CHAPITRE IV
 
Cette nuit là

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LA MONTRE d’Annie, en accord avec les sentiments de chacun, y compris ceux de Dago, indiquait que l’heure du goûter avait sonné depuis longtemps. Les fillettes burent à longs traits l’eau de la source en y ajoutant quelques gouttes de sirop d’orange et croquèrent une bonne quantité de gâteaux secs. Le chien ne fut pas oublié.

Claude examina ensuite, pour la centième fois de la journée, l’oreille de Dago, et déclara que la blessure était en bonne voie de guérison.

« Il est trop tôt pour lui retirer sa collerette, affirma Annie, il pourrait encore s’écorcher en se grattant.

— Mais je n’ai aucune envie de la lui enlever, rétorqua Claude, bourrue. Nous sommes ici pour qu’il puisse la garder. Allons, viens ! Nous allons nous promener.

— Je veux bien, fit Annie. Où allons-nous ? Tiens ! les coups qu’on entendait pendant le déjeuner recommencent… Ce doit être ce garçon qui fait des fouilles. J’aimerais bien le voir à l’œuvre.

— Nous avons promis que nous n’irions pas le déranger. Nous ne devons même pas aller de son côté.

— Bien sûr que non ! fit Annie, conciliante. Allons nous promener du côté opposé, le plus loin possible, et espérons que nous ne nous perdrons pas.

— Avec Dago, il n’y a aucun danger ! affirma Claudine. Il retrouverait son chemin, même si on l’emmenait dans la lune. N’est-ce pas, Dago ?

— Ouah ! approuva Dago.

— Tu ne risques rien à le lui demander, fit observer Annie en riant, il répond oui à toutes tes questions ! »

Les deux fillettes firent une très jolie promenade, que troubla seulement le regret de l’absence de François et de Mick. S’ils avaient été là, la lande aurait paru plus belle, les chemins plus aventureux et le soleil plus éclatant, mais il faut reconnaître que les lapins bondissant dans la bruyère n’auraient pas pu être plus amusants. Claude et Annie restèrent longtemps assises à les regarder, à la grande surprise de Dagobert qui réprouvait toujours ce genre de distraction. Les lapins sont des bêtes faites tout exprès pour qu’on leur coure après, alors pourquoi s’asseoir pour les regarder ?

Lorsqu’elles regagnèrent leur camp, les deux cousines entendirent un léger sifflotement. Quelqu’un rôdait dans les parages ! Exaspérée, Claude s’élança à la recherche du coupable. En contournant un buisson, elle faillit renverser un jeune garçon qui s’écarta poliment pour lui livrer passage.

« Comment ! c’est vous, s’écria Claudine outrée. Vous, dont je ne sais même pas le nom ! Que faites-vous ici, encore ? Vous m’aviez promis de ne pas revenir. »

Le garçon la dévisagea avec toutes les marques extérieures de la plus évidente surprise.

« Moi ? mais je ne vous ai rien promis, dit-il en rejetant en arrière les mèches blondes qui s’obstinaient à retomber sur son front.

— Si ! vous nous l’avez promis ! » hurla Claude, qu’une telle mauvaise foi révoltait.

Mais son interlocuteur, en colère lui aussi, s’obstina à nier.

« Je ne vous ai jamais fait aucune promesse, déclara-t-il.

— Et vous allez également nous affirmer que vous ne vous êtes jamais amusé à imiter la poule, le canard et l’âne ?

— Et le chat… », s’empressa d’ajouter Annie. Le garçon leva les yeux au ciel.

« Elles sont folles ! dit-il. Archifolles ! » et son regard s’emplit d’un air de feinte commisération, absolument insoutenable.

« Et vous avez l’intention de revenir souvent ? questionna Claude.

— Aussi souvent qu’il me plaira. L’eau de cette source est bien meilleure que celle qui coule près de mon camp.

— Très bien ! lança Claude d’un ton pincé. En ce cas, vous ne vous étonnerez pas si vous nous voyez rôder du côté où vous vous êtes installé.

— Allez-y rôder si cela vous amuse. Je m’en moque ! Vous êtes folles, c’est certain, mais c’est une folie inoffensive ! Seulement, n’amenez pas votre chien ! Il serait capable de dévorer le mien. »

Et, pivotant sur ses talons, le garçon s’en alla, secouant ses mèches rebelles d’un air dégoûté. Claude se tourna vers sa cousine.

« Quel drôle de garçon, tout de même ! s’écria-t-elle. Crois-tu qu’il ait réellement oublié sa promesse…, et le reste ?

— Je ne sais pas ! Pourquoi était-il si désagréable après avoir été si gentil ce matin ?

— Je ne vois qu’une explication possible, conclut Claude en éclatant de rire, c’est qu’il est tombé sur la tête depuis que nous l’avons vu. Bah ! ne nous tracassons pas pour lui, nous avons mieux à faire : dîner et nous coucher. J’ai affreusement sommeil et je ne sais vraiment pas pourquoi.

 

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« Elles sont folles ! dit-il. Archifolles. »

— Tu veux te coucher déjà ?

— Le plus tôt possible ! Pas toi ?

— Moi, j’aimerais m’étendre sur la bruyère et regarder les étoiles s’allumer au ciel. Je crois que je préférerais ne pas dormir sous la tente, vois-tu. Elle n’est pas grande, et quand Dagobert sera couché sur tes jambes, je ne saurai plus où me mettre !

— Mais je ne demande qu’à dormir dehors, moi aussi. Je n’ai utilisé la tente, hier, que par crainte de la pluie. Ce soir le temps est superbe, sans un nuage. Profitons-en !

— Occupe-toi du dîner, je vais couper de la bruyère pour nous faire un matelas. Avec une couverture pardessus, nous serons très bien ! »

Une bonne demi-heure plus tard, le « lit » était prêt et Dagobert allait s’y étendre tout de son long.

« Eh ! ce n’est pas pour toi, lui cria Claude. Va-t’en ! Tu vas tout aplatir ! »

Dagobert se releva à regret, grignota le gâteau qu’on lui tendait et retourna s’allonger sur le matelas de bruyères. Claude ne l’aperçut qu’un moment plus tard. Dans l’auréole de sa collerette gondolée, sa tête reposait tant bien que mal sur ses pattes allongées. Ses paupières étaient closes.

« Eh ! vieux farceur, cria-t-elle. Tu ne dors pas ! Ce n’est pas vrai ! Lève-toi ! »

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Dagobert obéit cette fois encore, mais, quand les fillettes revinrent de la source après avoir fait leur toilette, elles le retrouvèrent de nouveau à la même place.

« Je te dis que ce n’est pas ton lit, dut lui expliquer Claude pour la troisième fois en le repoussant. Tu as droit à cette belle plaque d’herbe verte, là, tu vois ! Laisse-nous tranquilles. » Et, pour éviter une quatrième occupation des lieux, elle s’allongea elle-même sur la bruyère qui s’affaissa légèrement sous son poids.

« Très agréable, annonça-t-elle. Dagobert a bon goût.

— J’apporte ma couverture pour nous couvrir cette nuit si nous avons froid, cria Annie. Installons-nous vite. Je vois déjà une étoile ! »

Il y en eut bientôt six ou sept, puis des centaines… C’était une nuit magnifique.

« Comme il faut qu’elles soient loin pour nous paraître si petites, murmura Annie, des millions de kilomètre nous séparent d’elles ! En y pensant je me sens microscopique. Pas toi, Claude ? »

Mais il n’y eut pas de réponse. Claude dormait déjà. Sa main retomba le long du matelas de bruyères et demeura immobile sur l’herbe. Dagobert s’en approcha doucement et lui donna un léger coup de langue. Puis il s’endormit, lui aussi.

La nuit se fit plus sombre. Les étoiles brillèrent d’un éclat plus vif. Un silence absolu régnait en ce lieu sauvage, à l’écart de toute route. On n’entendait même pas voleter un oiseau de nuit.

Annie ne sut pas pourquoi elle s’éveillait et demeura un instant étonnée, ne sachant plus où elle était, croyant encore rêver d’étoiles. Puis elle sentit qu’elle avait très soif. Elle se leva, se glissa sous la tente et chercha une timbale qu’elle ne trouva pas.

« Tant pis, se dit-elle, je boirai dans mes mains », et elle se dirigea vers la petite source. Dagobert se demanda s’il devait la suivre, mais il pensa que, si Claude s’éveillait, elle ne serait pas contente de voir qu’il l’avait abandonnée. Il se recoucha et se rendormit, une oreille dressée pour suivre les allées et venues d’Annie.

Celle-ci arriva sans peine à la source, guidée par le léger bruit que faisaient les gouttelettes en tombant sur les pierres. L’eau lui parut si délicieusement fraîche dans cette nuit chaude, qu’après en avoir bu, elle s’en passa sur le visage. Puis elle se redressa et repartit. Mais à peine avait-elle fait quelques pas qu’elle se demanda si elle était dans la bonne direction. Elle n’en savait plus rien.

« Je crois que oui », se dit-elle, et elle continua d’avancer, regardant tour à tour le sol où elle posait ses pieds et l’horizon où elle espérait voir se profiler la tache claire de la tente. Elle ne devait plus en être loin à présent.

Soudain, elle s’arrêta, effrayée. Devant elle une lumière venait de briller, puis de s’éteindre. Qu’est-ce que cela pouvait être ? Ah ! la voici qui reparaissait encore ! »

Son regard aiguisé par la peur permit enfin à Annie de comprendre qu’elle était partie dans la mauvaise direction. Ce qu’elle avait devant elle, ce n’était pas la tente, mais la chaumière en ruine. Et c’est de là que venait la lumière. Annie aurait bien voulu s’en approcher pour s’assurer qu’elle ne se trompait pas. Elle ne le put, ses pieds résistaient, comme collés à la terre. Puis elle entendit des bruits étouffés, voix basses et autre chose, un son mat semblable à celui que ferait un ballon de football rebondissant sur des marches… Qu’était-ce donc ?

Le souffle court, la gorge serrée, Annie n’eut plus alors qu’une idée : se mettre sous la protection de Claudine et de Dagobert. Aussi vite et aussi silencieusement qu’elle le put, elle revint sur ses pas jusqu’à la source, puis, plus vite encore, reprit sa course vers le camp et s’abattit sur le lit de bruyères où sa cousine continuait à dormir paisiblement.

« Claude ! Claude ! haleta-t-elle. Réveille-toi ! Il se passe des choses étranges. Il faut que tu viennes voir ! »