’imitait. Mais Dago ne s’endormit pas. Il percevait de lointains roulements de tonnerre, et se sentait inquiet.

Bientôt une grosse goutte de pluie s’écrasa bruyamment sur sa collerette de carton et il se redressa en grognant. D’autres gouttes suivirent, piquetant le visage des dormeuses ; puis un brutal coup de tonnerre retentit, les éveillant en sursaut.

« Ça y est ! s’écria Claudine. C’est l’orage ! Nous allons être trempées !

— Allons vite sous la tente, proposa Annie tandis qu’un éclair fulgurant déchirait l’obscurité.

— Inutile ! Il pleut trop fort. Le seul abri possible c’est la chaumière. Il faut y aller, Annie. À défaut de toit, nous aurons au moins un plafond sur la tête. »

Annie n’avait aucune envie d’aller chercher refuge, en pleine nuit, dans la vieille chaumière, mais il n’y avait aucune autre solution possible. Elle ramassa les couvertures et s’élança à la suite de Claude qui, sa lampe à la main et Dagobert sur ses talons, lui indiquait le chemin.

Si peu rassurante que fût la chaumière, elle offrait un abri contre la pluie, et c’était une bonne chose de ne plus se sentir fouetté par les gouttes d’eau froide.

Blotties dans un coin sec, les fillettes attendirent la fin de l’orage. Il fit beaucoup de bruit, déploya d’énormes zigzags lumineux, mais dura peu. Bientôt les étoiles réapparurent.

« Nous voilà obligées de finir la nuit ici, dit Claude. Notre lit doit être trempé et la tente aussi.

— Tant pis ! » fit Annie qui n’avait pas grande envie de ressortir dans la lande mouillée et obscure.

Enroulée dans sa couverture, le bras passé sous sa tête en guise d’oreiller, elle ferma les yeux et sombra dans le sommeil avant même que Claudine se soit installée à côté d’elle.

Des aboiements furieux la réveillèrent.

« Dago ! que se passe-t-il ? » cria Claudine, arrachée au sommeil, et ne comprenant pas pourquoi son chien aboyait si fort.

Des deux mains elle se cramponna au collier de cuir de Dagobert. En même temps elle lui parlait d’une voix où vibrait un accent d’angoisse :

« Dago ! Dago ! Non, ne t’en va pas ! ne me quitte pas ! Dis-moi ce qui te fait peur… »