34
Cyrille s’est endormi avec, en lui, cette tiédeur couleur de miel. Il s’est endormi en pensant au travail qui l’attend. Tout était clair. Sa solitude à Val Cadieu avec les morts du cimetière qui sont bien morts et les absents qui n’ont sans doute aucune envie de revenir. Avant de se coucher, comme il l’avait promis, il a pris deux comprimés.
Et c’est le grand jour qui le réveille. Il se dresse. Les idées mal en place.
— Le jour. Merde. Puis l’envie de pisser, bon Dieu.
Il regarde sa montre. Elle est arrêtée.
— Voilà que j’ai plus d’heure.
Il se précipite dehors. Le vent s’est calmé. De longues filasses grises enveloppent les arbres et traînent sur le fleuve.
— Maudites saloperies de pilules. Si c’est pour m’empêcher de faire ma besogne, je me sens plus obligé de les prendre.
— Si ça se trouve, demain y pleuvra. Avec ça, t’as perdu au moins deux heures.
Il ne prend pas le temps d’allumer son feu. Il se passera de thé. Il coupe un morceau de pain qu’il enfile dans sa poche après en avoir pris une bouchée.
Il sort en laissant tout ouvert, se hâte vers l’écurie. Bergère semble étonnée. Une mesure d’avoine.
— Dépêche-toi. Tu mangeras mieux quand on aura travaillé un peu.
Il l’étrille rapidement, la sort et l’attelle à sa petite charrue. La roue grince jusqu’à la pièce qu’il a plantée en pommes de terre et, tout de suite, le travail commence. Avec juste des ordres brefs, les sonnailles des grelots et les tintements des chaînes. Pas de discours, pas un mot inutile. Bergère a compris tout de suite : le jour n’est pas à l’amusement. Elle se donne à pleine encolure, à pleins reins. Ce travail en terre meuble à la petite charrue n’est pas grand-chose pour elle. Si on le lui demandait, elle serait bien capable de le mener au trot.
Derrière le soc luisant, la terre se lève couchant les fanes jaunies et mettant à jour les tubercules blancs.
— Elles sont grosses. Puis y en a.
La seule vue de sa récolte le paie déjà de sa fatigue.
Ils vont ainsi deux bonnes heures. À peu près la moitié de la pièce.
— Je vais toujours ramasser ça.
Il laisse la charrue sur place et ramène Bergère.
— Toi, t’as de la veine. T’as fini pour un bon bout de temps.
Il la laisse dans l’embouche, va prendre une pioche à trois dents et retourne à son champ.
— Là, c’est autre chose.
Il vient d’interroger le ciel. Un vent haut perché y charrie son lot de nuées. En bas, le calme demeure.
— Si ça vire à la pluie, je vais être bien amanché, moi.
Il se met à piocher, tirant du sol les pommes de terre que la charrue a oubliées et rassemblant tous les tubercules en tas distants l’un de l’autre d’à peu près dix pas.
— Ça pourrait rester à l’air un jour ou deux, ce serait bon, mais y a trop de risques. Je les étendrai à la grange.
Vers la mi-journée, Cyrille court chez lui, coupe un morceau de pain et de fromage, boit deux grands verres d’eau et revient à son travail en mangeant. Une force terrible le pousse à aller de plus en plus vite. Ses reins sont douloureux, ses poignets aussi, mais il serre les dents et va toujours, ne se redressant que pour scruter un instant les menaces du ciel.
— Je sais comme ça fait, à cette saison : si ça se prend à la pluie, ça peut durer des jours. Après, c’est le bourbier et tout se met à pourrir.
Il est d’instant en instant plus nerveux. Ses gestes deviennent saccadés. Même plus le temps d’essuyer d’un revers de manche la sueur qui lui brûle les yeux.
— Maudit, on serait seulement deux !
Vers les trois quarts du jour, il a fini de mettre en tas. Il court chercher Bergère qu’il attelle au char. Il remplace par des planches les ridelles à claire-voie pour faire tombereau.
— Allez, hue !
Bergère ne traîne pas. Aussitôt sur place, ce sont les hue ! et les ho ! qui se succèdent. On s’arrête à hauteur d’un tas, les pommes de terre font leur bruit de tambour contre les planches et, vite, on va au tas suivant. Tout ça sent la fièvre. La hâte. On avance comme si le feu allait dévorer la terre.
La nuit est presque là quand ils reviennent dans la grange où Cyrille tape sur les crochets, fait basculer la benne et avance de quelques pas. Les clavettes remises en place, il dételle. Il soupire :
— Le temps serait moins couvert, on aurait pu arracher de nuit. Mais là, on n’y verrait rien.
À regret, il rentre Bergère.
Il va chercher sa lanterne et bouchonne sa jument qui n’a guère transpiré.
— T’es au moins pas trop fatiguée.
Le râtelier est plein. Le bruit de la bride et celui de la paille frottant les flancs emplissent l’écurie. C’est un bon bruit qui fait du bien. Soudain, Cyrille arrête son geste. Il fronce les sourcils comme s’il venait d’entendre quelque chose d’inquiétant.
— Tout de même, je pourrais être encore là-bas et que toi tu sois chez Joseph.
Cette pensée le calme un peu et lui fait apprécier ce moment. Il caresse longuement Bergère qui tourne la tête pour remercier. Il s’assure d’un regard que tout est en ordre. Décrochant sa lanterne, il regagne sa cuisine.
Sa fatigue est telle qu’il renonce à allumer son feu. N’éclaire même pas la suspension. À la lueur de sa lanterne, il mange du lard, des sardines à l’huile et du pain. Il boit une bière, puis, ayant allumé sa pipe, il souffle la bougie de la lanterne et demeure un moment assis dans l’obscurité, à fumer en silence. Il ne voit absolument rien, mais il sait que le flacon de pilules est sur la table, à portée de sa main.
— En tout cas, j’en prendrai pas ce soir. Demain, je veux finir d’arracher. S’agit pas que je m’oublie. Si la pluie me gagne de vitesse, je suis foutu.
Sa pipe éteinte, il la pose sur la table, se lève en retenant un gémissement de douleur et commence de se déshabiller dans l’obscurité. Ses gestes sont lourds. Le sommeil le tient déjà.