CHAPITRE X
 
De quoi s’agit-il ?

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QUATRE PAIRES de mains s’agrippèrent aux côtés de la dalle pour essayer de la soulever, mais elle était lourde et résista à tous les efforts. Enfin, François découvrit un angle qui n’adhérait pas au sol, et, glissant les doigts dessous, parvint à s’assurer une bonne prise. Michel vint à la rescousse et, lentement, la pierre se redressa.

C’était si passionnant que Claude et Annie regardaient la manœuvre, le souffle coupé. Seul Dagobert, très en voix, aboya de toutes ses forces jusqu’au moment où la dalle s’abattit avec un bruit terrible, qui le mit en fuite. Personne ne s’occupa du chien. Tous les regards étaient tournés vers l’emplacement qu’avait occupé la dalle, et tous les visages trahirent une égale déception. Il n’y avait rien. Même pas un trou. Un carré de terre noirâtre, tassée et sèche. Rien de plus.

Claude regarda François d’un air perplexe.

« C’est curieux, n’est-ce pas ? dit-elle. Pourquoi quelqu’un a-t-il soulevé cette pierre puisque rien n’était caché dessous ?

— Oui, pourquoi ? » répéta François, puis il ajouta : On n’y a rien trouvé, c’est évident, mais il n’est pas moins certain qu’on n’y a rien dissimulé non plus ! Pourtant je me refuse à croire que quelqu’un ait pu se donner la peine de soulever une aussi lourde pierre sans une raison valable.

— Il est probable que ce « on » cherchait quelque chose qui n’était pas là, émit Annie après réflexion. Il s’est trompé de pierre !

— Je crois qu’Annie a raison, s’écria Mick. Notre inconnu a soulevé le mauvais pavé ! Et il est probable que ce qui se trouve sous le bon pavé est très intéressant. Mais quel est le bon ? comment le deviner ? »

Les quatre enfants s’assirent, se regardant les uns les autres, faute de savoir quoi regarder d’autre. Toutes les dalles se ressemblaient, et il y en avait beaucoup. Dago, renonçant à comprendre pourquoi on restait dans l’étable alors qu’il faisait si beau dehors, s’assit aussi.

Après un temps de silence, François prit la parole : « Puisque, en trois jours, dit-il, ces mystérieux personnages sont venus au moins deux fois, c’est qu’ils éprouvent une certaine hâte à mettre la main sur ce qu’ils cherchent.

— Un trésor, caché sous une pierre ? demanda Claude.

— C’est peu probable, fit François en secouant la tête. Les gens qui vivaient dans cette chaumière ne devaient pas être riches !

— Oui, mais quelqu’un d’autre, remarqua Annie, a pu récemment cacher ici un trésor. Peut-être un objet volé…, qui sait ?

— Possible, concéda François, mais il faudrait admettre en ce cas que ceux qui font les recherches ne savent pas où se trouve ce qu’ils cherchent ! »

Michel éclata de rire.

« Comme ils ont dû être ennuyés quand ils ont vu Annie et Claude installées dans les lieux ! Et si encore elles avaient été endormies ! Mais non ! Réveillées comme des souris !

— Je me demande si nous ne ferions pas mieux de retourner ce soir aux Mouettes ? murmura Annie, inquiète. S’ils n’ont pas trouvé ce qu’ils cherchent, ils reviendront… Et de nuit, selon leur coutume !

— Qu’avons-nous à craindre ? riposta Michel. Dago est là ! Je n’ai aucune envie de partir, parce qu’il plaît à un quelconque individu de soulever les dalles de cette étable.

— Tout à fait d’accord ! s’exclama François. Et au besoin, nous en soulèverons, nous aussi. Je crois que ça va devenir passionnant. Quant à Annie, si elle préfère rentrer, nous ne la retiendrons pas !

— Oh ! je reste ! » s’écria Annie qui n’en avait aucune envie, mais qui, pour un empire, n’aurait pas consenti à repartir seule. Et, comme pour racheter ce moment de faiblesse, elle émit une nouvelle idée :

« Si nous allions voir, dit-elle, l’endroit où se tenaient les gens que nous avons aperçus cette nuit ? Il pleuvait des cordes, le sol devait être boueux, nous trouverons peut-être des empreintes.

— Excellente déduction », approuva Michel, et tous s’en furent dans la direction indiquée par Annie.

Par malchance une nouvelle déception les y attendait. Le sol, à cet endroit, était couvert. D’un épais tapis de bruyère, et il était impossible de savoir si quelqu’un avait jamais marché dessus.

Assez déçu, le petit groupe s’en revenait vers la chaumière, lorsque François s’arrêta en poussant un cri de joie. Juste sous la fenêtre, à l’endroit où le visiteur nocturne s’était arrêté pour regarder l’intérieur de la pièce à la lueur d’un éclair, il y avait deux empreintes de pieds profondément imprimées dans le sol. L’une d’elles était confuse, comme si le pied qui l’avait tracée avait pivoté sur lui-même au cours de sa station, l’autre était très nette.

Michel prit une feuille de papier, et nota la dimension de la chaussure et tous les détails de la semelle : une semelle crêpe, ornée de dessins en V, très reconnaissables, avec une éraflure bien visible au talon.

« Tu es un vrai détective », lui dit Annie pleine d’admiration.

« Oh ! n’importe qui pourrait en faire autant. La difficulté n’est pas de relever l’empreinte, mais de retrouver le propriétaire de la semelle !

— Savez-vous qu’il est déjà huit heures et demie ? interrompit Claude. Je n’aurais jamais cru que le temps passerait si vite ! Il devient urgent de s’occuper du dîner et du coucher, si nous voulons dormir ce soir.

— Où coucherons-nous ? questionna François. Dedans ou dehors ?

— Dedans, répondit précipitamment Michel. Il est indispensable de compliquer au maximum les investigations des rôdeurs nocturnes.

— Très juste, admit François. Au lieu de deux intrus, ils en trouveront quatre, cette nuit. Sans compter le chien. Voilà qui risque de les ennuyer !

— Je vous signale que le pavé de la maison n’est pas moelleux, fit remarquer Annie. Il faudrait nous confectionner des matelas. »

Le dîner fut rapidement expédié, car personne n’avait très faim. La cueillette et le transport de la bruyère demandèrent plus de temps.

« Il en faut des masses pour avoir un lit confortable, remarqua Michel, essayant le sien. J’ai l’impression que mes os passent à travers les branches pour aller se cogner au dallage.

— Nous mettrons la couverture sur le matelas, dit François. Nous n’en avons pas besoin pour nous couvrir. Il fait si chaud ! »

Deux grands lits furent enfin prêts. Ils avaient été installés dans la pièce principale, François estimant préférable de ne pas laisser les filles seules, en cas de danger.

Garçons d’un côté, filles de l’autre, chacun s’empressa de se coucher et de s’endormir. Seul, François veilla. L’énigme de la dalle levée l’inquiétait. Pourquoi était-ce celle-là qui avait été déplacée et non une autre ? L’inconnu avait-il un plan pour se guider ? Le plan était-il mal fait ou bien l’homme n’avait-il pas su le lire ?

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La cueillette et le transport de la bruyère
demandèrent plus de temps.

Le sommeil vainquit François avant qu’il ait trouvé de réponse à cette troublante question.

Dago dormait déjà, heureux de sentir les quatre enfants sous sa garde. Une de ses oreilles restait à l’écoute, comme toujours. Ce fut à peine si cette oreille bougea lorsqu’une souris trottina à travers la pièce, et qu’un scarabée tomba du rebord de la fenêtre sur le sol.

Cependant, cette oreille se dressa soudain et l’autre l’imita tout aussitôt. Un bruit étrange, provenant du dehors, pénétrait dans la pièce, et c’était un bruit bien difficile à identifier.

Dago savait qu’il ne devait pas aboyer en entendant ululer une chouette, mais ce gémissement qui s’élevait et retombait tour à tour n’était pas un cri d’oiseau.

Complètement réveillé et très perplexe, le chien écoutait. Que devait-il faire ? Le cas était embarrassant. Il passa sa patte sur le bras de Claude, qui pendait le long du matelas. Elle saurait sans doute ce que signifiait ce bruit.

« Assez, Dago, laisse-moi ! » murmura Claude dans un demi-sommeil.

Mais Dago n’obéit pas. Sa patte se posa, insistante, sur l’épaule de la dormeuse qui s’éveilla. Quel était ce bruit ? On aurait dit un gémissement succédant à un vagissement… Cela commençait bas, s’élevait, puis retombait et mourait dans le silence, pour recommencer de nouveau quelques secondes plus tard. Un appel funèbre qui n’en finissait pas.

« François ! Mick ! souffla Claude, le cœur battant. Réveillez-vous ! Il se passe quelque chose ! »

Les garçons se redressèrent aussitôt. Annie aussi.

Le bruit frappa leurs oreilles et ils s’entre-regardèrent angoissés. François lui-même sentit comme un picotement à la racine de ses cheveux. Il se leva d’un bond et courut à la fenêtre.

« Vite, venez voir ! » lança-t-il aussitôt.

Tous se précipitèrent à sa suite, tandis que Dago, persuadé maintenant que cette mélopée insolite était digne d’intérêt, aboyait aussi fort qu’il le pouvait.

Le spectacle que les enfants découvrirent par la fenêtre disjointe était aussi inexplicable que les bruits qui l’accompagnaient. Des lumières bleues et vertes brillaient ça et là dans la campagne, tantôt faibles, tantôt éclatantes. Une étrange lueur blanche traversait lentement l’espace, et Annie se cramponna au bras de sa cousine.

« Ça ne viendra pas jusqu’ici ? demanda-t-elle d’une voix haletante. Ça ne viendra pas, dis ? J’ai peur… que se passe-t-il, François ? »

Mais François était aussi embarrassé que ses cadets.

« Je ne comprends pas, dit-il d’un ton bref. Attendez-moi ici. Je sors avec Dago. Je veux aller voir de plus près. » Et, avant que personne ait pu l’arrêter, il était dehors, Dagobert sur ses talons.

« Oh ! François ! reviens ! » cria Annie, entendant ses pas s’éloigner. Mais ses appels restèrent sans réponse. Elle demeura, tremblante, devant la fenêtre, serrée entre Michel et Claude, guère plus rassurés qu’elle. Tous trois regardaient et écoutaient intensément lorsque, soudain, les gémissements cessèrent et les lumières pâlirent. Puis on entendit les pas de François se rapprochant dans l’obscurité.

« François ? qu’est-ce que c’était ? demanda Michel, dès que son frère eut franchi le seuil.

— Je n’en sais rien, répondit l’aîné. Je n’en sais vraiment rien. »