35
— Pas besoin de regarder le ciel !
Cyrille s’habille dans la pénombre mouvante. Dès qu’il a passé son pantalon, il va tout de même jusqu’à la fenêtre. Des nuées défilent devant une énorme lune ronde. Des gouffres noirs s’ouvrent entre des franges de lumière crue.
— Tout ça n’apporte sûrement rien qui vaille. C’est le bruit qui l’a tiré de son sommeil. Il ouvre la porte et sort sur le seuil. Un souffle glacé l’enveloppe.
— C’est un vent qui porte la mort. Câline, si le nordet nous amène déjà l’hiver au début d’octobre, c’est que le bon Dieu est vraiment pas de notre bord.
Il rentre et referme la porte.
— Je m’en vais manger.
— Qu’est-ce que tu pourrais bien te faire ?
— Une grosse soupe de nouilles.
— Avec de l’arôme de bœuf dedans ?
— Oui. Et aussi une boîte de purée de tomates. Avec ça puis un bout de fromage, je suis capable de tenir la journée.
Il se met à rire.
— Mange de nuit, tu gagnes du temps.
Il met son eau à chauffer et charge son feu.
— Toi, ma vieille, tu vas faire pareil.
Il sort. Le ciel est en pleine rage. La forêt se déchaîne. On voit d’ici brasiller l’Harricana. La bourrasque charrie de la glace et secoue les bâtisses.
— Pour peu que je sois encore obligé de me mettre à reclouer des planches. Mille dieux, j’en sortirai donc jamais !
Bergère ne dort pas. Elle n’est pas étonnée de cette visite nocturne.
Elle prête l’oreille au vent. Toute la grange miaule et gémit. Quelques bardeaux claquent en vibrant.
— T’aurais eu meilleur compte à rester chez Joseph.
Il fait à peine clair lorsque Cyrille gagne son champ avec Bergère attelée au char. Le nordet a encore pris du nerf. Les rafales plus courtes dépouillent la forêt. Un torrent de feuilles passe presque sans trêve sur les terres nues. Pas d’oiseaux. Seulement cette vie du vent glacial qui empoigne Cyrille comme pour lui arracher ses vêtements.
— Hue ! C’est pas l’heure de musarder.
La charrue se met à ouvrir le sol et la bourrasque est si violente que des fanes arrachées sont emportées.
— Bon Dieu, tu me volerais tout de même pas mes patates !
Cette empoignade excite Cyrille. Elle cingle aussi Bergère qui mène sa besogne à une cadence terrible.
— Faut qu’on finisse, ma vieille !
Il va, les dents serrées, grognant plus qu’il ne parle. La tête enfoncée entre les épaules, secoué par sa charrue, les pieds touchant à peine le sol, souvent pareil à un pantin désarticulé. À cause du froid et de la violence du vent, il a troqué son chapeau contre sa tuque de laine. Il n’y a pas une heure qu’il travaille que déjà il transpire. Mais rien ne saurait l’arrêter. Il semble que, depuis hier, même sa toux ait décidé de le laisser en paix. Alors il trime, toujours plus vite, comme aiguillonné par ces menaces de plomb et d’argent qui courent d’un bord à l’autre du monde.
Mais le temps est plus rapide que Bergère. Cyrille a à peine accompli la moitié de sa tâche qu’il sent les premières piqûres sur son visage. Presque rien, comme si quelques moucherons oubliés venaient de quitter le couvert du bois pour s’offrir au vent. Presque rien, mais assez pour qu’il comprenne.
— Foutu !
Son hurlement n’arrête pas Bergère. Ils vont d’un trait au bout du sillon, là où la terre bute contre les premiers arbres. À cause du remous qui se forme au moment où le vent plonge sur le découvert, les flocons minuscules, secs comme du sable, tourbillonnent et semblent plus serrés. Cyrille se redresse pour faire virer sa charrue. Habituée à la manœuvre, Bergère amorce son mouvement.
— Ho !
Elle s’arrête. Elle tourne la tête pour interroger. Cyrille est immobile. Ses mains qui ont lâché les mancherons de bois se lèvent devant son visage. Elles sont à demi ouvertes. Pareilles à des serres de rapace. Elles montent encore à mesure que le regard perdu s’éloigne de la forêt pour scruter le ciel. Mais le ciel est là. Tout près, pareil à un tissu rigide qui file, file tout droit avec des crissements de herse. Les arbres et le sol grésillent. La blancheur accuse le fond des sillons et chaque motte de terre. Les poings de Cyrille se serrent, ses bras se tendent. Sa voix gagne très vite les aigus :
— Je suis maudit. Je suis maudit. Je suis…
Cette fois, il a hurlé trop fort. Sa toux l’empoigne, le tord, le secoue. Cassé en deux, il se cramponne d’une main à sa charrue et, de l’autre, essaie de comprimer sa poitrine. Les larmes ont envahi ses yeux. Sa vision se brouille. Tout devient gris, confus, comme si la tempête qu’il a tant redoutée venait d’entrer en lui.
Quand il a fini de cracher, une fois qu’il s’est essuyé les yeux, Cyrille se redresse à demi et regarde autour de lui. Tout blanchit très vite. L’envie le prend de se laisser tomber sur le sol, comme ça, pour en finir sur cette terre de misère.
Bergère secoue la neige qui prend sur sa crinière. Les grelots tintent.
— Si t’étais pas là, toi…