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Cyrille s’est dépêché de boucler sa cartouchière. Il a ramassé son fusil et sa lanterne en lançant à Élodie : — Paraît que les brûleurs de granges sont en route. On y va tous. M’attends pas pour manger.

Comme elle essayait de le retenir, il l’a bousculée un peu.

— Si t’es revenue pour m’empêcher de défendre mon bien, fallait rester où t’étais.

Il est sorti en lui claquant la porte au nez.

— Maudites femelles ! Toutes les mêmes.

Il court sur le chemin, fouaillé par le vent. Bêtement, il a oublié de remettre sa tuque de laine qu’il avait posée sur la table. Il sent des picotements glacés sur son crâne. De la neige court plus vite que lui.

— Trois fois rien.

En passant devant chez Garneau, il appelle :

— Martin ! Prends ton fusil. Et ton garçon aussi. Voilà les voleurs de terre !

Il n’attend pas. La nuit est presque là.

— Mille bordels ! Qu’est-ce qu’il attend pour sonner, ce foutu curé ? Ça ferait venir tout le monde.

En passant devant chez Koliare, il appelle, devant chez Florent aussi. Puis Billon et Rossel. Mais il n’attend personne. Il marche. Il ne court plus pour ne pas se mettre à tousser. Il allonge simplement le pas.

— Les plus jeunes vont bien me rattraper.

La neige est très hésitante.

— Trop de vent. Ça peut pas tomber vraiment.

Il ne pense même plus à ses pommes de terre.

Il n’a en tête que deux choses : ce foutu curé qui avait promis de sonner, et ces voleurs de terre qui voudraient profiter de la tourmente pour venir tout brûler sur le rang.

Il marche. Son souffle est parfait. Il se sent porté par le nordet autant que par cette exaltation qui le pousse vers l’ennemi.

— Je vais me poster au coin de l’église. Près du tas de bois du curé… Mais qu’est-ce qu’il attend pour sonner ? C’est pas le petit Chavigny qui aurait attendu comme ça !

De temps en temps, il se retourne. La neige très dure lui herse le visage et l’oblige à fermer les yeux. Il repart.

— Toi, le joueur de hockey, tu m’as eu en traître. Puis vous étiez trois. Je t’aurai tout seul. Attends que je me rende à Saint-Georges.

À plusieurs reprises il trébuche. L’obscurité est à présent totale et la lueur hésitante de son lumignon ne porte pas à trois pas. Ce qui enveloppe Cyrille et le dépasse est comme une fumée épaisse. Des gens appellent Cyrille. Ils ont un peu toutes les voix. Aussi bien celle de Charlotte que celle de Martin. On dirait même qu’Hauris est avec eux. Il doit y avoir aussi la mère Labrèche.

— Ho, Cyrille, viens te mettre au chaud un moment.

— Pas le temps, je vais sonner l’angélus. Je m’arrêterai en rentrant.

Il fait dix pas.

— Y a les autres salauds. Besoin de personne pour m’en occuper.

La joie qu’il sent flamboyer en lui paraît allumée pour tout l’hiver.

— On va être rudement bien.

— Oui, mais faut que ce petit curé apprenne à sonner.

— Y sait peut-être pas où est la cloche.

Les neiges et le gel qui s’en viennent si tôt dans la saison vont isoler Val Cadieu. Les habitants vont pouvoir y vivre entre eux, bien au calme et au chaud avec leurs grosses réserves de bois, leurs greniers bien pleins de fourrage sur les étables tièdes. Ils seront là comme dans un cocon de blancheur douillette.

— Le nordet, on s’en moque. Ceux qui voudront venir ici l’auront en pleine gueule.

Déjà le chemin blanchit. Les premières congères s’amorcent.

— J’ai pas rentré Bergère. Faut que je me dépêche. Dès que j’aurai sonné j’irai la rentrer.

Arrivé devant l’église, il se trouve nez à nez avec le jeune curé qui ressemble à tout le monde et à personne. Cyrille lance tout de suite : — Alors ? Et l’angélus ?

L’autre a l’air de tomber de son clocher.

— Ben oui, quoi, on sonne plus ? De quoi ça a l’air, une cloche qui sonne jamais ?

— Y a pas de bedeau…

— Pas de bedeau ? Y en a jamais eu, ici. On a monté l’église nous-mêmes. Et la cloche aussi. C’est Cadieu qui tirait la corde de la poulie. On a toujours sonné. Puis les curés aussi, ils ont sonné. Et tu voudrais qu’on te fournisse un bedeau ? Puis quoi encore ? Tu voudrais pas une femme de chambre, des fois ! M’en vais te montrer, moi, si t’as besoin de monde pour sonner.

Le vent qui s’engouffre entre le curé et l’église est tel que Cyrille doit lutter ferme pour ne pas être renversé. Il ouvre la porte et entre, le curé sur ses talons. La tempête a entamé la couverture. Des bardeaux sont partis, d’autres claquent, prêts à s’envoler. Quelques flocons minuscules descendent en tournoyant dans la lueur de la lanterne.

— Regarde-moi de quoi ça a l’air.

Des bancs sont brisés, un entrait déboîté de la sablière pend. Toute la charpente se lamente.

— Ça remue bigrement.

— Déjà qu’il penchait pas mal.

— On va pas tarder à te le réparer, ton clocher.

Cyrille se signe, puis se dirige vers ce qui subsiste du petit autel en bois blanc. Il sort une bougie de sa poche, l’allume à celle de sa lanterne et la fiche dans un petit chandelier en fer tout rouillé.

— Tout de même, un curé qui a même pas le courage de nettoyer ça et d’allumer une bougie.

Il se retourne. Plus de curé. Le faisceau de la lampe le cherche en vain et le rire de Cyrille emplit l’église.

— Ah ! foireux ! T’as peur que je te fasse grimper à coups de pied au cul pour décrocher la corde. T’as pas besoin de t’en faire, y a ce qu’il faut. On a toujours fait comme ça pour pas que les enfants viennent sonner.

Une ombre remue vaguement à gauche de la porte.

— Va te faire voir !

Cyrille empoigne une longue perche terminée par une fourche. Il pose sa lanterne un peu penchée de façon à éclairer la corde dont l’extrémité a été passée sur une enrayure de la charpente.

— Maudit, je suis saoul ou bien c’est le clocher qui remue ?

Il lui semble que le vent fait vraiment osciller tout le haut de la construction dont il devine le départ par le trou noir d’où pend la corde qui tombe dans un nuage de poussière. Cyrille se recule en éternuant. Il revient et remet sa lanterne d’aplomb.

— Vous l’aurez avec du retard, votre angélus, mais vous l’aurez tout de même.

Il crache dans ses mains et, empoignant la corde le plus haut possible, il tire de toute sa force. La lourde cloche monte, il laisse filer la corde entre ses mains et, au retour, le battant cogne et le vent emporte ce premier coup. Beaucoup de poussière tombe encore. Cyrille ne s’en soucie pas. La cloche repart et il tire de plus belle. Le deuxième dong est plus clair que le premier, mais, quand la cloche revient, le troisième heurt est accompagné d’un énorme craquement. Cyrille lève la tête et un paquet de poussière l’aveugle. Il l’empêche de voir le croisillon de poutres dégringoler avec la cloche et une partie du clocher. Il pousse une espèce de han ! venu du fond de son ventre. Il ne peut même pas ébaucher un pas. Un chevron lui fouette le dos et le couche par terre. La plus lourde poutre à laquelle s’ajoute le poids de la cloche et de la demi-roue vient lui briser la nuque. Sa lanterne et la bougie de l’autel s’éteignent en même temps que lui. Le son du métal vibre un moment dans le noir. Quelques bardeaux dégringolent encore. Le vent en emporte d’autres vers la forêt.

Déjà la neige ne tombe plus. Ce n’est pas encore vraiment l’hiver. Le ciel se déchire. Un moment de lumière passe sur Val Cadieu. Un peu de poussière s’envole de l’église effondrée.

Là-bas, devant le pignon sud de la grange, Bergère s’est mise à l’abri du nordet, avec les trois génisses et le jeune taureau. Bergère écoute hurler la nuit. Elle regarde en direction du chemin par où s’en est allé son maître.

Saint-Télesphore, été 1978
Doon House, juin 1986-janvier 1987