10
Après le départ de Cyrille, Bergère s’est rendormie, bien posée sur ses larges sabots. Avant jour, le coq la réveille. De son perchoir, il a vu une fente se dessiner entre deux planches. Il lance son premier cri éraillé. Puis toute l’engeance bavarde des poules arrive en se chamaillant et éparpille le crottin de la nuit. Les plus hardies sautent jusque sur la mangeoire et viennent, sous le nez de la jument, piquer du bec les graines d’avoine coincées dans des rainures. Il y a un bon moment que dure cette comédie lorsque approche la toux de Cyrille. Aussitôt, c’est la ruée. Toute la basse-cour est entassée derrière la porte à l’instant où elle s’ouvre. Et c’est chaque matin les mêmes cris : — Ho là ! Doucement la volaille. On n’est pas au feu.
Cyrille soulève le couvercle du coffre et cherche à l’aveuglette la vieille casserole qui lui sert de couloir. Il y a toujours un ou deux volatiles qui viennent lui battre des ailes dans la figure pour essayer d’entrer dans le coffre ou de se servir avant les autres à même la gamelle.
— Allez allez ! Au large les voraces.
Le lourd couvercle claque.
— Un jour, y en a une qui va se faire écraser la tête.
— Ça s’est déjà vu. Ça fait crac, puis c’est fini.
— On mange la poule au pot.
Il rit. La lumière est à la fête. Il lance son grain dehors d’un large geste et c’est une autre ruée à laquelle se mêlent les mésanges, deux pinsons batailleurs et leurs femelles. Dès qu’il a piqué une vingtaine de grains, le coq bondit au sommet du tas de fumier et s’égosille pour réveiller les solitudes tranquilles.
Cyrille rejoint Bergère dans l’écurie tiède et verse dans la mangeoire une bonne mesure d’avoine. Signe qui ne trompe pas : une solide journée se prépare. Tandis que la jument commence à manger, Cyrille empoigne la fourche à fumier et se met à nettoyer. La brouette grince. Par la porte restée ouverte, l’air froid pénètre au ras du sol, chassant les buées de la nuit.
Cyrille monte au grenier. Couinement de l’échelle.
— Je trouverai donc jamais le temps de te réparer, toi.
— Faut le faire.
— Je sais.
— Quand on se retrouve avec une patte cassée, on regrette. Surtout si on est tout seul.
— Sûr qu’ici j’aurai l’temps de crever avant qu’on me trouve.
En haut, le pas de Cyrille s’éloigne et revient. De la poussière ruisselle entre les planches et tombe sur les oreilles de Bergère qui se secoue. Cyrille lance de la paille avant de descendre.
— Tu vas sortir un moment.
Bergère qui a fini jusqu’au dernier grain d’avoine obéit et s’avance dans l’aube froide. La lumière frémit sur la terre où la nuit a laissé un voile de gelée blanche. La clarté de l’est grandit et accuse peu à peu l’ombre lourde des résineux. Cyrille qui décharge sa brouette grogne : — Y seraient là les uns et les autres, l’écurie, on la ferait chacun son tour. Des bêtes, j’en aurais encore pas mal, si j’étais pas tout seul.
Cyrille rentre sa brouette vide et sa fourche, puis ressort avec l’étrille et la brosse. Bergère qui était allée boire au baquet placé sous l’avant-toit se hâte de revenir. La toilette commence par un morceau de sucre. C’est la règle. Ensuite, les mains palpent le corps, les lames de métal chantent en raclant le poil, la brosse souple caresse partout. La séance se termine toujours par une visite des sabots.
— Donne. Donne ton pied.
La main tapote la jambe. La voix se fait autoritaire, sans brutalité. La jument soupire profondément pour bien faire comprendre qu’elle s’exécute par amitié. Elle se fait prier, mais elle aime aussi ce moment où l’épaule de Cyrille va s’appuyer contre elle. Par malice, comme il se baisse devant elle pour ramasser son matériel, elle pousse d’un coup de nez le chapeau qui tombe.
— As-tu fini tes âneries, dis ! Vieille bourrique.
Elle relève la tête et la secoue, fière de son coup.
Autrefois, quand elle faisait des choses pareilles, il y avait toujours du monde pour rire.
Une fois propre, Bergère attend les harnais. Lorsqu’elle entend remuer les chaînes, elle comprend qu’elle ne s’est pas trompée. On va aller tirer des souches pendant que la terre est encore meuble. Et pour qu’on s’y prenne à pareille heure, c’est que la journée sera dure et longue.
Ils partent par le lot voisin qui n’a plus de clôture et piquent droit sur la partie du bois prolongeant la terre de Cyrille. Il ne faut guère plus d’un quart d’heure pour arriver à pied d’œuvre. Le soleil est déjà tout proche. On le sent derrière la forêt comme une braise qui n’attend que le premier souffle pour dévorer un fagot. Et le vent renaît. Il promet le beau. Aussitôt la forêt se met à bavarder. Le soleil s’en mêle. Un large brasier grésille par-delà les bouleaux et les aulnes encore nus. Sur la droite, la masse des résineux résiste et le feu doit la déborder par la cime. Un long moment, la moitié du ciel est une voûte d’or qui pâlit vers le haut pour se fondre avec le vert bleuté encore tout luisant du froid de la nuit.
Cyrille s’est laissé prendre un moment à regarder.
— Mille dieux ! M’en vas vous montrer !
Il ne sait ni ce qu’il veut montrer ni à qui, mais sa colère commence à frémir en lui comme une eau qui approche de l’ébullition. Son exclamation a été si brutale que Bergère a couché les oreilles. Cet aboiement qui claque à la manière d’une mèche de fouet est le signal du départ. Le coup d’envoi de la matinée où tout va marcher sur un rythme d’enfer.
— Hue donc, la grosse !
Les reins se creusent, les muscles roulent sous la peau, le collier et les traits font entendre des craquements et des couinements inquiétants. Les chaînes se tendent. Vibrent. Les sabots creusent le sol et les fers mettent à vif la chair blanche des racines. On entend frémir les souches encore gorgées d’eau.
— Tire donc ! Tonnerre. T’es déjà fatiguée ?
Tandis que la souche enchaînée se soulève, Cyrille tranche à la hache ce qui résiste encore. Les coups bien appliqués font gicler hors de la tranchée de larges éclats clairs. Quand il ne reste presque plus rien, l’homme laisse sa hache, arrache ses pieds à la boue et court empoigner la bride.
— Allez ! Un coup à droite… Reviens là, ça y est !
Et tous les deux vont ainsi jusqu’à l’heure où le soleil est au plus haut. L’heure où il faut aller s’abreuver et se nourrir un peu pour se refaire des forces.
Quand ils s’en vont, un bon tas de souches échevelées et toutes luisantes de terre grasse est déjà là. Il va sécher en attendant le soir d’été calme où il pourra brûler.
À le contempler, Cyrille décolle un instant du moment. Il voit vingt, trente tas pareils sur tous les lots de Val Cadieu.
— On attendait l’ordre de feu. C’était l’agent des terres qui le donnait.
— Ou un curé de la colonisation.
— Fallait être certain que le calme tiendrait.
— On faisait ça à la tombée de nuit.
— Puis y avait des curés qui venaient des fois depuis Québec, depuis Montréal. Y voulaient qu’on chante des cantiques à la lueur des feux. Tu parles si on avait le goût à chanter.
— Crevés comme c’est pas possible.
— Noirs. Avec la peau rôtie et la barbe grillée.
— T’aurais vu ça.
— J’ai vu.
— Pas comme moi.
— C’était pareil sur tous les rangs.
Il se fait soudain un grand coup de nuit en plein midi, avec des feux qui éclairent jusqu’aux nuages. Et des femmes qui regardent de loin en retenant les enfants par la main. La voix soudain rauque : — De la terre, on en faisait pour pas crever.
— Y a des curés qui disaient : Vous faites de la terre pour l’éternité. Pour des générations qui béniront votre peine.
Il pousse un ricanement aigre et tend le poing comme s’il en voulait à l’univers entier.