CHAPITRE XIV
 
De nouvelles surprises

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DES BRUITS de pas pressés résonnèrent en bas, puis ce furent des coups sourds, des crissements de fer contre la pierre, des respirations bruyantes coupées de grognements.

Les chercheurs s’acharnaient contre la dalle et, à coup sûr, elle était lourde et difficile à manier.

« Quel morceau ! gronda une voix. Ça pèse une tonne pour le moins et on s’y arrache les doigts sans l’ébranler d’un poil. Passe-moi la pince-monseigneur, Léo, tu ne sais pas t’en servir ! »

La lutte dura un bon moment encore, puis on entendit un cri de triomphe : « Ça y est ! » Presque aussitôt la dalle s’abattit sur le sol, si brutalement que toute la chaumière en fut ébranlée.

François et Michel auraient donné cher pour pouvoir descendre et regarder de leurs propres yeux ce qu’avait livré la dalle descellée. Mais c’était impossible. Il fallait rester caché et chercher à deviner d’après les bruits ce qui pouvait se passer à l’étage inférieur.

Il n’y eut pas d’exclamation de triomphe. Mais quelques phrases prononcées sur un ton de déception croissante : « Oui ! c’est bien un puits… Mais l’eau est rudement loin… On n’y voit rien… Passe-moi la lampe… »

Et tout à coup une voix furieuse éclata, la voix de l’étranger :

« Il n’y a aucun passage secret, là-dedans ! C’est un puits, sans plus. Paul n’a pas traversé une nappe d’eau pour cacher ses documents, non ! Repassez-moi le plan. Ce mot ne peut pas être eau !

— Je veux bien, patron ! mais qu’est-ce que c’est alors ? questionna la femme. Ce n’est pas un plan, c’est une devinette ! On ne s’en tirera jamais ! »

La voix de Léo renchérit :

« Je commence à en avoir assez, moi ! On a mesuré et soulevé des dizaines et des dizaines de pierres, d’abord au camp romain et maintenant ici, et on n’est pas plus avancés !

— Assez ! coupa brutalement là voix de l’étranger. Si quelqu’un n’est pas content, il n’a qu’à s’en aller…, mais qu’il prenne garde… »

La menace sous-entendue par cette phrase devait être de taille, car aussitôt les complices cessèrent de récriminer.

« Ne vous fâchez pas, patron ! dit Nado. Nous sommes tous dans le coup et nous ne vous lâcherons pas !

— Nous ferons ce que vous voudrez, fit Léo encore plus cauteleux. Nous démolirons cette cabane pierre à pierre, si vous croyez que c’est nécessaire !

— Inutile ! Je ne vous demande que de déplacer les dalles qui ont la taille indiquée par Paul… »

Et ainsi commença pour Michel et pour François une longue et pénible épreuve de patience. N’osant remuer, alourdis de crampes, ils écoutaient se répéter les mêmes bruits : des pas, des coups sourds, des hans ! Puis l’écho d’une dalle qui retombe et de brefs commentaires : « Rien ! ce n’est pas là ! Cherchons encore ! »

Après de nombreux essais, tous aussi infructueux les uns que les autres, les hommes allèrent poursuivre leurs recherches dans les communs, laissant la femme dans la chaumière. François crut qu’elle était partie et étendit ses jambes avec un soupir de soulagement. « Qui est là ? C’est Léo ? » cria la femme.

Les deux garçons, s’immobilisèrent plus raides que des barres de fer. Mais peu après les hommes revenaient.

« Rien ! fit le patron. Il faudra retourner au terrain de fouilles.

— Ce ne sera pas facile, remarqua la femme. Il y a ce gamin…

— J’en fais mon affaire ! »

La voix du patron avait claqué sec. François se rembrunit. Guy était-il en danger ? Il serait bon de l’avertir.

« Que faisons-nous maintenant ? demanda Léo.

— Nous partons ! Je ne peux plus me voir dans cette chaumière ! Nous y perdons notre temps, c’est sûr ! Et Ludo doit s’impatienter. »

Au grand soulagement des jeunes guetteurs, les trois inconnus s’en allèrent presque aussitôt après ce petit palabre.

Dieu, qu’il était bon de se redresser et de s’étirer ! Penchés sur le mur croulant, les deux garçons regardèrent les lumières s’éloigner dans la lande.

« Maintenant nous pouvons aller retrouver les filles ! dit François presque à voix haute.

— Si nous sommes capables de marcher ! plaisanta Michel en se frictionnant les mollets. En tout cas, nous n’avons pas perdu notre temps. Nous en avons appris des choses, n’est-ce pas ?

— Oui ! approuva François. Le mystère s’éclaircit en trois points. Primo, un certain Paul a volé des documents précieux – on ne sait pas lesquels, mais qu’importe ! Secundo, il les a cachés dans un souterrain connu de lui et situé dans les parages. Tertio, l’entrée de ce souterrain est dissimulée sous une dalle d’une dimension définie.

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« Qui est là ? C’est Léo ? » cria la femme.

— Et nous connaissons la dimension de cette dalle, acheva Michel, puisque nous avons vu celle qu’ils ont descellée dans l’étable.

— Conclusions, reprit François : Avant de partir, nous prenons la dimension de la dalle et demain nous mettons Guy au courant du secret. Il nous aidera à chercher !

— Tout à fait d’accord ! » s’écria Michel en se dirigeant vers l’escalier, puis il s’arrêta pour commenter. « C’est tout de même curieux de penser que nous sommes entraînés dans cette affaire par la faute d’une collerette de carton mise au cou d’un chien, et que rien ne serait arrivé si Claude n’était pas aussi susceptible pour tout ce qui a rapport à Dago !

— Tu ne vas pas essayer de me faire croire que tu le regrettes ! riposta François en riant. Allons, avance ! j’ai sommeil !

— Non ! je ne le regrette… », commença Michel en se remettant en marche. Mais il avait complètement oublié le rosier. Il se prit le pied dans une branche traînant à terre et faillit choir dans l’escalier. Sa phrase demeura inachevée…

Après avoir soigneusement relevé les mesures de la dalle sous l’évier et de celle de l’étable, les deux jeunes garçons quittèrent la chaumière, se dirigeant en droite ligne sur la source, puis de là, au jugé, sur le buisson d’ajoncs.

Ils se trompèrent deux fois avant de trouver celui qu’ils cherchaient, mais un léger aboiement de Dago les remit sur la bonne voie et bientôt ils se faufilaient sous les épines, qu’ils trouvèrent, tant ils avaient sommeil, bien moins agressives qu’au départ.

« Est-ce vous ? Enfin ? » fit la voix endormie de Claude les accueillant. Comme vous avez été longtemps partis ! Nous n’avons pas fermé l’œil. Oh ! tranquille ! Dago ! Il n’y a pas assez de place ici pour faire le cirque ! François ! dis-nous vite ce que tu as fait ! »

Le buisson d’ajoncs éclairé par en dessous devait être d’un effet curieux dans la lande obscure, mais personne n’était là pour le regarder. Vu de l’intérieur le spectacle était encore plus étonnant : quatre enfants et un chien, en pleine nuit, les yeux brillants d’excitation, à la lueur de lampes de poche, écoutaient ou se racontaient des faits surprenants.

Mais bientôt les lampes s’éteignirent. Si grande que fût la joie causée par les découvertes des garçons, le besoin de sommeil était plus grand encore. Tassés les uns sur les autres, au fond de leur trou épineux, auditeurs et narrateurs s’endormirent pêle-mêle.

Quelques heures plus tard, au moment où le jour commençait à poindre, Dagobert dressa la tête et grogna. Claudine s’éveilla aussitôt.

Elle tendit l’oreille sans pouvoir saisir aucun bruit suspect. Dago continuait à gronder. François se redressa à son tour et écouta, mais il n’entendit rien non plus.

S’il n’avait pas été aussi fatigué par sa longue veille, sans doute serait-il sorti pour voir ce qui inquiétait le chien. Mais il était fatigué, et il faisait si noir sous le buisson qu’il pensa qu’il ne verrait rien dehors.

« Ce doit être une belette ou un porc-épic ! » murmura-t-il, et il retomba endormi.

Peu après Dago cessa de gronder, et Claudine, rassurée, se rendormit, elle aussi.

Il était près de neuf heures quand tous s’éveillèrent assez courbatus et peu dispos.

« Allons vite nous baigner, décida François. Cela nous fera du bien. Ensuite, si nous ne l’avons pas rencontré à l’étang, nous irons avertir Guy ! »

La première partie de ce programme s’effectua agréablement et sans difficulté. Guy n’était pas dans l’eau, mais personne ne s’en étonna. Il était vraiment très tard.

Les cinq membres du Club, délassés par un bon bain et de nouveau absorbés par l’énigme qu’ils cherchaient à résoudre, devisaient et chantonnaient gaiement en approchant du terrain de fouilles, lorsqu’un bruit inattendu les cloua sur place : des sanglots s’élevaient du fond d’une tranchée, ininterrompus et si lamentables qu’on en avait le cœur serré.

Annie se sentait presque prête à pleurer elle aussi, mais François, saisi d’une sorte de pressentiment, s’élança en appelant : « Guy ! Guy ! »

Au fond de la tranchée, le garçon était affalé tout de son long, la tête appuyée sur ses bras repliés et le corps secoué de sanglots.

« Guy ! que s’est-il passé ? Où as-tu mal ? » cria François en s’agenouillant à côté de lui.

L’enfant ne semblait avoir aucune blessure, cependant il ne cessait de pleurer.

« C’est Radar ? demanda encore François. Il est blessé ?

— Non ! c’est Guy ! Ils l’ont emporté ! c’est affreux ! Il ne reviendra jamais, je le sais !

— Guy ! Mais c’est toi, Guy, marmotta François complètement dérouté. Que racontes-tu ? »

Il était certain désormais que le garçon était fou. Il lui caressa doucement l’épaule pour le calmer. « Ne pleure pas ! Viens avec nous, nous te conduirons chez le docteur ! Viens ! »

Le garçon se redressa d’un bond, les yeux brillants de colère, le visage tuméfié de larmes. Il cria : « Mais je ne suis pas malade ! C’est Guy ! Il a été enlevé ! Je ne suis pas Guy. Je suis Hubert, son frère ! son jumeau ! »

Il fallut à ceux qui l’écoutaient près d’une minute pour comprendre ce qu’il disait et se remettre de leur surprise. Ensuite – évidemment – les choses s’expliquaient toutes seules ! Il n’y avait pas un garçon fou. Il y avait deux garçons normaux. Mais ils se ressemblaient au point qu’on ne pouvait les distinguer l’un de l’autre.

« Des jumeaux ! répéta Annie abasourdie, pourquoi n’y avons-nous pas pensé ?

— Mais aussi pourquoi n’étiez-vous jamais ensemble ? demanda Claudine.

— Parce que nous étions fâchés, fit Hubert en se remettant à pleurer de plus belle. Quand des jumeaux se disputent  – se disputent vraiment  – c’est pire que toute autre querelle entre frères ! Nous ne voulions plus nous voir, ni manger, ni dormir ensemble. Nous nous détestions… vraiment ! Je voulais faire comme s’il n’existait plus ! Et lui, c’était pareil ! il m’avait dit que j’étais mort pour lui !

— En effet, c’était grave ! apprécia François sans s’attarder à comprendre les raisons de cette haine. Mais que s’est-il passé depuis, pour que tu pleures comme ça ?

— Hier soir, Guy m’a dit que notre brouille avait assez duré. Il voulait que nous nous réconciliions. J’ai refusé ! J’ai frappé la main qu’il me tendait et je suis parti… Toute la nuit je l’ai regretté et ce matin… ce matin… »

Une nouvelle crise de sanglots secoua le garçon, lui coupant la parole. Les autres le regardaient, gênés et malheureux.

« Allons, va, dit François doucement en passant son bras autour des épaules du pauvre Hubert. Dis-nous ce qui s’est passé ce matin. Nous pourrons peut-être t’aider…

— Ce matin ? Je me suis levé très tôt…, il faisait à peine jour…, je voulais venir demander pardon à Guy, me réconcilier avec lui. Et je l’ai vu. Il était là où vous êtes…, il se débattait contre deux hommes qui le tenaient chacun par un bras… J’ai couru, je suis tombé dans la tranchée, je me suis fait mal au genou. Je n’arrivais pas à me relever. Je ne pouvais plus courir et j’étais loin ! Quand je suis arrivé, il n’y avait plus personne ! »

Hubert se détourna et se remit à sangloter tout bas. « Je ne me le pardonnerai jamais, disait-il. Si j’avais accepté de me réconcilier quand il me l’a proposé, j’aurais été là pour le défendre, ce matin… C’est moi qui n’ai pas voulu ! C’est moi qui l’ai fui… et maintenant… C’est fini ! je ne le reverrai plus !… »