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Bergère a reconnu son pas bien avant qu’il n’atteigne l’écurie. Elle s’est mise à hennir à pleins naseaux en bousculant ses bat-flanc. Cyrille n’a vu qu’elle. Il ne s’est pas lamenté, comme chaque fois qu’il entre là, sur cette si belle écurie faite pour dix bêtes et complètement vide depuis des années. Encombrée seulement de ferraille. Il a détaché Bergère. Il a pris dans son bras sa grosse tête contre laquelle il a collé sa joue. Trop noué pour articuler un mot. Ils sont restés ainsi jusqu’à l’instant où Joseph les a rejoints. Puis Cyrille a mangé avec le maréchal et sa femme, une grande blonde sèche comme une épinette mais qui cuisine bien. Ensuite, le maréchal l’a accompagné jusqu’à la sortie de la ville.

— Pourquoi tu perdrais ton temps ? Même si je m’endormais sur le char, Bergère saurait bien me rentrer.

Et c’est à peu près ce qui s’est passé. Encore abruti par les drogues et alourdi par le pâté chinois de la maréchale, il n’a pas vraiment dormi, mais somnolé, le dos contre les ridelles, les guides autour du poignet. Et les voilà bientôt à Val Cadieu. La jument qui sent l’écurie allonge le pas. Cyrille se secoue.

La fin de l’après-midi est un grand feu. Le ciel s’est embrasé à l’ouest pour donner jour à une lueur ocre qui brosse la forêt rouge et or. Seules les parties plantées en résineux plaquent des îles d’ombre. Les premiers vols de feuilles montent en spirale. Le vent les porte haut avant de les éparpiller. Très loin dans les hauteurs, deux V de grands migrateurs passent.

— C’était temps qu’on rentre. L’automne va être précoce et l’hiver sera vite sur nous. Allez, ma belle !

Toute la joie du monde dans ces trois mots. Une ombre passe.

Il ferme un instant les yeux. Sa tête est sonore. Par moments bourrée à craquer, à d’autres à moitié vide. Un cerveau tout petit qui va d’un bord à l’autre de son crâne comme les billes dans les grelots de sa jument.

— Sûr qu’ils m’ont fait prendre des saloperies.

Il tire de sa poche un gros flacon en verre brun à bouchon de métal. Une étiquette blanche porte des indications tapées à la machine qu’il a du mal à lire.

— Deux le soir au coucher.

— Ben on verra.

— T’as promis de les prendre.

— Je vais essayer. Si ça me rend malade, y a personne qui va venir voir.

— T’as juré sur ta jument.

Il a un geste comme pour se débarrasser d’un vol de moucherons.

— D’accord. Allez, ma belle !

Ils sont à l’entrée de Val Cadieu. Cyrille regarde l’église avec son clocher légèrement incliné vers le sud, comme s’il ne l’avait pas vue depuis des mois.

— Tu parles que je vais m’en aller chez les vieux. Ben merde, et ma terre ?

— Les autres qui vont arriver.

Il hausse les épaules.

— Les autres, je m’en fous. La crise, c’est peut-être pas pour tout de suite.

— C’est ce que dit Joseph.

— Seulement lui, c’est un homme de mécanique.

Il se hausse, puis se met debout sur le plancher du char en se tenant à la ridelle. Ses génisses et son taurillon sont paisibles dans leur embouche.

— Ça va être juste le temps de rentrer les dernières patates.

Il regarde tout avec une grande sérénité. L’envie de travail est en lui, mais sans fièvre.

— Quand je vois ce que j’ai fait cet été juste avec Bergère, ben ma foi, j’ai besoin de personne.

— Val Cadieu est pas à la veille de mourir… C’est comme ça et c’est pas autrement.

Ils arrivent devant la maison.

— Maudit, j’avais tout laissé ouvert ?

Déjà moins serein, il saute du char avant même que Bergère ne soit arrêtée. Il se précipite dans sa maison.

— Mais bon Dieu, qu’est-ce qui s’est passé ?

Il ne parvient plus à se souvenir du moment où il est parti.

— Bon, je suis allé pour les chercher à la gare. Je me suis peut-être un peu pressé. Mais, sacrebleu, pourquoi j’ai tout laissé comme ça ?

Sa table est encombrée. Trois bouteilles de bière vides, son assiette, deux bols, la miche de pain dont il ne reste qu’une boule grosse comme deux poings et toute piquetée.

— Mes amis, vous vous êtes pas privés.

Il regarde un plat long où il n’y a que quelques fientes.

— C’est que j’avais des fromages, là-dessus. Tout relavé.

Il examine de plus près la toile cirée et ramasse quelques crottes noires et dures.

— Il est venu des rats aussi. Maudite affaire, si j’étais resté deux jours de plus, ça me dévorait la maison !

Il ouvre son petit meuble. Un sac de pâtes à potage est crevé. Une boîte de sucre aussi.

— J’étais à Saint-Georges, j’ai même rien acheté. Je sais vraiment pas où j’ai la tête, moi. Ça va m’obliger à y retourner.

Il se redresse. Son char roule. Bergère a tiré la voiture devant la grange et boit au bassin. Cyrille sort et se met à gesticuler.

— Je sais plus où j’en suis, moi. Voilà que j’oublie ma jument, ma parole, y m’ont vraiment foutu en l’air avec leurs drogues.

Il se hâte de rejoindre Bergère qu’il commence à dételer pendant qu’elle continue de boire.

— Viens-t’en voir, ma belle. Je m’en vais te gâter un petit peu, moi. T’as bien mérité ça.

Elle le suit à l’écurie où il lui verse une bonne ration d’avoine, lui donne du foin et commence à la bouchonner. Ses mains s’attardent sur le poil soyeux légèrement humide, elles se font douces. Elles palpent. Elles reconnaissent. Elles s’assurent que la bête est bien en parfaite santé.

Et quelque chose de doux se met à couler en lui, comme un nectar longtemps espéré.