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Le vent de nuit ressuie les terres. Toutes les terres de Val Cadieu, comme s’il restait sur le rang dix colons pour mener les travaux. Dix hommes solides, plus un curé, plus des femmes et des jeunes et des bêtes aussi.
Le vent de printemps passe dans la nuit et Bergère l’entend flûter entre les planches de la grange. Et Cyrille l’écoute de son lit. Il suit sa course au long de l’arête du toit.
Est-ce que le vent se souvient ?
Il y avait du monde ici, et du monde qui ne s’endormait ni à l’ouvrage ni à la fête. Il n’y avait même pas besoin de tout ça pour que le rang continue de vivre. Pour qu’on sonne encore la cloche de l’église.
Lorsque Cyrille est allé chercher Bergère chez un habitant de Sainte-Philomène qui abandonnait son lot, il ne restait que quatre maisons habitées à Val Cadieu. Pourtant, c’était encore la vie intense. Le bouillonnement. La bonne entente. Et tout marchait si bien qu’on ne se souciait pas autrement des bruits de la politique. On entendait raconter que le gouvernement en avait assez des agriculteurs du Nord. Ils coûtaient trop cher, on voulait les décourager, les faire partir pour tout remettre en forêt. La forêt pour le papier. Pour les mensonges des journaux. Les fables des politiciens. Les âneries du Parlement.
Il restait quatre feux allumés. Richard Florent au lot trois. En face, sur le quatre, ce grand escogriffe d’Ukrainien avec sa femme et leur garçon resté célibataire ; au cinq, les Garneau et leur marmaille. C’était ainsi lorsque Cyrille avait amené Bergère toute jeune dans une écurie qui sentait fort le cheval entier. Il y avait encore huit vaches. L’immense grange regorgeait de paille blonde et de foin. Quatre greniers étaient pleins. Quatre étables abritaient un troupeau, sans compter les lapins, les poules et les coqs qui vous réveillaient en fanfare bien avant l’aube en s’appelant d’un fumier à l’autre. Sans compter les cochons dans une baraque spéciale au bord de l’Harricana, loin, à cause de l’odeur. Et par-dessus tout ça, plus gueulards encore que Koliare, deux chiens et des enfants.
Bergère était le seul animal travaillant. Elle était solide, pleine de feu pour servir un patron un peu étrange mais avec qui elle avait tout de suite fait amitié. Avec lui et avec les autres qui venaient souvent lui apporter du pain, du sucre, une carotte ou une feuille de chou. Elle labourait, hersait, fauchait, rentrait le bois, le grain et le fourrage. Tout poussait à pleines clôtures.
C’était une vie dure mais éclairée de joie.
Deux ans comme ça, jusqu’au jour où elle avait dû se rendre à Saint-Georges avec le char pour chercher la longue caisse de sapin où on avait couché le père Garneau qu’elle avait charrié derrière l’église.
— Cet homme-là qui ne cessait jamais de travailler, pour une fois qu’il essaie de pêcher dans l’Harricana, juste au bout de sa terre, il se noie !
Là, ce n’était plus la joie. Dans le même été : Koliare. À moins de vingt sabotées de Bergère et de son maître. En train de rentrer de l’avoine. Foudroyé par le soleil. Étendu raide, les bras en croix entre sa fourche et un gerbier. Les yeux écarquillés tout pleins de ciel. La bouche grande ouverte pour un coup de gueule qui ne sortirait jamais.
Pour la première fois de sa vie, Bergère avait refusé d’écouter Cyrille. Partie au galop se réfugier dans la grange. La mort, ça a tout de suite une odeur qui effraie. Ce qui ne l’avait pas empêchée de retourner à Saint-Georges chercher une autre caisse de sapin, plus longue que la première, et d’emmener Koliare, les pieds en avant, jusqu’à l’église, sur le char lessivé pour la circonstance.
L’année suivante : départ des Florent. Le couple, quatre garçons et deux filles plus cinq vaches. En même temps, la veuve de Koliare et son fils, avec les trois vaches qu’ils avaient encore. Tout le fourbi des deux ménages entassé sur le char. Cyrille qui menait par la bride, pas à prendre avec des pincettes. Et sans s’occuper de savoir si le reste suivait la cadence. Le tout jusqu’à la gare de Saint-Georges avec retour immédiat. Pas question d’attendre le passage du train. Au retour, Cyrille sombre. Muet. Pétrifié sur l’avant du char vide. Pas un mot, pas un ordre. Rien. Bien plus inquiétant que les grandes colères.
Mais tout ça n’était que le prélude. Car il restait encore Charlotte Garneau avec son garçon et sa bru. Le grand tintamarre, c’est leur départ qui l’a déclenché. Des journées et des nuits de tempête à faire trembler les vitres de la maison et les planches de la grange. Des accalmies de quelques heures, puis ça repartait de plus belle.
D’un coup, la tornade avait changé de physionomie. Aux terribles coups de gueule, au déluge de postillons, aux gesticulations désordonnées avait succédé une intarissable soif de travail. La rage des membres et du corps avait muselé la voix, exactement comme l’averse peut abattre le vent.
C’est devenu une habitude chez Labrèche. La colère se déverse toujours sur le labeur. Et, bien entendu, c’est Bergère qui paie sa part de l’addition. Elle le sent venir comme le harfang des neiges sent arriver la tempête. La grande différence, c’est que la jument ne s’enfuit pas devant les nuées. Elle bande ses muscles et elle répond à la demande.
Il faut dire qu’il en passe, des orages, sur Val Cadieu ! Et pas sans raisons.
Peu de temps après le départ des Garneau, le camion de ramassage du lait a cessé de venir. Tout d’abord, Cyrille a éclaté d’un rire énorme.
— Rien à foutre, de leur camion ! On a vécu sans ça.
Il s’est mis en tête de faire des fromages et d’aller chaque semaine les vendre à Saint-Georges. Mais ça n’a pas fonctionné longtemps, son système. Il y avait toujours quelque chose qui ne marchait pas. Ou bien la présure ne valait rien, ou bien le lait tournait trop vite et, si tout était réussi, c’était ces abrutis de gens de la ville qui préféraient les saloperies chimiques sous cellophane des grandes usines aux produits naturels. La peur des microbes, c’était une foutue maladie venue tout droit des États-Unis et qui n’aidait pas le petit producteur honnête.
Ça n’a même pas tenu trois mois, l’histoire des fromages. Et avec des crises à faire frémir la forêt jusque sur l’autre rive du fleuve. Les seuls à s’en réjouir : les poules qui se gavaient de tout ce qui partait au fumier. Et c’est là qu’il a fallu vendre les vaches.
— Bien calculé. Pas besoin de nous foutre dehors.
— Vous voulez m’obliger à partir de moi-même ? Ben vous m’aurez pas ! Je préfère crever. Mais je vous annonce que c’est pas pour demain.
Et Cyrille s’est claquemuré dans sa rogne. Dans sa volonté farouche de tourner le dos au monde puisque le monde lui tournait le dos. Cette solitude à deux les a encore rapprochés, Bergère et lui.
— Si c’était pas des poules qui puent la merde, je me ferais une couchette à l’écurie.
Hésitation. Puis coup de colère.
— Nom de Dieu non ! Je ferais pas ça. J’ai une maison. Je veux y vivre comme un homme. J’ai trop longtemps vécu comme une bête. J’m’étais mis en tête de garder la maison vierge pour des rien du tout qui s’en contrefoutent.
— Ton étable, elle va pas rester toujours vide. Fais comme Hauris, élève des bêtes pour la viande.
— Je le ferai, c’est certain. Leur camion de lait, y peuvent se le garder.
Ça ne l’empêche pas de venir souvent retrouver Bergère en pleine nuit. Tout simplement parce qu’il a été réveillé par une saute de vent, qu’il s’est imaginé un hennissement, ou des coups de sabot.
Ou pour rien du tout. Par besoin de s’assurer qu’elle est bien là. De lui parler. De lui dire, comme cette nuit, que le vent est en train de leur mitonner une belle terre, de la besogne à la mesure de leur force et de leur courage.
Un petit vent comme seul le vrai printemps sait en tirer du levant pour le faire courir presque sans bruit sur les immensités du Nord.