CHAPITRE II
Deux campeuses
MADAME DORSEL eut tôt fait de conter à Annie l’histoire de la collerette de Dagobert, cause de tant de tracas.
Annie ne put retenir un petit sourire. « Oh ! cette pauvre Claude, je la vois d’ici ! Folle de son chien comme elle l’est, elle a dû souffrir cent fois plus que si sa propre oreille s’était fendue. Est-ce que je peux aller la rejoindre tout de suite, tante Cécile ?
— Claudine m’a chargée de te dire qu’elle t’attendrait à midi, à l’entrée du chemin conduisant chez les Le Meur. Tu sais où c’est ?
— Oh ! oui ! J’y serai ! Il fait un soleil superbe, un temps idéal pour le camping. Pour ma part, je suis ravie que Claude ait eu cette idée !
— Eh bien, tant mieux ! Vous resterez autant que vous voudrez. Je regrette seulement que tes frères ne soient pas avec vous. As-tu de leurs nouvelles ? »
François et Michel, les frères aînés d’Annie, étaient partis avec des camarades de lycée, faire une randonnée en Espagne.
« Ils vont très bien, répondit Annie, et paraissent enchantés de leur voyage, mais ils ne parlent pas de retour. Peut-être ne viendront-ils même pas à Kernach cet été.
— Claude sera bien désolée de l’apprendre », fit tante Cécile, qui aimait beaucoup ses jeunes neveux et appréciait leur bonne influence sur sa fille. « Elle comptait tant sur leur venue prochaine !
— Il faudra que Claude se contente de moi, murmura Annie, et moi, sans eux, ce n’est pas grand-chose. Je me sens bien peu entreprenante quand ils ne sont pas là. Je n’ai jamais été très brave, moi, tante Cécile ! Vous le savez ! »
Annie pouvait bien dire qu’elle n’était pas très brave… Elle était si contente d’aller camper avec sa cousine, et si loin de se douter que la plus petite aventure pouvait les atteindre dans cette paisible solitude, qu’elle partit joyeusement, un sac bourré de provisions sur le dos.
À midi, elle arriva au lieu du rendez-vous et s’étonna de n’y voir personne. Partout alentour s’étendait la lande couverte d’ajoncs et de bruyères, avec, ça et là, de rares bouquets de chênes tordus par le vent et des plaques rocheuses où brillait le soleil. Un vrai paysage de Bretagne, âpre et sauvage.
Ce n’était pas le genre de campagne qu’Annie préférait, mais elle savait que Claude devait s’y plaire et pensa seulement qu’elle n’aurait pu choisir une meilleure retraite pour dissimuler aux yeux du monde son chien à collerette.
« Pourvu, se dit-elle en posant son sac à terre et s’asseyant dessus, que Claude n’ait pas changé d’avis, ou oublié sa promesse de venir me chercher. Je n’ai pas envie de battre le terrain pour trouver sa tente. Telle que je la connais, elle a dû bien la cacher ! »
Quelques minutes passèrent sans que rien ne bougeât sur la lande, sinon quelques branches d’ajoncs agitées par le vent.
Impatientée, Annie se releva.
« Peut-être Claude a-t-elle laissé une commission pour moi chez les Le Meur, se dit-elle. Je vais aller voir. »
La maison du vieux pêcheur se dressait toute proche, au bout du sentier bordé d’un muret de pierres sèches. Annie s’y engagea.
Elle ne trouva que la vieille Bretonne, occupée à dépouiller un lapin.
« Mlle Claude est venue hier soir, dit-elle en réponse aux questions d’Annie. Je lui ai proposé de camper près de la maison, mais en vain. Je crois qu’elle est partie planter sa tente là-bas, près de la source. Elle n’a pas voulu que mon mari l’accompagne, et je ne l’ai pas revue ce matin. Elle avait un air mystérieux, vous savez, comme si elle cachait quelque chose.
— Oui ! fit Annie en riant. Son chien !
— Ah ! c’est donc cela. Elle l’avait laissé derrière la porte, et il aboyait sans arrêt. Qu’a-t-elle donc, la pauvre bête ? »
La mère Le Meur rit beaucoup en apprenant l’histoire de Dago.
« Soyez sûre, affirma-t-elle, que je n’en dirai rien à personne, et que je me garderai bien d’aller vous rendre visite, comme j’avais pensé le faire… Je préviendrai mon mari. Vous ne serez pas dérangées, allez ! »
Annie remercia la Bretonne de sa compréhensive indulgence et retourna au bord de la route attendre Claude. Celle-ci ne se montrait nulle part.
« Si sa montre s’est arrêtée, se dit Annie, elle est capable de n’arriver que dans deux ou trois heures. Vais-je commencer à déjeuner sans l’attendre ? »
Un appel la fit soudain sursauter.
« Pst ! »
Claude venait de se montrer, surgissant d’un buisson, à dix mètres du chemin. À son côté, bondissait Dago, sa collerette blanche plus surprenante que jamais dans le grand soleil.
« Comment, tu étais là ? s’écria Annie. Et tu te cachais ! Pourquoi ? Bonjour, mon vieux Dago. Comment va ta pauvre oreille ? »
Claude fut ravie de voir que sa cousine s’inquiétait de l’oreille de Dago sans rire de son accoutrement.
« J’avais peur que tu ne sois pas seule, dit-elle. Maman n’a pas changé d’avis ? Elle ne demande pas que je rentre ?
— Absolument pas, elle trouve seulement que tu aurais bien pu m’attendre pour partir.
— Je craignais que tu n’aies pas envie de venir, mais puisque tu es là, tout va bien. Viens voir mon camp. Je suis magnifiquement installée près d’une petite source. Dago pourra boire autant qu’il voudra… et nous aussi. As-tu apporté des provisions ?
— Tante Cécile m’en a donné des masses. Et elle dit que si nous en voulons d’autres, nous n’avons qu’à retourner en chercher. »
Un flot de joie envahit Claudine. « Au fond, j’ai eu une excellente idée ! s’écria-t-elle. Il fait beau. Nous allons bien nous amuser, et l’oreille de Dagobert sera guérie avant que nous ayons envie de rentrer à la maison. Viens ! il n’y a pas une minute à perdre ! »
Les deux cousines s’éloignèrent, le chien sur leurs talons. S’il les quittait parfois pour pousser une pointe rapide vers un terrier de lapin, ses disparitions ne duraient pas. Et il revenait aussitôt reprendre fidèlement sa place, comme s’il se savait responsable de la sécurité des promeneuses.
« Quand arrivent François et Mick ? demanda soudain Claudine. J’espère que Dago sera guéri avant leur retour et que nous pourrons être aux Mouettes pour les accueillir…
— Ne compte pas trop sur eux cet été, coupa Annie. Je ne sais pas s’ils viendront.
— Comment ? ils pourraient ne pas venir ? Mais ils viennent tous les étés ! Ils ne vont pas nous abandonner, non ? Que deviendrons-nous sans eux ?
— Il faut te faire une raison, ma pauvre Claude. Ils sont en Espagne et ravis d’y être. Dans toutes leurs lettres, ils délirent d’enthousiasme et ne parlent jamais de revenir.
— Oh ! » fit Claude désespérée. Et ce fut tout ce qu’elle put dire.
« Ne prends pas cet air malheureux. Nous arriverons bien à nous amuser sans eux. »
Claudine ne prenait pas un air malheureux. Elle était vraiment malheureuse. Ces vacances dont elle se réjouissait si fort lui apparaissaient soudain comme d’interminables semaines où tout ne serait qu’ennui et monotonie.
« Sans eux, il ne nous arrivera pas la moindre aventure, gémit-elle d’une toute petite voix.
— Ce n’est pas moi qui m’en plaindrai, riposta sa cousine. Tu ne trouves pas qu’il serait agréable, pour une fois, de passer des vacances paisibles, en nous amusant tout simplement, sans courir aucune aventure ni aucun danger ?
— Non ! fit Claudine avec conviction. Quand tes frères ne sont pas là, nous ne sommes plus rien…, il n’y a plus de Club des Cinq…
— Ouah ! » approuva tristement Dagobert en s’asseyant sur son postérieur. Puis il leva la patte pour se gratter l’oreille et se heurta au col de carton. « Ouah ! » répéta-t-il avec un rien de colère dans la voix, mais, juste à ce moment, la brise lui apporta une odeur de lapin, et il s’élança à travers la lande, aussi léger que s’il n’avait jamais eu de carcan autour du cou.
« Dagobert est plus sage que toi, déclara Annie. Sa collerette de carton le préoccupe bien moins que toi ! Est-ce que nous allons bientôt arriver à l’endroit où tu campes ? C’est au diable !
— Je me suis installée le plus loin possible de chez les Le Meur, tout près d’une ferme en ruine. Tu la connais ?
— Non !
— Je ne l’avais jamais remarquée non plus, elle est presque entièrement dissimulée sous des rosiers qui grimpent au-dehors aussi bien qu’au-dedans.
— Est-ce qu’il y a une rivière où l’on peut se baigner ?
— Je ne sais pas. Il faudra explorer les environs.
J’ai apporté mon costume de bain et j’espère m’en servir, mais je ne pouvais pas m’installer près de la côte, tu comprends… il y a bien trop de monde.
— Oui, je comprends », fit Annie en souriant.
Les deux fillettes arrivèrent bientôt en vue de la tente dressée par Claudine. Elle dessinait un joli triangle jaune, au pied d’un sapin isolé au milieu de la lande, où les bruyères commençaient à rosir.
« Et voilà la source », annonça triomphalement Claudine, entraînant Annie quelques mètres plus loin.
La source était charmante. Aménagée par les anciens habitants de la chaumière aujourd’hui ruinée, elle s’écoulait hors d’une rustique construction de pierres. Son filet d’eau y rejaillissait, pur comme le cristal.
Annie eut tôt fait de prendre un gobelet dans son sac et de goûter à cette eau.
« Oh ! comme elle est fraîche ! s’écria-t-elle. J’ai si soif que j’en boirais des tonneaux !
— Moi, j’ai surtout faim ! s’exclama Claudine. Si tu as des provisions, nous pourrions déjeuner tout de suite, ne crois-tu pas ? »
Les deux cousines partagèrent gaiement les sandwiches que leur avait préparés Maria, et en abandonnèrent une partie à Dagobert qui eut droit, en plus, à une large ration de gâteaux pour chiens, puis elles s’allongèrent à l’ombre, sur la bruyère encore chaude de soleil.
« On est merveilleusement bien ici, constata Annie. Nous sommes seules avec les lapins et les oiseaux…, on ne pourrait rêver mieux !
— Écoute ce silence », murmura Claude en étouffant un bâillement et, juste à ce moment, on entendit un bruit. Un bruit aigu de fer frappant sur la pierre. Il se répéta plusieurs fois, puis s’arrêta.
« Qu’est-ce que ça peut être ? demanda Claude en se redressant.
— Aucune idée ! Et d’ailleurs, c’est sans importance. Cela vient de loin, et si tout n’était tellement silencieux, nous ne l’entendrions même pas…
Le bruit reprit, et s’arrêta encore. Mais les fillettes ne l’entendaient plus. Elles s’étaient endormies.
Claude ne s’éveilla que plus tard, lorsque Dagobert, revenant d’une de ses chasses au lapin et s’ennuyant seul sans doute, vint se coucher lourdement sur ses jambes. Elle se redressa en sursaut.
« Dago ! s’écria-t-elle. Va-t’en ! »
Complaisamment, le chien se déplaça de quelques centimètres, ramassa quelque chose qu’il avait laissé tomber à terre, et, se recouchant plus loin, se mit à le ronger. Claude regarda ce que c’était.
« Un os ! Dago, où as-tu trouvé un os ? Annie, est-ce toi qui le lui as apporté ?
— Quoi ? qu’est-ce que tu dis ? bafouilla Annie à peine éveillée. Non, je n’ai pas apporté d’os. Pourquoi ?
— Dagobert en a trouvé un. Et c’est un os sur lequel il y a encore des débris de viande cuite. Dago ! où as-tu pris ça ?
— Ouah ! » fit Dagobert, posant l’os aux pieds de sa jeune maîtresse. Pourquoi s’intéressait-elle tant à cet os ? Il n’aurait pas su le dire, mais si elle avait envie de le ronger un peu, ce n’est pas lui qui l’en empêcherait, bien sûr !
« Crois-tu que quelqu’un d’autre campe dans les parages ? demanda Annie complètement réveillée. Les os ne poussent pas sur la bruyère, que je sache ! Et celui-là est encore plein de viande. L’as-tu pris à un autre chien, Dago ? »
Dago agita la queue sans répondre. Il avait l’air parfaitement satisfait de lui-même.
« C’est un vieil os, lui dit Claude. Il sent mauvais. Va-t’en, Dago ! Va le manger plus loin, ou enterre-le, ce sera encore mieux. »
Dago s’éloigna. Les mêmes bruits métalliques s’élevèrent de nouveau dans le silence. Claude fronça les sourcils.
« Viens, Annie, dit-elle. J’ai idée qu’il y a des campeurs dans les parages. Allons explorer les environs, et si nous ne sommes pas seules, nous déménagerons. Je veux être tranquille, moi ! Allons, viens, Dago ! Oui, c’est cela. Enterre cet horrible vieil os… Par ici, Annie ! »