22
Ce soir, quelque chose de différent habite Val Cadieu. Ça ne se voit pas, mais c’est une présence. Une lourdeur pareille à celle qui précède un orage. L’épaisseur de la nuit semble envelopper plus étroitement les granges et les maisons, peser plus lourdement sur les cultures et déborder l’espace défriché pour s’en aller écraser la forêt.
Lorsque Cyrille vient soigner Bergère, il ne tient pas uniquement sa lanterne, en plus il a son fusil à la bretelle et sa cartouchière autour des reins. Il accroche tout ça à une cheville qui dépasse d’un pilier, puis il se met à son travail.
— Bonsoir, il a raison, Hauris, un rang où t’entends plus jamais sonner l’angélus, c’est un rang mort. Ben tu peux me croire, y va pas rester mort longtemps. Des gens, y va en revenir. Et peut-être plus qu’on en voudrait.
Il a sa voix vibrante, un peu haut perchée, celle qui ne présage rien de bon.
— Seulement ça, il l’a dit aussi : ces salauds pourraient venir brûler les granges et les maisons vides sous prétexte qu’elles risquent de s’écrouler sur quelqu’un. Mais sur qui, nom de Dieu ? Sur qui ? Je vois jamais un chat ici.
Son débit se fait de plus en plus précipité. Il a fini de donner le foin et d’étendre la paille. Il va à grandes enjambées d’un bord à l’autre de l’écurie. Son ombre monte et s’étire sur les planches pour disparaître quand il a dépassé le poteau où est accrochée la flamme tremblotante. Il s’arrête à hauteur de l’épaule de Bergère.
— S’écrouler ? Saloperie. Je voudrais bien voir. Avec le travail que j’y ai fait. Y a plus que le clocher qui penche. Je peux pas le redresser tout seul.
— Hauris a promis qu’il viendra à l’automne, avec Camille, pour t’aider à le consolider.
Il repart et tape de sa main rêche et dure comme pierre sur un pilier de soutien.
— Faire tout ce que je fais pour que des fonctionnaires, des culs-de-plomb viennent y foutre le feu. (Il rit.) Ça alors, je voudrais voir.
De retour vers Bergère, il se calme un peu.
— À partir de demain soir, je te donnerai ton foin dans l’enclos, près du chemin. Je vais même fermer l’écurie. Tant qu’il fait beau, t’es mieux dehors. Comme ça, si tu vois arriver du monde, tu m’appelleras. T’es aussi bonne de garde qu’un chien.
Il boucle sa cartouchière, décroche son fusil et son fanal, puis il sort.
La lune est à son plein. Le monde est noir et blanc. La nuit presque immobile crisse et se froisse. Des nocturnes se parlent d’une rive à l’autre de l’Harricana.
— Une nuit pareille, ils pourraient venir pour leur sale coup, ils y verraient comme en plein jour.
Cyrille fait quelques pas en direction de sa maison et se met à rire.
— Moi aussi, j’y verrais clair pour les tirer. Venez-y donc, si vous êtes des hommes !
Il va jusque sur le chemin et reste un moment à fixer l’enfilade rectiligne qui se perd dans le resserrement de la forêt. Tout au bout, la clarté de la lune et l’ombre des résineux se confondent. Une brume très légère flotte. On dirait que des formes remuent.
— Je ferais bien de me payer une petite tournée de temps en temps.
Cyrille éteint son fanal inutile dont la clarté vacillante semble salir ce qu’elle approche. Il va le poser sur le seuil de sa porte. La mèche fait encore un petit point rouge qui meurt lentement.
Il regagne le chemin et prend la direction du sud.
— À présent, je ferai mon tour pour fermer les maisons juste avant de me coucher.
Il se sent très calme, la paix de cette nuit entre en lui. Il est bien, seul sur son rang. Il dit à haute voix : — Sûr que je suis le gardien !
Il s’efforce un moment de retrouver certains propos d’Hauris, mais il s’y perd. Les chiffres et les choses de la politique n’ont jamais été son fort.
— Je sais pas où y va chercher tout ce qu’il raconte.
— Y doit toujours être en train de discuter avec Camille.
— Certain qu’à deux, c’est plus facile.
— Pour garder, y peuvent se relayer.
Il imagine les deux hommes sur leur rang, à plus de trente kilomètres. Ça lui paraît tout proche.
— Y seraient pourtant rudement bien ici. À trois, on pourrait tenir contre n’importe qui.
Il se laisse aller un moment à installer Hauris et les siens dans la maison des Garneau et Camille dans celle de l’Ukrainien. Il voit arriver des planteurs d’épinettes protégés par des policiers. Ils ne vont pas loin. Les coups de fusil partent de partout. Même la femme d’Hauris et ses enfants sont armés. Les autres ont tout juste le temps de déguerpir en emportant leurs blessés.
— À trois, c’est facile.
Sa voix se durcit.
— Mais moi, ça risque pas que je quitte !
Vingt silhouettes viennent de surgir de l’ombre pour s’accrocher à ses basques et le retenir là. Les regards sont chargés de reproches.
Cyrille repart. Il marche un moment la tête baissée, le regard filant au ras de son chapeau. Il se méfie. De lui, peut-être.
À hauteur de la maison où a vécu le grand Koliare, il s’arrête soudain.
— Ho Cyrille ! T’entres pas ?
— Pas le temps.
Il repart pour dix pas et s’arrête à nouveau.
— Au fond, j’ai trois lanternes, je devrais bien en mettre une dans une maison tous les soirs. Je changerais. Ça me coûterait juste les bougies. J’en ai une sacrée provision.
Il voit toutes les maisons de Val Cadieu avec leurs fenêtres éclairées. Il y a de la neige. Beaucoup de neige. Pas de lune, mais plusieurs lumignons qui vont d’une ferme à l’autre. Lui aussi s’en va sur le chemin qui craque sous sa botte. Il croise un couple.
— Salut les veilleux !
— Bonsoir Cyrille.
— Beau froid.
— Bon pour la terre.
Même l’école est illuminée. La maîtresse fait venir les enfants le soir, pour leur apprendre des chants de Noël.
Cyrille continue son chemin. Comme il approche de chez lui, il entend marcher. Il est parti sans fermer l’enclos et Bergère s’en vient tranquillement le rejoindre.
— Toi, alors ! Si je peux plus faire trois pas sans t’avoir sur mes talons !
Cette présence le comble. Que sa jument ait laissé son foin pour le suivre lui procure une grande joie. Il décide d’allonger sa ronde.
— Allons, viens puisque t’en as envie.
Et ils s’en vont tous les deux sous la lune énorme, lui devant et Bergère qui suit. Elle s’arrête de temps en temps quand une touffe d’herbe la tente, puis elle allonge un peu le pas pour le rattraper. Et leurs deux ombres s’étirent, ondulent et se rejoignent parfois sur le sol inégal.
Ils vont ainsi jusqu’à hauteur de l’église, tout à fait au début de Val Cadieu. Cyrille s’arrête. Bergère semble étonnée. Elle le regarde et branle légèrement sa grosse tête. Il lui caresse le nez et la gratte un moment sous l’encolure.
— Tu vois, si y doivent venir de nuit, je crois plutôt qu’y choisiront une nuit bien noire. Là, on les verrait arriver de trop loin.
Il fait demi-tour. Bergère hésite à le suivre. Il lance : — Alors, t’as pas sommeil ?
Et ces mots sont comme un rire de bonheur qui court très loin dans la lumière.