CHAPITRE III
 
La chaumière en ruines

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LES deux fillettes et Dagobert quittèrent l’ombre du sapin sous lequel elles avaient dormi, et s’avancèrent dans la lande brûlée de soleil, en direction de la source. On ne voyait personne… « Où est ta chaumière en ruine ? demanda Annie.

– Juste de l’autre côté ! Viens voir. »

De la source, un bouquet de chênes rabougris cachait à la vue l’ancienne petite ferme, mais il suffisait de faire quelques pas pour la découvrir : amas de pierraille envahi de verdure, où se découvraient ça et là le trou noir d’une porte ou d’une fenêtre.

« Si nous allions la visiter ? proposa Annie. Elle a l’air vieille comme le monde !

— Allons-y, acquiesça Claudine, je n’y suis pas encore entrée. Mais il suffit d’y jeter un coup d’œil pour voir qu’elle n’est pas habitable. »

Claudine ne se trompait pas. L’entrée n’était plus qu’une arche de pierre béante, d’où la porte de bois avait disparu. À l’intérieur, le sol, autrefois dallé de petits pavés blancs, était maintenant verdoyant. La végétation s’était insinuée dans toutes les fentes et avait peu à peu disloqué et même soulevé le pavage. En deux ou trois endroits, des pans de murs s’étaient fissurés, découvrant des lambeaux de ciel à travers les branches touffues des rosiers. Une des deux fenêtres était encore solide malgré ses carreaux cassés, l’autre, complètement pourrie, s’était effondrée. Dans un angle un petit escalier de pierre, tournant sur lui-même, conduisait à l’étage.

« Il y a des chambres en haut, constata Annie. Et ici, cette autre pièce devait être la cuisine : il y a un vieil évier et une pompe.

— Rien de bien intéressant, résuma Claude. Inutile de monter voir les chambres du haut, ce ne sont même plus des chambres, puisqu’il n’y a pas de toit… Oh ! tiens ! As-tu vu cette porte ? Elle tient encore debout, celle-là ! »

Claude tenta d’ouvrir le battant qui résista à une première pression, mais, à la seconde, s’arrachant de ses gonds, il s’abattit au sol d’un seul coup avec un bruit terrible. Au-delà apparut une petite cour herbeuse.

La fillette eut un sursaut de surprise.

« Vrai ! s’écria-t-elle. Je ne pensais pas que ça s’écroulerait si facilement ! Et Dago non plus. Il a eu peur. Regarde comme il se sauve ! »

Annie était déjà entrée dans la cour, que clôturaient d’autres bâtiments, en aussi mauvais état que la maison d’habitation.

« Ceci a été un poulailler, énumérait-elle, et ceci l’étable à cochons. Ici, il y avait une mare pour les canards. Elle est complètement asséchée.

Tiens ! l’écurie est mieux conservée que le reste. Le sol est en bon état, et les mangeoires pas tout à fait rouillées. Oh ! ce vieux, vieux harnais pendu à ce clou ! Comment tient-il encore ? »

Claudine fit la moue.

« Toi qui n’aimes pas les ruines, dit-elle à sa cousine, pourquoi t’intéresses-tu à celles-ci ? Elles n’ont rien de passionnant.

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— Non ! mais elles ne me font pas peur. Dans les autres, il me semble toujours qu’il s’est passé des choses affreuses. Ici, j’ai l’impression que les gens vivaient heureux, sans histoire… On ne serait même pas étonné d’entendre encore les poules caqueter et les canards… »

« Coin ! Coin ! Coin ! Cot-cot-cot-codett ! »

Annie ravala brusquement sa salive avec la fin de sa phrase, et regarda sa cousine. Mais ce n’était pas Claude qui s’amusait à lui faire une farce. Tout ahurie et un peu pâle, elle regardait autour d’elle, essayant vainement d’apercevoir les canards qui avaient cancané et les poules qui venaient de caqueter.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda Claude. Tu as entendu ? »

Puis elle éclata de rire. « Ta description était si éloquente, dit-elle, que j’ai cru entendre les poules et les canards. Si tu avais parlé d’ânes, je les aurais entendus braire… »

« Hi-han ! Hi-han ! »

Il n’y avait pas à s’y tromper cette fois. Le braiment d’un âne venait de trouer le silence. Les deux cousines se regardèrent effrayées, puis cherchèrent des yeux Dagobert. Il avait disparu.

« Coin ! Coin ! Coin ! »

Les canards, de nouveau, se faisaient entendre.

« C’est trop stupide ! se récria Claude. Il doit y avoir près d’ici une ferme habitée que nous n’avons pas vue. Dago ! Viens, on va chercher la ferme ! Dago ! où es-tu ? Dago ! »

Dagobert ne répondit pas, et Claudine siffla pour l’appeler. Son appel retentit, aigu et un peu tremblant. Puis un autre sifflement, tout pareil, lui revint en écho.

« Dago ! » hurla Claude aussi mal à l’aise qu’on peut l’être parfois dans un cauchemar.

Dagobert parut enfin. Il avançait la tête basse et l’échine creuse, comme tout chien qui ne se sent pas la conscience pure. Sa queue se balançait en signe de repentir, et, sur cette queue, les fillettes aperçurent un ornement insolite : un beau, un très joli nœud de ruban bleu.

« Dago ! s’écria Claude de plus en plus perplexe. D’où viens-tu ? Que signifie ce ruban ? Qui est ici ? »

Mais les deux fillettes eurent beau fouiller les environs, la maisonnette en ruine et ses communs, elles n’aperçurent aucun être vivant, ni homme ni bête.

« Pourtant, il y a quelqu’un ! s’écria Claudine exaspérée, ce n’est pas Dago lui-même qui s’est noué ce ruban sur la queue…

— Peut-être un passant ? suggéra Annie.

— Non ! Dago ne laisse pas des inconnus l’approcher, et encore moins le décorer aussi stupidement ! Je ne comprends rien à ce qui nous arrive, ni à ce qui lui arrive ! Et il n’y a rien à comprendre ici. Allons-nous-en ! »

Claude et Annie regagnèrent leur camp. La première était d’une humeur massacrante, la seconde assez effrayée. Dagobert se coucha à leurs pieds dès qu’elles furent assises, puis, quelques minutes plus tard, il se releva. D’une démarche assurée il se dirigea droit vers un épais buisson d’aubépine et tenta de se glisser dessous.

« Où va-t-il encore ? grogna Claude. C’est à croire qu’il devient fou ! Dago ! tu ne peux passer là-dessous avec ta collerette, voyons ! Dago ! viens ici ! »

Dago recula à regret, arrachant au buisson sa fraise de carton déjà cabossée. Derrière lui apparut un tout petit fox borgne, au poil noir et blanc. Son œil valide était remarquablement brillant et vif, sa queue étonnamment longue et fine, et la bête tout entière, depuis l’extrémité noire de son museau jusqu’à la fine pointe de sa queue, était agitée d’un frétillement joyeux.

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« Eh bien, s’écria Claude ahurie, en voilà une drôle de bête ! Que fait-elle ici ? Et comment Dago la supporte-t-il ? On dirait qu’ils se connaissent !

— Ouah ! » répondit Dago, conduisant le fox à sa maîtresse. Puis il entreprit de déterrer l’os mystérieusement découvert quelques heures plus tôt pour l’offrir à son nouvel ami.

Claudine n’y comprenait rien. « On m’a changé Dago ! s’écria-t-elle. Encore un peu et il nous ramènera un chat !

— Miaou ! Miaou ! »

Les deux fillettes sautèrent sur leurs pieds. Les deux chiens redressèrent la tête, le poil hérissé.

« De plus en plus fort ! » murmura Annie, partagée entre la peur et l’envie de rire.

Mais Claude ne riait pas. Elle observait les chiens qui se précipitaient vers le buisson, et s’élança à leur suite.

« Ici, Dago ! criait-elle. Ici ! et toi, petit chien, n’avance pas. Annie, viens le tenir pendant que je cherche le chat. N’aie pas peur, il ne te mordra pas. Il est très civilisé. »

Le fox l’était en effet. Il regardait Annie, avec son bon œil brillant de joie, et ne cessait d’agiter la queue. Claude se glissa sous le buisson.

Tout d’abord, elle ne vit rien, tant le feuillage était touffu et l’ombre épaisse après le grand soleil. Puis elle aperçut quelque chose et, si elle n’avait été aussi brave, elle aurait crié de frayeur.

Ce quelque chose n’était pas un chat, mais un visage grimaçant. Un visage aux yeux brillants, sur lesquels retombaient des mèches blondes en broussaille, et dont les lèvres s’ouvraient sur deux rangées de dents très blanches.

« Miaou ! Miaou ! » répétait la bouche.

Claude recula plus vite qu’elle ne s’était avancée.

« Qu’est-ce que c’est ? » lui demanda Annie. Mais Claude dut attendre, pour pouvoir lui répondre, que son cœur batte moins vite.

« Quelqu’un se cache là. Un idiot de garçon…, c’est lui qui miaule.

— Miaou ! Mia-a-ou !

— Sortez de là ! lui cria Annie, et montrez-vous si vous avez un grain de bon sens ! »

Il y eut un bruit de branches cassées, puis une tête parut, et un jeune garçon s’extirpa à quatre pattes de sous les broussailles. Quand il se redressa, on put voir qu’il était solidement bâti, âgé de douze ou treize ans, et nanti d’un visage sympathique, l’air effronté et rieur.

En l’apercevant, Dagobert s’élança vers lui et lui lécha affectueusement les mains. Claude le regardait faire avec ahurissement.

« Comment se fait-il que mon chien vous connaisse ? demanda-t-elle enfin.

— Il est venu me trouver dans mon propre camp, hier soir. Je lui ai donné un os, et il a fait connaissance avec mon chien, Radar. Tout à l’heure, il est revenu, je lui ai donné un autre os, nous sommes maintenant de bons amis.

— Je comprends, fit Claude sèchement. Mais je n’aime pas que mon chien accepte la nourriture offerte par les inconnus…

— Vous avez parfaitement raison, dit le garçon. Mais j’ai cru préférable de lui donner cet os à croquer plutôt que d’être croqué moi-même par lui ! N’empêche, c’est un bon chien. C’est sa collerette qui le rend susceptible…, et Radar a tellement ri en le voyant arriver ! »

Claude fronça les sourcils.

« Il a une plaie à l’oreille, expliqua-t-elle et je suis justement venue camper ici pour que personne ne se moque de lui. Je pense que c’est vous, l’idiot, qui lui avez attaché un ruban à la queue !

— Oui, c’est moi. J’aime la plaisanterie autant que vous paraissez aimer les reproches et les regards furibonds. Votre Dago ne s’est pas fâché, lui ! Il a joué avec Radar. Mais moi, j’ai voulu savoir à qui il appartenait. Je n’aime pas que des inconnus viennent rôder autour de mon camp, et sur ce point – au moins – nous sommes d’accord.

— Alors, c’est vous aussi qui avez fait le canard, l’âne et la poule ? Joli talent que vous avez là ! »

Malgré sa mauvaise humeur, Claude se sentait attirée vers ce garçon farfelu, au large sourire amical.

« Que faites-vous ici ? demanda-t-elle. Vous campez ? vous excursionnez ? vous herborisez ?

— Non ! je fais des fouilles. Mon père est archéologue, et je tiens de lui la passion des vieilles pierres. Un camp romain occupait autrefois ce terrain. Papa en a retrouvé l’emplacement, et je creuse pour le plaisir de trouver n’importe quoi : poteries, armes ou vieux murs. Tenez ! j’ai découvert ceci hier. Regardez. »

En même temps il exhibait de sa poche une vieille pièce de monnaie toute usée et bossuée.

« Ce profil est celui de Marc-Antoine, dit-il. Vous voyez que le camp est très ancien.

— Oh ! nous viendrons le visiter, s’écria Annie.

— Non, ne venez pas ! J’ai horreur d’être dérangé quand je travaille. Ne vous montrez pas, et je ne vous ennuierai plus. Promis ?

— Promis, répéta Claudine très compréhensive. Mais vous nous promettez aussi de ne plus jouer de tours, ni à nous ni à Dago ?

— Non ! je vous dis que vous ne me verrez plus. Je sais maintenant à qui appartient le chien, c’est tout ce que je voulais. Adieu ! »

Et, sifflant Radar, le jeune garçon s’en fut en courant à travers la lande.

Claude se tourna vers Annie : « Drôle de garçon, dit-elle. C’est presque dommage de ne plus le voir, n’est-ce pas ? »

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