CHAPITRE XIII
Nuit de guet dans la chaumière
IL COMMENÇAIT à faire nuit. Sous la touffe d’ajoncs il faisait même complètement nuit. Le Club, au complet, était parvenu à se faufiler dans ce refuge et à y dîner avec un minimum de gestes. Le repas fut gai, coupé de rires étouffés, et entremêlé de petits cris chaque fois qu’un bras ou un cou non protégés affleurait une branche couverte de piquants. François avait préparé, pour Michel et pour lui, un en-cas composé de sandwiches, biscuits secs et chocolat. Il comptait bien l’utiliser si l’attente devait se prolonger. « Vous serez prudents ! répétait Annie à tout moment.
– Oh ! Annie ! supplia Michel, tais-toi ! C’est la dix-huitième fois que tu nous fais la même recommandation. Ne t’inquiète pas pour François et moi. Nous passerons une excellente soirée. Si quelqu’un court le moindre danger, ce sera toi et Claude, pas nous.
— Comment cela ? questionna Annie, surprise.
— Eh bien…, il vous faudra vous méfier de ce gros scarabée que j’aperçois là dans le coin, et veiller à ce qu’aucun porc-épic ne vienne se frotter à vos jambes. Et aussi prendre garde aux serpents qui pourraient être tentés de se faufiler au chaud dans ce petit nid !
— Oh ! Mick, par pitié ! ne dis pas de sottises, s’écria Annie menaçant son frère de son poing fermé. Tais-toi ! ou plutôt, non ! Dis-moi à quelle heure vous serez de retour ?
— À la minute précise où tu nous entendras revenir », fit Michel toujours riant.
Annie allait se fâcher tout de bon quand François intervint.
« Je crois qu’il est temps de se mettre en route, Mick, dit-il.
— Je suis prêt, affirma Michel, mais il reste une manœuvre difficile à effectuer : nous extraire de ce guêpier. »
Michel se propulsa à reculons vers la sortie, s’efforçant de ne frôler les branches que dans la mesure où il était impossible de les éviter. Cela ne l’empêcha pas de se piquer un peu partout et, dépité, il affirma que les ajoncs faisaient exprès de se mettre sur son passage pour l’égratigner.
Quand les garçons furent sortis, Annie et Claude restées seules se sentirent assez désemparées. Elles n’entendaient plus rien, même pas le bruit des pas de ceux qui s’éloignaient, tant ils marchaient silencieusement sur la bruyère.
« Oh ! j’espère qu’ils seront…, commença Annie.
— Assez ! cria sa cousine. Si tu dis ça encore une fois, je te donne une gifle…, je te le promets !
— Mais ce n’est pas « ça » que j’allais dire ! gémit Annie. J’espère qu’ils seront assez débrouillards pour découvrir le fin fond de l’affaire cette nuit, et que nous pourrons retourner dès demain aux Mouettes.
— Ah ! bien ! fit Claude en riant. Si c’est cela que tu voulais dire, je suis d’accord. Puisque Dagobert n’a plus de collerette, nous n’avons aucune raison de rester ici. J’ai envie de prendre des bains de mer, de faire de la périssoire et de longues promenades, et…
— … Et de goûter à la cuisine de Maria », ajouta Annie avec un soupir d’envie.
Pendant quelque temps, les deux cousines parlèrent des joies qui les attendaient à Kernach, dès qu’elles pourraient quitter la lande, puis Annie bâilla.
« Que nous restions réveillées, dit-elle, n’apportera aucune aide aux garçons. Si nous dormions ? »
Elles se serrèrent l’une contre l’autre sous la couverture, au fond du trou. Dago ne trouva la place de se coucher que sur leurs jambes, mais personne ne le chassa. C’était si réconfortant de le sentir là !
« Je voudrais bien savoir ce que font Mick et François », murmura encore Annie d’une voix ensommeillée. Puis le calme absolu régna sur et sous les ajoncs de la lande.
Les garçons cependant, à ce même moment, ne s’amusaient guère. Arrivés à la chaumière sans faire le moindre bruit, et sans utiliser leurs lampes de poche pour n’alerter personne, ils avaient d’un commun accord décidé de s’installer dans ce qui avait été les chambres du premier étage.
« Le toit ne nous gênera pas pour surveiller les environs, avait dit François. Et les murs guère davantage. De plus, il n’y a dans ces chambres que du parquet pourri et pas la moindre dalle de pierre à soulever. Il est peu probable que nos visiteurs auront besoin de monter.
L’exécution de ce projet s’était faite sans la moindre difficulté. Il n’y avait pas de lune, mais le ciel dégagé brillait d’étoiles et, avec un peu d’entraînement, on y voyait assez clair pour se diriger.
La chaumière était silencieuse, comme morte. Les deux frères se retrouvèrent bientôt en haut de l’escalier de pierre, et si leur cœur battait un peu fort, ils voulaient croire que ce n’était qu’à force de retenir leur souffle pour ne pas faire de bruit.
« Tu ne l’entends pas ? souffla Mick dans l’oreille de son aîné.
— Qui ?
— Mon cœur !
— Non ! fit François en riant d’un rire silencieux, mais le mien bat tout autant ! Est-ce bête ! Il n’y a pas à avoir peur ! Nous serons parfaitement bien ici. Nous sommes arrivés les premiers, c’est une chance ! Profitons-en pour nous installer.
— Comment ?
— En vérifiant s’il est des obstacles imprévus qui pourraient nous faire trébucher au mauvais moment. »
Les deux garçons écartèrent soigneusement quelques débris de poutres pourries, mais renoncèrent à écarter des branches de rosier grimpant, qui s’enchevêtraient un peu partout. Il aurait fallu des heures pour les déblayer.
« Impossible ! décida François. Tant pis ! Laissons-les. »
Il s’était piqué les doigts en y touchant, et suça ses écorchures, tout en s’installant sur un pan de mur. De là, il découvrait tout le terrain s’étendant au pied de la chaumière, avec les arbres où avait eu lieu le feu d’artifice. Assis auprès de lui, Mick surveillait l’autre côté.
Un vent léger et tiède soufflait, agitant les branches de rosier. L’une d’elles frottait contre les pierres avec un petit grincement agaçant. C’était le seul bruit qu’on entendait. Et les minutes passèrent, longues. De plus en plus longues.
« Je croyais que ce serait amusant ! chuchota Mick en étouffant un bâillement. Quelle erreur ! »
François lui imposa silence, et l’attente reprit, morne et lassante.
Elle durait depuis plus de trois quarts d’heure, lorsque la main de François se posa sur l’épaule de son frère.
« Les voilà ! » murmurait-il en même temps.
Michel tourna la tête et aperçut au loin une lumière qui se déplaçait, minuscule comme une tête d’épingle. Puis, derrière celle-là, en apparut une autre, et une autre encore.
« Une vraie procession ! » souffla Mick.
La procession se rapprochait lentement et sans le moindre bruit. Au bout d’un temps qui leur parut extrêmement long, les garçons distinguèrent trois silhouettes sombres portant trois lampes électriques. Les lampes s’éteignirent, puis les silhouettes disparurent à l’intérieur de la chaumière.
« Ils viennent s’assurer de notre départ, murmura François. J’espère qu’ils ne penseront pas à monter jusqu’ici !
— Ce n’est pas certain ! Il serait bon de nous cacher. » Les vestiges de la cheminée profilaient une zone d’ombre contre les ruines du mur. Les deux frères s’y glissèrent sans bruit et attendirent, immobiles comme des statues.
Michel, le premier, entendit un pas gravissant avec précaution les marches de pierre.
« On vient ! » souffla-t-il et, plus bas encore, il ajouta : « Si j’étais le rosier, je l’accrocherais au passage !
— Chut… », fit François.
Le pas retentissait de plus en plus proche. Le rayon d’une lampe balaya le plancher. Puis un juron étouffé retentit.
« Ça, c’est le rosier ! pensa Mick. Un bon point pour lui ! »
La lumière se promena quelque temps d’une pièce dans l’autre. Puis la voix de celui qui était monté cria allègrement : « Personne ici, non plus ! Ils sont partis ! »
Son pas lourd, maintenant qu’il ne cherchait plus à le dissimuler, redescendit l’escalier, et un énorme soupir s’échappa de la poitrine des deux frères. Le danger était passé… Pour l’instant du moins !
En bas, les visiteurs ne se gênaient plus. Ils allumaient des lanternes et parlaient tout haut.
« Par où commençons-nous, Nado ? C’est toi qui as le plan.
— Oui ! répondit une femme. Mais je ne sais vraiment pas à quoi il peut servir ! Paul est un si mauvais dessinateur ! »
C’était la voix de la pseudo-fermière qui avait rendu visite aux enfants ce jour-là.
Une autre voix, celle d’un homme avec un fort accent étranger, lui répondit :
« L’important, ce n’est pas le plan ! C’est de trouver la pierre. Nous connaissons ses dimensions, cela devrait suffire !
— Ouais ! fit la femme. Mais moi, je préférerais savoir où elle se trouve ! Nous ne sommes même pas certains que ce soit ici !
— En tout cas, elle n’est pas dans le camp romain, coupa le premier homme. Il n’y a pas une seule dalle qui ait les dimensions indiquées. »
Michel donna un léger coup de coude à son frère. Les visiteurs dont Guy s’était plaint, ce devait être ceux-là ! Mais que cherchaient-ils donc derrière une dalle de pierre, aux dimensions si bien définies ?
La réponse à cette question informulée ne devait pas tarder à venir.
La voix de l’étranger reprenait :
« Même s’il faut soulever une à une toutes les dalles des environs, je ne renoncerai pas ! Et vous m’aiderez !
— Vous savez bien que si nous ne retrouvons pas le souterrain et les papiers qui y sont cachés, nous finirons nos jours en mendiant dans les rues.
— Ou en prison ! coupa la voix de l’autre homme.
— Non ! pas en prison ! C’est Paul qui a volé les documents. Pas nous !
— Ne pourriez-vous obtenir de lui qu’il nous refasse un plan plus précis que celui-ci ? questionna la femme d’un ton pleurard. Je ne peux même pas lire ce qui est écrit.
— Je vous ai dit vingt fois que c’était impossible, Nado ! Paul a quasiment perdu la tête depuis son évasion. Il faut nous tirer d’affaire avec les renseignements qu’il nous a donnés et ne rien lui demander de plus. »
Il y eut un silence, puis la voix de Nado s’éleva de nouveau :
« Et ce mot-là, dit-elle, qu’est-ce que c’est ? Je ne peux pas le lire : edu… ? eclu… ?
— Montrez ! »
Les deux garçons échangèrent un regard. Comme ils auraient voulu tenir ce plan en main ! déchiffrer ce mot !
Un éclat de rire bruyant les fit sursauter.
« Imbécile ! disait l’homme à l’accent étranger. La lettre du milieu n’est ni d ni cl, c’est un a. Un a et cela fait eau ! Où y a-t-il de l’eau ici ? Dans la cuisine ? Un puits couvert par une dalle, je parie ! Là, regardez sous l’évier : la voilà, la dalle ! Elle a juste la dimension voulue ! »
Les doigts de Michel se serrèrent sur le poignet de François.
« Ils ont trouvé avant nous ! » souffla-t-il entre ses lèvres crispées.