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Depuis bientôt sept années que Bergère partage l’existence de Cyrille Labrèche, elle le connaît mieux que personne. Elle marche à vingt pas derrière lui sans s’inquiéter de son allure, de ses arrêts brusques et de ses gesticulations. Elle ne s’étonne plus de le voir menacer du poing un poteau électrique, taper à grands coups de botte dans une vieille fourmilière.
Malgré le tintement des grelots et le brinquebalement du char, à certains moments, elle perçoit les coups de gueule. Ça arrive comme des aboiements. Mais Bergère avance sans trop s’en soucier. Les gestes brutaux et les coups de gueule ne lui sont jamais destinés.
Bon. Voilà qu’il s’arrête encore. Et cette fois il est pris d’une belle rogne. Un grand moment d’orage. Il en va toujours de même lorsqu’il s’en prend aux gouvernants.
— Racaille et compagnie. Tous de mèche avec les grosses compagnies pour faire crever de faim le pauvre monde qui s’échine à la terre. De nos jours, y en a que pour les mécaniciens et les bureaucrates. Tous les culs-de-plomb qui bouffent dix fois ce qu’ils peuvent gagner.
Les bras se lèvent vers le ciel. Les poings sont crispés.
— Mais je peux aussi prendre mon fusil !
La voix déraille. Bergère se décide à continuer. Arrivée derrière son maître, elle s’arrête et le bourre du nez au milieu du dos, tout en haut, en lui soufflant dans le cou. La voix redevient humaine. Cyrille se retourne et sa main gratte l’encolure.
— T’es bien pire qu’une femme, toi.
Son regard se détourne de sa jument. Il scrute le sous-bois. Comme s’il s’éveillait d’un cauchemar, comme s’il cherchait une épingle dans cette immensité de fouillis qui commence à deux pas de lui. Il se tourne à nouveau vers Bergère. D’une voix tout à fait calme, il annonce :
— J’ai envie de marcher un peu. Ça me fera du bien.
Depuis plus d’une heure il arpente devant son attelage.
— Quand y a des mois que t’as pas posé tes semelles ailleurs que dans la neige, ça fait rudement plaisir de retrouver la terre ferme.
— Tiens, j’vais me couper une trique.
— Le printemps, c’est ça : le droit de marcher sur la terre.
— Puis même de t’y vautrer si t’en as envie.
Il sort son couteau de sa poche. Il le contemple et la joie illumine son visage.
— Sacré bon couteau, qu’il m’a vendu là, Steph. Ça fait trois ans que je l’ai, y coupe comme un rasoir.
Sur le manche de corne claire, est gravé en noir un énorme poisson qui ouvre une gueule immense pour en avaler un tout petit.
— Seulement moi, je veux pas être dévoré.
— Faut se défendre.
Il ouvre la lame dont le cran d’arrêt se bloque avec un joli clic tout clair. Il tient bien en main le manche légèrement cintré et fait un geste comme pour planter le fer en avant. Il rit.
— Ça te crèverait une bedaine de ministre comme de rien.
— L’ministre, faudrait qu’y vienne jusque par ici.
— Ça risque pas.
— Puis on a déjà assez de vermine avec les maringouins.
Tout fier de sa trouvaille, il s’y attarde. Il la répète en s’adressant cette fois à Bergère qui hoche la tête. Bergère opine toujours du chef à tout ce qu’il énonce. Changeant de ton, il ajoute :
— Puis toi, bouge pas du chemin. Tu serais bien capable de t’enfarger et de me verser le char avec tout ce que je ramène.
La jument le regarde sauter le fossé. Il se retourne. Elle ne manifeste aucune intention de le suivre. Il la contemple tout attendri soudain. Il a presque des larmes dans les yeux. Parce qu’elle est là. Tranquille de l’autre côté d’un fossé.
— Tu sais ce qu’y dit Hauris ?
— Y dit pas mal de choses.
— Oui, mais à propos des chevaux.
— Oui, alors ?
— Y dit : Les chevaux, c’est moins bête que les hommes.
Tout en devisant, il s’est engagé dans le bois, son couteau à la main. Il se prend les pieds dans les ronces. Il jure un coup, mais ce n’est pas un rebond de sa colère.
— La preuve, c’est que quand tu vois défiler des soldats, y a que les chevaux qui veulent pas marcher au pas.
Il se dépêtre en levant haut les jambes. Il s’approche d’une trochée de cormier bien drue.
— C’est juste comme ça que je les aime.
Il écarte les rejets tortueux partant de la couronne de la vieille souche moussue, pour choisir vers le centre un surgeon bien droit.
— Toi, t’es un malin. T’as filé vers la lumière. T’as bien fait, mon petit. T’es juste ce que je veux.
Cyrille se penche et fait tourner sa lame qui étincelle au soleil. Il entame l’écorce et l’aubier tout autour de la tige, puis il enlève de petits éclats. Chaque fois qu’il s’en prend à un arbre quelle que soit sa taille, il éprouve une sorte de joie secrète. Une jouissance profonde qu’augmente encore la vue de la sève qui mouille le métal.
— C’est déjà tout juteux à cœur. Je m’en doutais. Le junco, c’est un oiseau qui trompe jamais son monde.
Son geste se fait plus rapide, mais sans rien perdre de sa précision. La branche s’incline.
— En voilà un qui fera d’ombre à personne.
— L’arbre, c’est l’ennemi. C’est la teigne !
— T’en verras jamais un à côté d’une ferme. Jamais !
— On a assez lutté contre pour lui arracher notre terre.
Il serre les dents. Sourcils froncés un instant. Se redresse et regagne le chemin. Avant de reprendre sa marche, il taille à coups secs les brindilles et arrondit soigneusement la poignée.
— Allez ma belle, viens-t’en !
Nul besoin d’ordonner, attachée à lui comme le plus fidèle des chiens, Bergère le suivrait au bout du monde. Surtout si on lui promettait qu’elle sera seule à recevoir les caresses et à entendre ses éclats de voix.
En réalité, ils ne sont jamais seuls. Il suffit d’une feuille de papier tirée d’une enveloppe pour que des gens qu’elle ne connaît même pas s’en viennent faire un bout de chemin avec eux. Il suffit d’un mouvement de terrain pour que ceux-là s’envolent par-delà le bois et soient remplacés par d’autres.
Koliare bondit soudain au milieu du chemin pour rejoindre Cyrille dans un bas-fond particulièrement boueux. En pleine gadoue, l’immense Ukrainien patauge à bottes que veux-tu en gueulant :
— Raspoutistra ! Raspoutistra !
Un mot que ce grand fou avait apporté de sa lointaine patrie et qui veut dire « chemin coupé par la boue ».
— Tu parles ! Un seul mot pour dire tout ça et même un peu plus !
Un mot qui monte à la gorge de Cyrille un peu à la façon d’un éclat de rire.
— Raspoutistra ! Raspoutistra !
Il essaie de le rouler sur sa langue comme faisait l’autre. Il s’en gargarise. Il voudrait l’avaler autant qu’il le lance dans l’air éclatant de lumière, comme s’il redoutait de le perdre. Si le mot disparaît, est-ce que ne va pas s’éclipser avec lui le bon géant braillard, le merveilleux compagnon de labeur qui vient de le rejoindre ? Le grand Koliare est bien moins mort que pas mal de vivants qui l’ont abandonné. Qui ont foutu le camp, la crève aux trousses. Le seul inconvénient avec des êtres comme l’Ukrainien, c’est qu’ils ne restent jamais en place. Ça fout le camp sans raison aussi vite que c’est venu. Cyrille patauge dans un autre passage fangeux. Jadis, chaque printemps, les hommes de Val Cadieu venaient ici pour coucher des branchages et des rondins en travers du chemin. Il crie de nouveau :
— Raspoutistra !
Mais le mot ne claque plus à la manière du linge au vent. Il fait long feu ainsi qu’une cartouche humide et traîne dans son sillage un sursaut de colère.
— Je m’en contrefous. Je voudrais qu’y ait plus de chemin du tout. Avec ma jument, je passerai toujours. Si les autres passent pas, je serai sûr d’avoir la paix.
Il se retourne, l’œil sombre, le regard au ras du rebord de son chapeau. Pas pour surveiller Bergère dont il sait fort bien qu’elle le suit. Ce qu’il cherche n’est pas plus derrière que devant. Ni dans le bois qui commence à mordre sur le chemin. Pas plus d’ailleurs sur l’eau de l’Harricana qu’on devine par endroits, quand une courbe s’en vient chanter derrière un mince rideau d’arbustes. L’Harricana qui charrie ses glaces et fait sa belle musique pour marquer la fin de la saison des misères. Ce qu’il cherche sans s’en rendre compte n’existe nulle part ailleurs qu’en lui. Tout. Le bon et le mauvais. Ce qui faisait le grand feu de vie à Val Cadieu. Tout ce qu’il en reste est en lui.
Soudain, il a chaud. Trop pour la saison.
Il repousse en arrière son chapeau dont il a percé le fond à coups de ciseaux pour permettre la ventilation.
— Faudra que je te refasse d’autres trous, à toi.
Il lève la tête et cligne les paupières. Il boit longuement à la source de vent frais qui irrigue le ciel. Bergère se rapproche et il ne lui laisse pas le temps de s’arrêter. Il repart dès qu’il entend venir le grincement des longerons du char et le chant aigre des grelots. Sa démarche est de plus en plus saccadée. Ses jambes maigres sont une mécanique déréglée. Autour, le pantalon flotte en accordéon. Cyrille a taillé en biseau l’extrémité de sa canne qu’il pique un peu vivement dans une touffe d’herbe. Le bâton reste pris dans la terre et échappe à sa main trop pressée. Un pas. Arrêt brusque. Il se retourne pour cueillir le bout de bois qui s’incline lentement.
— Tonnerre ! Vas-tu me suivre, oui !
Il reprend son couteau et coupe cette pointe qui pénètre trop facilement le sol. Ses lèvres minces sont serrées. Il demeure quelques instants la main largement ouverte à contempler son couteau. Il aime bien ce gros poisson à dos rayé.
— Il avait raison, Steph, c’est un bon couteau. Mais c’est pas donné. D’autant que l’autre était encore bon. Si je l’avais pas perdu…
Sa main se referme lentement sur le manche qu’elle serre très fort.
— Les Robillard, c’est pas des voleurs. Seulement de nos jours, rien n’est pour rien.
Il repart.
— Si, c’est des voleurs.
— Maudite vieille, qu’est-ce que tu viens faire ici, toi ? Ah ! Tu reviens de loin, vieille teigne. Tu dois pourtant être enterrée depuis belle lurette !
La vieille l’accompagne un bout de route. Elle n’a pas quitté ce lit d’infirmerie où il l’a connue quand il allait rendre visite à Élodie et, pourtant, elle le suit en continuant de brailler :
— Si les Robillard font du crédit, c’est pour mieux tenir le pauvre monde. C’est pour lui tondre la laine sur le dos.
— Foutras-tu le camp, vermine !
La vieille s’accroche jusqu’au moment où Cyrille s’arrête net. Le geste en suspens. Il tourne la tête, les rides de son front s’atténuent les premières. Le regard s’éclaire.
— Mésange ! Tiens, tu m’as retracé jusqu’ici.
Il sifflote mais l’oiseau ne se montre pas et son pépiement s’éloigne.
— Je te connais. Je connais tes manières, va.
Cyrille repart d’un bon pas, cœur grand ouvert au soleil. Il marche calmement durant un bon quart d’heure avant de s’arrêter pour tirer de sa poche sa blague et sa pipe qu’il bourre d’un doigt nerveux. Il fouille dans la poche de sa grosse chemise à carreaux noirs et rouges, sort une allumette dont il écrase le bout d’une pichenette de son gros ongle brun et délité. Il tire quelques bouffées. Le bonheur se lit sur son visage. Bergère s’est arrêtée à six pas. Le vent lui pousse dans le nez cette odeur âcre qu’elle n’apprécie guère. Une ombre passe dans le regard de Cyrille.
— L’hiver que j’étais à l’hôpital, fallait se cacher dans les toilettes pour tabaquer. Misère !
Il reprend sa marche.
— Une pipe, c’est pas fait pour se cacher. C’est comme un homme : ça a besoin d’air pour vivre sa vie de pipe.
— Ça vous donne un bon goût de boucane. Ça vous aide à chasser les maringouins en été.
— En hiver, ça vous chauffe le creux de la main.
Il rit.
— Sans compter qu’une pipe, ça peut vivre bigrement plus longtemps qu’un homme.
Cyrille mâchouille de ses incisives noircies le tuyau usé.
Il fait tourner son bâton qui siffle en fouaillant le soleil. Puis il le rabat d’un coup sec sur une ronce qui se casse en s’effilochant.
— M’en vas vous trancher la gueule, mes garces !
Le voilà parti en guerre contre tout ce qui fait mine de déborder sur le chemin. Il tape comme une brute sur chaque pousse. Quand l’une d’elles résiste, il s’acharne. Sa rogne le reprend.
Soudain, il s’arrête. Sur la gauche, il y a un tronc de pin qui se trouve là depuis plusieurs années. L’arbre était tombé en travers du chemin, il est venu le scier mais n’a jamais eu le temps de le débiter complètement pour l’emmener. Du bout de sa trique, il tâte l’écorce moussue. Il en fait tomber une large plaque. Dessous, l’aubier est spongieux. L’eau coule à chaque pression.
— Foutu.
— C’est du papier.
— Ça vaut plus un clou.
Il demeure un moment pensif, puis son regard fouille la lisière de la forêt. Aux endroits dégagés et bien abrités du nord, les revers fument. L’herbe recuite par le gel est habitée de frémissements.
— Sûr que c’est pas rien, ce qui se passe là-dessous !
— Ça doit déjà tout grouiller de vie. C’est grand temps de s’y mettre.
Il se retourne pour attendre son attelage.
— Alors, tu vas te remuer, oui ? Je dis que c’est grand temps de s’y mettre.
Il jette loin son bâton et remonte sur le char.
— Allez, hue !
Ils vont un long moment durant lequel Cyrille, les yeux mi-clos, dodelinant du chef, semble somnoler. Se dressant d’un coup, il joue du poignet sur les guides et dit sans crier :
— Ho ! Holà !
L’attelage s’immobilise mais la jument secoue la tête. Elle fait grincer la limonière et danser les grelots.
— Arrête !
Le vent ronronne à peine dans les épinettes. Un trille très musical s’élève, aussitôt suivi de pépiements. Le visage de Cyrille s’illumine. Il enlève son chapeau d’un large geste. La couronne filasse de ses cheveux clairsemés ruisselle de lumière. Une mèche décollée se dresse comme une maigre corne.
— Junco, c’est toi mon tout gris. Je t’ai reconnu. Montre-toi, Junco. T’es le printemps. Viens. Viens mon tout gris.
Il n’en finit plus d’appeler d’une voix qui grimpe vers les aigus avant de dégringoler les cascades d’un rire pareil au chant de l’oiseau toujours invisible.
— Je te l’avais dit qu’il était là. Tu vois, je m’étais pas trompé.