CHAPITRE XVIII
 
Vers la sortie

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QUELQUES biscuits ajoutés à la tablette de chocolat rendirent des forces au blessé, et il put bientôt raconter son aventure. Elle était assez semblable à ce qu’avaient imaginé ses amis.

Réveillé au petit jour par les aboiements de Radar, il s’était levé pour voir quel événement insolite les motivait. Trois hommes et une femme s’étaient introduits dans l’ex-camp romain. Ils enjambaient les tranchées, soulevaient les pierres et discutaient à voix haute.

Au moment où Guy arrivait, un des hommes achevait de déplacer une grande dalle – celle qui fermait l’entrée de la cave aux provisions, et avec un énorme cri de joie, appelait les autres : « Ça y est ! j’ai trouvé ! le souterrain débouche ici ! »

Les cris et les menaces du jeune archéologue n’avaient arrêté personne. Radar, mordillant les souliers et les bas de pantalon des intrus, avait été brutalement repoussé à coups de pied. Alors Guy avait tenté de s’interposer, défendant à la fois son chien et son terrain. Mais que pouvait-il faire seul contre quatre ?

Quelques instants plus tard, il gisait au fond d’une tranchée, étourdi par un violent coup sur la tempe.

« Quelles brutes ! s’exclama Mick, hors de lui. Si j’avais été là… »

Mais les autres le firent taire. Ils voulaient connaître la fin de l’aventure, et Guy ne se fit pas prier pour continuer :

« J’ai vaguement entendu un des hommes dire : « Au  diable ce gamin ! Si nous le laissons ici, il ira chercher du secours, et nous ne pourrons pas faire ce que nous avons à faire. » Et un autre a répondu : « Emmenons-le avec nous ! et tant pis pour lui ! »

« Alors, ils m’ont ramassé et m’ont conduit jusqu’à l’entrée de la cave que vous connaissez. J’avais repris connaissance et j’essayais de me débattre…

— C’est à ce moment que je t’ai vu ! murmura Hubert avec un sanglot, j’ai couru et je suis tombé. »

Cette seconde interruption souleva un concert de protestations. « Laisse-le finir ! Vous vous expliquerez plus tard ! Alors ils t’ont entraîné dans le souterrain… ? Et ils t’ont conduit ici ? Où sont-ils allés ? Que cherchaient-ils ? »

Guy sourit.

« Si vous parlez tous à la fois, comment voulez-vous que je m’explique ? Laissez-moi vous dire les choses dans l’ordre, il n’y en a plus pour longtemps : À l’entrée des caves en question la pente est raide, et tout de suite après elle tombe à la verticale, comme un puits. J’ai cru que les hommes allaient renoncer à leur projet, mais non ! Ils avaient une grosse corde. Ils l’ont fixée solidement à une saillie de la roche et ils m’ont contraint à descendre avec eux. Je criais, je me débattais, je ruais, je m’agrippais partout, mais ils étaient plus forts que moi. Ils m’ont entraîné. La femme, seule, est restée là-haut. Elle ne voulait pas descendre et a dit qu’elle préférait faire le guet, cachée derrière un buisson.

— Mais je ne l’ai pas vue ! s’exclama Hubert.

— Chut ! laisse parler ton frère !

— C’est dans cette descente que je me suis blessé, poursuivait Guy. Le puits est profond. Je suis tombé en descendant et je me suis blessé à la cheville. Foulée ou cassée, je ne sais pas ! J’avais si mal que je n’avais plus besoin de me forcer pour hurler. Mais personne ne pouvait plus m’entendre, et eux continuaient à me bousculer en m’ordonnant de me taire et d’avancer.

— Les brutes, répéta Michel. Ah ! les brutes !

— Après, je ne sais plus très bien ce qui s’est passé. J’ai dû me trouver mal, et reprendre conscience de temps en temps. Je ne sais même pas comment je suis venu ici, mais je me souviens qu’à un moment les hommes étaient là, pestant contre cet éboulement de terrain qui leur barrait la route. Je crois aussi qu’ils ont parlé d’aller chercher des outils, et puis plus rien ! Plus tard, j’ai senti que Radar me léchait la figure. J’étais seul avec lui, et puis je vous ai entendus m’appeler… »

François n’écoutait plus.

Il s’était redressé, et si une lampe avait alors éclairé son visage, on aurait pu remarquer qu’il était assez pâle.

« Mais si les hommes sont partis chercher des outils, s’écria-t-il, c’est qu’ils vont revenir ! Ils vont nous trouver ici ! »

Cette phrase, déduction logique de ce qui venait d’être dit, déclencha un moment de panique. Des regards angoissés s’échangèrent dans l’ombre, et Annie tourna la tête vers la suite inexplorée du souterrain, comme si elle y voyait déjà surgir les trois brutes armées de pics et de pelles. Perspective qui n’avait rien de séduisant ! Les enfants n’avaient aucun moyen de se défendre. Aucun moyen de s’échapper.

« Il faut partir avant qu’ils ne reviennent ! s’exclama Michel. Est-ce que ce trou par lequel tu es tombé est encore loin ? Est-ce qu’ils ont laissé la corde ? »

Mais personne ne pouvait lui répondre, Guy pas plus que les autres, puisqu’il avait fait ce chemin sans en avoir conscience.

Hubert intervint.

« Guy ne peut pas marcher, dit-il, et il nous serait impossible de le porter pendant tout le long chemin que nous avons suivi pour venir jusqu’ici. S’il nous reste une chance de nous échapper, elle ne peut être que de l’autre côté. »

François ne répondit pas. Il s’était agenouillé auprès de Guy et examinait sa cheville enflée en faisant appel à ses souvenirs d’aide-secouriste.

« Je ne crois pas qu’elle soit cassée, dit-il. Seulement foulée, je vais la bander serré. Il me faudrait deux grands mouchoirs. Qui en a ? »

Le pansement fait, Guy se redressa et essaya de poser son pied à terre.

« Ça ira ! grogna-t-il en serrant les mâchoires pour retenir un cri de douleur. Mais je ne pourrai pas faire des kilomètres.

— Appuie-toi sur moi, dit Hubert en lui offrant son épaule. Le passage est assez large ici pour marcher à deux de front.

— En route ! » s’écria vivement François, qui craignait de voir les filles s’apitoyer sur le blessé. « Dago et Radar, passez les premiers ! Et prévenez-nous si vous voyez arriver quelqu’un. »

La marche était aisée dans ce corridor large et bien nivelé. Guy avançait en sautant sur un pied, mais en maintenant une bonne cadence de marche. Derrière lui Michel réfléchissait tout haut.

« Si les hommes avaient pris tes outils ou ceux d’Hubert, ils seraient déjà de retour…

— Ils ont pu aller les chercher ! dit Guy en ricanant, ils ne les auront pas trouvés. On nous les a déjà volés une fois et, depuis, nous les cachons si bien que personne ne saurait dire où ils sont ! »

Soudain, François, qui marchait en tête, poussa un cri de joie : « Ah ! enfin ! Je crois que je vois le jour ! »

Toutes les lampes s’éteignirent aussitôt et, au ras du sol, quelques roches se détachèrent de l’obscurité, vaguement éclairées par une lumière grisâtre qui tombait d’en haut.

« Sauvés ! » s’exclama Annie dans un cri de délivrance.

Mais ils n’étaient pas encore sauvés.

Le couloir aboutissait à une sorte de salle ronde sans plafond, assez semblable au fond d’un puits.

« Ils ont laissé la corde ! remarqua Guy. Je la vois qui pend ! Quelle chance !

— Oui, mais jamais les filles ne pourront se hisser par là ! » marmonna Michel –en examinant la paroi abrupte et la corde très mince.

« Nous avons une corde à nœuds, s’écria Hubert. Elle est avec nos outils. Laissez-moi monter le premier et j’irai la chercher.

— Pas le temps ! coupa François brièvement.

— Mais je suis très capable de grimper sur cette corde, rétorqua Annie. À l’école je…

— Ce n’est pas la même chose ! Pourtant, il faudra bien que tu essaies de t’en tirer ! »

Si Claude n’était pas intervenue dans la discussion, c’est qu’elle avait trouvé mieux à faire. Empoignant la corde, elle commençait à se hisser à la force des poignets.

« C’est facile ! cria-t-elle. Annie y arrivera sans peine ! »

Les jambes serrées autour de la corde, se suspendant à une main puis à l’autre, la fillette grimpait comme un singe et ne tarda pas à reprendre pied en haut de l’excavation.

« Sois prudente ! lui ordonna François. Pendant qu’Annie monte, surveille les environs et si tu les vois revenir, siffle un petit air.

— Compris ! »

Claude disparut, tandis qu’Annie, à son tour, empoignait la corde. Cette épreuve de gymnastique n’était pas aussi facile qu’à l’école, où la grosse corde du portique offrait une prise solide sous les doigts. Mais Annie était poussée par le violent désir de faire preuve d’adresse devant les garçons, autant que par la crainte du danger menaçant.

« Je ne vois personne ! revint bientôt annoncer Claudine, et ce n’est pas étonnant. Pour trouver des outils dans cette lande, il faut aller loin. D’ici à Kernach, il n’y a guère que les Le Meur, et s’ils n’étaient pas chez eux… »

Après Annie, c’était Guy à présent qui se hissait hors du puits. Son frère lui avait offert de le tirer d’en haut, au bout de la corde, comme un ballot, mais il s’y était refusé. Son pied droit inutilisable, il ne lui restait que ses poignets pour se soutenir et, affaibli comme il l’était, l’effort qu’il fournissait se trahissait, malgré lui, par son souffle court et haletant, et par de grosses gouttes de sueur perlant sur son front. Il parvint enfin au sommet, au grand soulagement de tous.

Hubert et François le suivirent. Puis on procéda à l’enlèvement des chiens. Enveloppés dans les chemises des garçons et attachés à la corde, ils furent hissés par François et Hubert.

Pour Radar l’opération fut facile, mais Dago était lourd et il eut la fâcheuse idée de vouloir aider à la manœuvre. Le mouvement de ses pattes fit tournoyer la corde qui l’entraîna dans une ronde sans fin. Cela aurait pu être risible à tout autre moment, mais les circonstances étaient trop graves pour que personne eût envie d’en rire.

Enfin Michel, le dernier, grimpa, et tous se retrouvèrent sains et saufs à l’air libre. La chaleur du soleil les surprit et, après l’effort qu’ils venaient de fournir, ils auraient vivement souhaité s’asseoir et prendre un instant de repos. Il n’en fut pas longtemps question.

Dago, qui s’était allongé sur le sol, haletant et la langue pendante, redressa bientôt les oreilles et aboya sourdement.

« Chut ! Dago ! lui dit François, tais-toi. »

Le sac noir si léger, qu’il tenait sous le bras, lui parut soudain devenir pesant.

« Quelqu’un vient ! souffla-t-il. Ce sont sûrement ces hommes, de retour avec leurs outils. Cachons-nous vite ! »

L’ordre était inutile. Tous avaient compris, sauf Radar qui se mit à japper. Guy le fit taire et, quelques secondes plus tard, les six enfants et les deux chiens avaient mystérieusement disparu. Les cachettes étaient faciles à trouver dans ce lacis de tranchées profondes. À condition de ne pas bouger et de ne faire aucun bruit, on pouvait espérer échapper à l’attention des arrivants.

Un bruit de voix s’éleva bientôt dans le silence environnant. Aucun des enfants n’osa redresser la tête pour regarder ceux qui approchaient, mais Mick et François reconnurent l’un des arrivants à l’accent étranger de sa voix.

« Jetez les pelles et les pics dans le trou, disait cette voix. Et faites vite ! Nous avons déjà perdu trop de temps. Descends le premier, Léo, la corde est là. Je te suis. »

On entendit le bruit des outils s’entrechoquant en tombant dans le souterrain, puis quelques paroles de l’un ou l’autre des trois hommes permirent de suivre la suite des opérations. Ils descendaient en se laissant glisser le long de la corde, se hâtant autant qu’ils le pouvaient de crainte d’être surpris.

Pas une fois on n’entendit la voix de la femme. Elle ne devait pas être là.

Quand tous les bruits de voix, de pas et de chutes de pierres eurent cessé, un sifflotement avertisseur lancé par François fit surgir six têtes hors des cachettes où elles se dissimulaient.

« Vite ! souffla le chef de bande. Sauvons-nous à présent ! »

Sans bruit, les talus des tranchées furent escaladés et les enfants s’élancèrent à travers la lande, les chiens à leurs talons.

Comme il était bon de courir librement, en laissant derrière soi le danger et l’ombre humide des souterrains ! Pourtant, à peine avaient-ils fait une centaine de mètres qu’ils s’arrêtèrent. Où était François ? Il n’avait pas suivi les autres… Que faisait-il donc ?