CHAPITRE V
Encore ce garçon !
CLAUDINE se retourna en grognant, mais ne se réveilla pas. « Oh ! Claude ! je t’en prie ! répétait Annie. Écoute-moi. »
Elle n’osait parler fort de peur d’être entendue. Qui sait ce qui pouvait arriver si le bruit de sa voix attirait l’attention des intrus…, s’ils s’approchaient du camp… ? Claude s’éveilla enfin et grogna : « Oh ! Annie ! laisse-moi tranquille », d’une voix qui résonna très fort dans le silence.
« Chut ! fit Annie. Chut !
— Pourquoi chut ? demanda Claudine. Nous sommes seules ici. Nous pouvons faire autant de bruit que nous voulons !
Justement… non, nous ne s…ommes pas seules ! haleta Annie, en se cramponnant à son bras. Il y a quelqu’un dans la chaumière en ruine. »
Cette fois Claude se trouva tout à fait réveillée. Elle se redressa et écouta l’histoire que sa cousine lui conta à voix basse. Aussitôt après, elle s’adressa à son chien :
« Dago ! lui dit-elle sans élever la voix, c’est le moment d’aller faire un tour là-bas, n’est-ce pas ? Tu m’accompagneras, et pas de bruit, hein ! »
Puis se tournant vers Annie, elle ajouta : « Toi, recouche-toi et attends-nous ! Nous allons essayer de voir ce qui se passe et nous te raconterons tout au retour.
— Oh ! non ! supplia Annie. Non ! je ne pourrai jamais rester ici toute seule. J’aime mieux venir, je n’aurai pas peur avec Dagobert. Mais pourquoi n’a-t-il pas aboyé quand cette lumière s’est allumée ?
— Il a dû penser que c’était toi », fit Claude. Et Annie, rassurée par cette explication, approuva d’un hochement de tête.
Les deux fillettes s’avancèrent en direction de la chaumière, Annie tenant Claude par le bras, et Dago suivant celle-ci, collé à ses talons. Il savait qu’il ne devait pas s’élancer tant qu’il n’en aurait pas reçu l’ordre ; aussi, les oreilles dressées, marchait-il lentement, tous ses sens aux aguets.
Quand le trio arriva en vue de la chaumière, il s’immobilisa, et chacun se livra à un examen attentif, sans rien découvrir d’anormal. Les pans de murs écroulés étaient très visibles sur le ciel noir, mais aucune lumière n’y brillait plus, aucun son n’en sortait. Les fillettes s’approchèrent encore de quelques pas et attendirent cinq bonnes minutes dans l’immobilité la plus complète. Rien ne se produisit, sauf qu’à la longue Dago, lassé par ce jeu sans intérêt, se détourna de l’objectif et, s’asseyant, se mit à gratter bruyamment sa collerette de carton.
« Il n’y a personne là-dedans, souffla Claude à l’oreille d’Annie. Ou bien ceux qui y étaient sont partis, ou bien tu as rêvé tout ce que tu m’as raconté.
— Je n’ai pas rêvé ! s’exclama Annie, indignée. Attendons encore un peu ou envoyons Dagobert en exploration. S’il trouve quelqu’un dans ces ruines, il aboiera…
— Va, Dago ! » fit Claude en montrant à son chien la mystérieuse bâtisse. « Va ! cherche ! »
Dago ne se le fit pas dire deux fois. Il bondit dans la direction indiquée et disparut, happé par l’ombre. Les deux fillettes ne le virent même pas entrer dans la chaumière, et demeurèrent le cœur battant, les yeux écarquillés. Elles n’étaient guère rassurées, mais le silence se prolongeant, à peine troublé de loin en loin par une pierre roulant sous les pattes de Dagobert, Claudine retrouva son audace habituelle.
Quand le trio arriva en vue de la chaumière…
« Tu as rêvé, répéta-t-elle. Il n’y a personne !
— Je t’assure qu’il y avait quelqu’un, et même plus d’une personne puisque j’ai entendu parler. »
Claude éleva la voix : « Dagobert ! » appela-t-elle, si fort que sa cousine en sursauta. « Reviens, Dagobert ! »
Un instant plus tard le chien fidèle, de retour, se frottait aux jambes de sa maîtresse. Puis il bâilla. Claudine se mit à rire.
« Mon pauvre vieux, lui dit-elle en lui caressant l’échine, on t’empêche de dormir pour rien. Annie a eu un cauchemar, c’est tout. Il ne faut pas lui en vouloir ! Retournons nous coucher ! »
Annie ne répondit pas. Elle était vexée, très vexée, et dès qu’elle eut regagné le matelas de bruyères, elle s’allongea, tournant ostensiblement le dos à sa cousine, et s’endormit sans proférer une parole. Que Claude pense ce qu’elle voulait après tout ! Il n’y avait jamais moyen de discuter avec elle quand elle s’était fait une opinion.
Cependant, quand Annie s’éveilla le lendemain matin et que, dans la pleine clarté du jour, elle évoqua les événements de la nuit, un sentiment de gêne la gagna. Était-elle bien sûre de n’avoir pas rêvé ? Ces lumières et ces bruits de voix n’étaient-ils pas le seul fruit de son imagination ? S’il y avait eu quelqu’un, Dagobert l’aurait sûrement débusqué de la chaumière… et n’aurait pas été aussi calme. Et puis pourquoi y aurait-il eu quelqu’un ? Que serait-on venu faire là, en pleine nuit ?
À sa grande surprise, quand Claude entreprit de taquiner sa cousine sur ses « divagations nocturnes », celle-ci ne montra plus la moindre mauvaise humeur.
« Elle reconnaît s’être trompée, pensa Claude, cela peut arriver à tout le monde. N’insistons pas ! » Et pour occuper cette nouvelle journée, elle proposa d’aller visiter le camp de leur jeune voisin.
« Je ne vois pas trop ce que nous pourrions faire d’autre ! riposta Annie.
— Moi non plus, je voudrais bien que l’oreille de Dagobert guérisse vite. Les distractions sont rares dans ce coin perdu… et s’il nous faut rester ici plusieurs jours encore, nous ne nous amuserons guère ! Ah ! quel malheur que François et Michel…
— C’est exactement ce que je me disais, fit Annie en poussant un long soupir ; mais il vaut mieux n’y plus penser puisqu’ils ne viendront pas. »
Un instant plus tard, pourtant, elle ajoutait avec un nouveau soupir :
« S’ils étaient avec nous, je suis sûre que ce garçon nous aurait demandé de l’aider dans ses fouilles… Nous aurions peut-être trouvé un trésor… ! »
Grâce à l’écho des petits martèlements métalliques qui se faisaient entendre ce matin-là avec une remarquable régularité, l’emplacement de l’ancien camp romain ne devait pas être difficile à trouver. Radar, surgissant soudain hors d’un roncier, vint prouver aux promeneuses qu’elles étaient sur la bonne route. Sa longue queue frétillait de joie à la vue de l’ami Dagobert et les deux chiens se firent fête.
Le terrain de fouilles se dévoila brusquement au creux d’un petit vallon. Ce n’était pas un beau spectacle ! Le sol avait été retourné presque partout, parfois très profondément. Il semblait impossible qu’un jeune garçon, tout seul, ait pu remuer tant de terre.
« Où est-il ? » se demandait Claude, n’apercevant personne. À ce même moment elle le découvrit, au fond d’une tranchée, juste sous ses pieds. Il examinait un objet boueux qu’il venait d’arracher au sol, mais, apercevant les fillettes, il le laissa aussitôt retomber et bondit hors de la tranchée.
« Que faites-vous ici ? s’écria-t-il d’une voix vibrante de colère. Vous m’aviez promis de ne pas venir ! Ah ! voilà bien les filles ! Curieuses, fureteuses et incapables de tenir une promesse !
— C’est un comble ! s’exclama Claudine éberluée. C’est vous qui commencez par ne pas tenir la vôtre et vous nous accusez d’être curieuses ! Que faisiez-vous donc hier soir dans notre camp ?
— Hier soir ? Je n’ai pas mis les pieds dans votre camp ! Je n’ai qu’une parole, moi ! Allez ! ouste ! Déguerpissez ! Vous n’avez rien à faire ici !
— Parfaitement exact ! affirma Claudine écœurée par cet excès de mauvaise foi. Nous ne voulons rien avoir à faire avec un garçon aussi stupide ni avec ses idiotes de fouilles. Adieu !
— Adieu et bon débarras ! lança le garçon en sautant dans sa tranchée.
— Il est sûrement fou, murmura Annie. Tout ce qu’il dit est incohérent.
— Bah ! fit Claude. Ne nous occupons pas de lui. »
Son ton était léger et insouciant, mais elle était profondément déçue. Le garçon lui avait paru si sympathique à leur première rencontre !
Le regard à terre, elle suivait sans la voir une petite sente, probablement tracée par le passage des lapins, et à eux seuls destinée. La sente conduisait à un petit bouquet de chênes. En y arrivant, Claude sursauta et s’arrêta. Sa cousine, aussi surprise, l’imita : au pied de l’un des arbres, quelqu’un était assis et lisait. En les entendant approcher, ce quelqu’un releva la tête : c’était le garçon, encore ! Comment était-il déjà là ? Elles l’avaient laissé dans la tranchée boueuse, et elles le retrouvaient paisiblement installé, lisant un livre dont le titre savant incluait le mot « archéologie » !
« Encore une de vos farces ? fit Claude, sarcastique.
— Oh ! ces filles, toujours ! grogna le garçon. Ne pouvez-vous me laisser tranquille ? Avez-vous des démangeaisons de la langue ?
— Non, assura Claude. Mais vous, vous avez de bonnes jambes, c’est sûr ! Comment êtes-vous venu si vite ?
— Je ne suis pas venu vite, du tout…, je suis venu très lentement au contraire, en lisant tout au long du chemin.
— Menteur…
— Oh ! assez ! Vous me traitez de menteur chaque fois que vous me voyez, et vous ne cessez de mentir vous-mêmes. Taisez-vous, allez-vous-en, et que je ne vous revoie plus !
— Cette fois, nous sommes d’accord ! » rétorqua Claude en pivotant sur ses talons. « Je ne souhaite rien autant que de ne plus vous voir ! » Et elle s’éloigna, suivie d’une Annie de plus en plus perplexe.
« J’ai déjà vu des garçons bizarres, murmura celle-ci après un instant de réflexion, mais à ce point-là, jamais ! Dis, Claude, ne crois-tu pas que c’est lui que j’ai entendu cette nuit dans la chaumière ?
Je ne le crois pas, parce que je suis sûre que c’est toi qui as rêvé. Mais il faut reconnaître qu’il est assez hurluberlu pour faire n’importe quelle absurdité, comme de se promener la nuit dans des ruines… Oh ! regarde, Annie ! n’est-ce pas un étang que j’aperçois là-bas ? »
C’était un étang en effet, et fort séduisant avec son eau claire et ses roseaux que survolaient des libellules.
Grâce à lui, les fillettes ne s’ennuyèrent pas trop ce jour-là. Elles passèrent une bonne partie de l’après-midi à se baigner, se sécher au soleil et retourner à l’eau. Puis elles décidèrent de se rendre à la villa des Mouettes, pour renouveler leur stock de provisions tirant à sa fin.
Mme Dorsel fut tout étonnée de les voir surgir avec le chien, et les félicita en riant de leur bon appétit. « Allez à la cuisine, leur dit-elle, Maria vous donnera ce dont vous avez besoin. Mais auparavant, lisez cette lettre. Elle vous fera plaisir, j’en suis sûre !
— C’est François qui écrit ! s’exclama Annie, reconnaissant l’écriture de son frère. Il revient ?
— Oui ! avec Michel. Ils seront là dans un jour ou deux.
— Oh ! quelle chance ! s’écria Claudine, tu leur diras de venir nous rejoindre, n’est-ce pas, maman ?
— Je pensais que vous reviendriez les attendre ici, suggéra Mme Dorsel.
— Oh ! c’est impossible ! L’oreille de Dagobert n’est pas encore guérie. Mais ils seront heureux de camper, eux aussi. Cela ne t’ennuie pas, maman ?
— Pas du tout, ma chérie. Je serai contente de savoir les garçons avec vous ; ils vous aideront à rapporter votre matériel. Combien de temps faut-il pour que cette pauvre oreille soit cicatrisée ? »
Mais Claude ne répondit pas. Pour une fois elle ne s’intéressait pas à l’oreille de son chien. Elle lisait la lettre de ses cousins et ne songeait qu’à la joie de les voir arriver.