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— Crisse de tabernac, faut que je rentre chez moi !
Les deux poings de Cyrille ébranlent la porte et la cloison.
— Qu’est-ce que vous avez à me droguer, bande de vaches !
Il cogne de plus en plus fort et les coups se répercutent en lui. Sa voix enrouée porte mal.
— Ouvrez-moi, bordel de Dieu. Ouvrez-moi !
La porte s’ouvre. Le geste de Cyrille reste en l’air. Sa bouche s’ouvre mais rien n’en sort.
— Sacrer pareillement ici. Eh bien monsieur Labrèche, si je m’attendais…
Une jeune religieuse au regard de soleil sourit. Un des infirmiers que Cyrille a vus hier se tient derrière elle.
— Je veux m’en aller, bredouille Cyrille.
Le visage fisse entre les bandeaux blancs se met à rire.
— Pas sans vous habiller, tout de même !
La religieuse pose ses mains à plat contre la poitrine de Cyrille qu’elle repousse doucement pour entrer.
— On m’a assommé avec une saloperie de thé…
— Bon, voilà autre chose, à présent. Notre thé qui n’est pas bon.
— C’est une saloperie.
Le regard de Cyrille s’est assombri.
— Eh bien, Mme Robillard qui est venue ce matin pour vous voir va être contente d’apprendre que le thé de son magasin est comme vous dites.
— J’ai pas parlé…
Cyrille s’interrompt. Un autre homme à blouse blanche mais tête nue vient d’entrer. Il est petit, assez mince avec un regard très bleu dans un visage hâlé. Ses cheveux blonds sont taillés en brosse. Il a une voix chaude et bien posée.
— Bonjour, monsieur Labrèche.
Cyrille grogne.
— Je suis le docteur Dugay. Comment allez-vous ?
— Je veux mes habits. Je veux rentrer chez moi.
Le docteur rit.
— Tous les patients ont hâte de sortir d’ici. Vous, vous avez la chance d’être solide comme un roc.
— Justement, j’ai rien à foutre à l’hôpital.
— Asseyez-vous et enlevez-moi ça.
Du pavillon de son stéthoscope, le médecin montre la veste de toile.
— Juste pour écouter vos poumons et votre cœur.
— J’ai rien.
— On va voir ça en deux minutes.
Cyrille soupire. La religieuse et l’infirmier l’aident à retirer sa chemise. Le petit cercle de caoutchouc glacé court sur son dos, ses côtes, sa poitrine. Il s’arrête un peu partout.
— Respirez. Toussez. Ne respirez plus.
Le médecin se redresse. Il prend le poignet de Cyrille et tâte son pouls. Sa voix vous enveloppe comme dans du velours.
— Je ne peux pas vous garder ici contre votre volonté, mais vous n’êtes pas en très grande forme. À mon avis, vous seriez mieux au foyer de l’Âge d’or, tout au moins pour l’hiver.
— Quoi ? mais j’ai ma terre, moi. Et mes bêtes.
— Quand vous serez mort, vos bêtes…
— Je suis pas encore mort. Puis je veux m’en aller.
— Seul à Val Cadieu…
— Je serai pas longtemps seul…
— Je sais. Vous attendez du monde, mais précisément, en attendant, vous pourriez aller au foyer…
Il tient toujours la main de Cyrille qui essaie de la retirer. La poigne est aussi ferme que la voix est veloutée.
— Écoutez-moi une minute. Ce que vous avez fait à la gare, mieux vaudrait ne pas recommencer. Vous allez rentrer chez vous, mais à une condition : vous me promettez de prendre les médicaments que je vais vous donner, et de revenir me voir dans dix jours.
Il se tait. Tout le monde se tait. Derrière la fenêtre, très loin, les nuages continuent de s’effilocher. Quelques instants passent. Le médecin secoue la main de Cyrille qu’il n’a pas libérée.
— Alors, monsieur Labrèche, on marche comme ça ?
— D’accord.
— J’ai votre parole ?
— Je le jure sur… sur…
Il hésite, puis, soudain soulevé d’un élan de joie, il lance : — Je le jure sur ma jument.
Tout le monde rit. Redevenant grave, le médecin dit encore : — Vous connaissez Mme Robillard mère.
— Si je la connais, vous pensez…
— Eh bien je la soigne. Elle est comme vous. Elle a trop travaillé.
— Ça, pour travailler…
— Dès qu’elle a appris que vous étiez ici, elle est venue me voir. Elle n’en finissait plus de dire du bien de vous : C’est le plus courageux que je connaisse. Vous pouvez lui faire confiance, je me porte garante de lui.
Le docteur parle encore de Catherine, mais Cyrille n’écoute plus. L’infirmier qui était sorti vient de revenir avec ses vêtements et l’aide à s’habiller. Le docteur ajoute : — Le forgeron aussi est venu. Je vous laisse sortir à présent parce qu’il m’a promis de vous reconduire chez vous.
De grosses larmes coulent sur la barbe de Cyrille qui bredouille : — Y a du bon monde… y a tout de même du bon monde.
Le médecin disparaît. L’infirmier s’en va lui aussi et la religieuse reste seule avec Cyrille. Elle attend qu’il ait fini de lacer ses brodequins pour dire : — Mme Robillard, faudra que vous alliez la remercier. Et puis à la gare, vous devriez aller vous excuser.
— Sûr que j’irai.
Cyrille a répondu d’un ton un peu rêche. Il n’aime pas qu’on vienne lui dicter sa conduite. Il ajoute, pour ne pas avoir l’air d’exécuter les ordres qu’une gamine lui donne : — J’irai quand je reviendrai à Saint-Georges. Aujourd’hui, c’est trop tard. C’est que je ne suis pas rendu, moi. Quelle heure c’est ?
— Il est onze heures et demie.
La religieuse l’accompagne jusqu’au bout du couloir. Il ne reconnaît pas du tout les lieux. Il ne se souvient pas d’être jamais passé par là. Avant de descendre, il demande : — Est-ce que je dois payer ?
— Non. Les soins sont gratuits, pour vous.
— J’ai de quoi payer, hein !
— Oui oui, allez. Et pensez à ce que le docteur vous a dit. Et prenez bien vos pilules tous les soirs. Et le sirop quand vous toussez.
Cyrille porte la main à sa poche pour s’assurer que les deux flacons y sont. Il se retourne au moment où les portes de l’ascenseur s’ouvrent. Il hésite un peu et finit par dire : — Au revoir ma sœur. Merci pour tout.
Dès qu’il se retrouve seul dans cette boîte qui remue, il a envie de cogner sur les portes. Mais la descente dure à peine quelques secondes et les portes s’ouvrent toutes seules. Cyrille sort. Il traverse le hall très vite sans rien voir que les grandes vitres et, de l’autre côté, des arbres dorés.
Il sort. Le vent l’empoigne et il a envie de hurler. Il court. S’arrête. Déjà le souffle lui manque et ses jambes sont lourdes.
— Y m’ont foutu en l’air avec leurs drogues.
Il repart en ménageant sa respiration.
— Je devrais passer chez Robillard…
Il hésite à un coin de rue, mais c’est Bergère qui est la plus forte. Il l’imagine attachée dans l’écurie du forgeron. Il la revoit tirant sur sa bride devant la gare.
— Mme Robillard, elle comprendra bien.
Et il file vers la maréchalerie, du plus vite qu’il peut.