30
Cyrille arrête son attelage devant la gare. Il attache Bergère à la main courante de l’escalier.
— Ce sera pas long.
Il parle sec, en crachotant beaucoup. Ses mains tremblent un peu et son visage est tiraillé de tics nerveux. Il monte l’escalier, contourne le bâtiment et ouvre brusquement la porte vitrée. Deux employés sont là. Un brun d’une trentaine d’années assis à une table et qui écrit. Un autre plus jeune, large et épais, coiffé d’une casquette d’où débordent des cheveux châtains. Il se tient debout devant une écritoire sur laquelle sont empilés de gros registres. Tous les deux regardent Cyrille qui, aussitôt entré, lance : — Alors, où y sont ?
L’homme qui est assis demande :
— Quoi donc ?
— Fais pas l’imbécile, tonnerre de Dieu ! Je t’avais dit de me prévenir quand les premiers arriveraient. T’as rien fait.
Les deux hommes s’interrogent du regard. Le brun se lève et avance en direction de Cyrille.
— Qu’est-ce que vous racontez là ? Je vous ai jamais vu, moi.
— Menteur ! T’étais là. Je te reconnais. Je t’ai dit d’aviser Robillard. À présent, les colons sont déjà sur d’autres rangs. Moi j’ai tout fait pour rien. Vous êtes tous des salauds vendus au gouvernement.
Le gaillard qui se tenait près du pupitre s’avance.
— Ho là ! Grand-père. Doucement.
— Le grand-père, y va te faire voir, morveux.
— Il est cinglé, ce type.
Comme l’employé s’approche encore, le poing de Cyrille part, mais l’homme se méfiait, il esquive et le coup porte sur son épaule. Il empoigne le bras de Cyrille qui cogne de l’autre main et des pieds. Sa bouche écume. Les hommes prennent des coups mais parviennent à le plaquer au sol où le plus fort l’immobilise en lui tordant un bras. Cyrille pousse des hurlements. Il déverse un flot de jurons et de mots à moitié hachés. Au moment où celui qui le tient dit : — Appelle la police, la porte s’ouvre. Un homme d’une quarantaine d’années entre et ordonne : — C’est Labrèche. Je le connais. Y va se calmer.
— Il est fou, chef !
— Lâchez-le !
L’employé se soulève et ouvre une main. Pareil à une lanière de fouet, Cyrille se détend. Il se dresse d’un bond et empoigne par le dossier une chaise qu’il lève au-dessus de sa tête. Un pied accroche le globe électrique qui vole en éclats. La chaise s’abat. L’homme qui vient d’entrer fait un écart et la chaise se fracasse sur l’angle d’un bureau. L’employé solide qui a perdu sa casquette plonge et ceinture Cyrille qu’il entraîne dans sa chute. Aussitôt, les deux autres se précipitent. Cette fois, ils n’ont aucun mal à l’immobiliser. La toux qui secoue l’homme de Val Cadieu le casse en deux. Le chef dit : — C’est pas la police qu’il faut appeler, c’est l’hôpital. Tenez-le sans lui faire de mal. Je vais téléphoner.
Cyrille est assis par terre. Il crache entre ses jambes. Les deux cheminots le tiennent chacun par un bras. Sa toux reprend. On dirait que son souffle va se briser.
— Tu veux te mettre sur une chaise ? demande le plus costaud.
Il fait oui de la tête. Les deux hommes le relèvent. Ils l’aident à s’asseoir sans desserrer leur prise. Le chef de gare revient déjà. Il regarde le visage de Cyrille où les larmes se mêlent à la sueur. Sa tête, ses membres, son corps, tout est secoué d’un terrible tremblement. Le chef propose : — Est-ce que tu veux boire ?
— Oui.
— Si on te lâche, tu vas te tenir tranquille ?
— Oui.
Sa voix est à peine audible. Il semble vidé de sa vie.
Les hommes le libèrent. Il s’affaisse un peu plus. Tandis que le petit brun va chercher un verre d’eau, le chef désigne l’autre employé et dit en riant : — Heureusement que Régeant joue au hockey, y craint pas les coups.
L’autre se met à rire aussi.
— Sûr que j’ai l’habitude d’en prendre.
Cyrille boit avec avidité. Sa main tremble tellement qu’il renverse une bonne partie de l’eau sur sa chemise. La voix un peu moins nouée, il fait : — Si j’avais pas cette maudite bronchite…
— Sûr que vous êtes solide, dit le hockeyeur. Mais ça sert à rien de se battre.
Cyrille fait mine de se lever.
— Restez un moment tranquille, dit le chef. Le docteur va arriver.
Cyrille fronce les sourcils.
— J’ai pas besoin de docteur. J’ai ma jument qui m’attend. Laissez-moi m’en aller.
Il fait un effort pour se lever mais les autres n’ont même pas à intervenir. C’est sa toux qui, de nouveau, le cloue sur sa chaise. La brûlure est profonde. Il y a, au fond de lui, de la lave en fusion qui roule. Il tire de sa poche un vieux mouchoir déchiré où il crache.
Le chef s’avance.
— Ça va vraiment pas, mon pauvre Labrèche, voilà que vous crachez du sang, à présent.
Cyrille ne parvient même plus à parler. Il continue de tousser et d’expectorer jusqu’au moment où trois hommes en blouse blanche entrent dans le bureau. Là, comme si leur vue lui redonnait des forces, il parvient à se lever.
— Laissez-moi. Je veux rentrer chez moi. J’ai ma jument. Puis j’ai mes bêtes.
L’un des infirmiers qui a une bonne face rouge et une grosse voix dit : — On va juste vous donner ce qu’il faut pour vous empêcher de tousser. Mais le docteur doit vous examiner. Tout de suite après, on vous ramène.
— Et ma jument ? Je peux pas la laisser.
Il a une petite voix aiguë qui implore. Le chef de gare intervient.
— Je vais appeler le forgeron. Y viendra la chercher. Elle le connaît. Il a ce qu’il faut pour la nourrir.
— C’est ça, dit l’infirmier. Dès que vous aurez vu le docteur, on vous mène à la forge.
Cyrille est si faible qu’ils doivent l’aider à se lever.
— On va prendre la civière.
— Ça, je veux pas !
Il se raidit. Ses jambes tremblent et se dérobent sous lui. Deux infirmiers le prennent en chaise et le portent sans qu’il trouve la force de se défendre.
Dehors, il regarde sa jument. Sa voix pareille à celle d’un enfant malade implore : — Bergère… Laissez-moi m’en aller… Je veux pas…
Mais la toux le reprend et le muselle. Au moment où les infirmiers montent avec lui dans le gros fourgon blanc, il tourne la tête et parvient encore à voir sa jument qui le regarde en tirant sur sa bride.
Le fourgon démarre. Les portes sont closes, et Cyrille n’entend pas un long hennissement. Bergère tire de plus en plus fort sur cette courroie de cuir qui la tient prisonnière de cette rambarde de fer. Elle tire, elle tire en agitant ses grelots.