37

Depuis que Cyrille est rentré, le vent n’a pas cessé de gagner en violence. On dirait qu’il tire sa force de la forêt furieuse qui lui jette des brassées de feuilles. La pluie a diminué. Il y a même une vague lueur jaune très froide qui coule entre terre et nuées. Elle vient tirer Cyrille de sa torpeur. Il se lève. Il enfile par-dessus sa veste grise son vieux ciré noir qu’il a rapiécé avec des morceaux d’un imperméable d’enfant que Charlotte Garneau lui a donné en partant. Il a ainsi de grands carreaux beiges aux deux coudes, sur le dos et sur l’épaule droite. Le capuchon aussi a été fixé au col par une bande de tissu beige. Il enfile ses bottes de caoutchouc et il sort.

Dès qu’il est dehors, il lui faut s’arc-bouter pour n’être pas renversé.

— Jamais vu ça !

Une main sur son capuchon, il regarde tout autour.

— Ça finira par arracher même l’herbe.

Au bord de l’Harricana qui émiette un reflet du couchant, de gros peupliers-trembles se sont couchés. On voit d’ici la terre et les cailloux soulevés par les racines partir au vent comme des feuilles. Cyrille ne sait plus si l’eau qu’il reçoit tombe du ciel ou si elle monte des flaques, des fossés, peut-être du fleuve qu’on voit écumer.

— Jamais vu ça !

Cyrille se hâte vers la grange. Des planches battent. Une tôle qu’il avait clouée où couchaient ses poules s’est soulevée, elle se tord avec un bruit inquiétant. Cyrille a du mal à tirer la porte de l’écurie que la tornade prend de plein front. À l’intérieur, c’est un autre vacarme. Il va près de Bergère. Il n’a pas pris sa lanterne mais il passe encore assez de jour par les trappes à fourrage pour qu’il puisse lui donner à manger. Il flatte ses flancs qu’il sent nerveux.

— T’es pas tranquille, hein, ma vieille.

Il rejette son capuchon. Il va pour monter à l’échelle lorsqu’il entend un terrible craquement qui se prolonge. Des chocs sourds, du bois brisé.

— Mille chiens ! Ma maison.

Il sort en courant. Non, la maison est intacte. Il déborde l’angle et, tout de suite, il voit la grange de Pinguet couchée. Des planches longues de dix pieds et larges comme quatre mains s’envolent en tournoyant et vont tomber plus loin que la clôture.

— C’est la fin de tout.

Cyrille est atterré. Il demeure un moment à contempler ce spectacle, puis il regarde les autres bâtisses et sa propre grange.

— C’était peut-être la moins solide… Tout de même.

Il revient à l’écurie et demande :

— Qu’est-ce que je vas faire ? Si je fous tout le monde dehors, vous êtes capables d’aller près de la forêt, comme le grand Boris. Et ici, si ça s’écroule ?

Les génisses qui ne sont pas habituées à l’étable meuglent presque sans arrêt depuis qu’il est entré. La jument n’est pas tranquille. Son œil est inquiet, sans cesse en mouvement. Ses oreilles remuent chaque fois que le bruit change de ton.

— Je vois bien que tu redoutes quelque chose. Je t’ai trop souvent raconté la mort du grand Boris, tu dois y penser. Si seulement ça pouvait t’empêcher d’aller près des arbres. Penses-tu, je te connais, dès que ça vente du nord, tu y vas pour te mettre à couvert. Et c’est là que tu risques.

Il réfléchit un moment, puis, tapant à petits coups sur la croupe, il dit :

— T’inquiète pas, je te laisserai pas toute seule.

Il sort et courbe l’échine contre la tourmente. Il court jusque chez lui, coupe un gros quignon de pain qu’il enfouit dans sa poche avec un morceau de lard enveloppé dans une feuille de journal. Il prend également une couverture, sa lanterne plus une bougie de rechange, sa cartouchière et son fusil.

— On va bien voir qui c’est le plus fort.

Avant de sortir, il inspecte la pièce où ne traîne plus qu’une faible clarté. Son regard s’arrête un instant sur le flacon de pilules.

— C’est pas le moment de roupiller. Ces salauds-là, pour être certains de pas se faire repérer, y seraient capables de venir par un temps pareil.

Il sort et ferme sa porte. La nuit est presque là. Il reste juste, à l’ouest, une vague traînée d’eau trouble que l’on devine derrière la forêt. Même le fleuve a disparu. Dans les hauteurs invisibles comme au ras des toitures, passent sans trêve d’énormes convois. Le galop de milliers de chevaux et les bandages de fer des roues écrasent du bois sec, sonnent sur le tablier d’interminables ponts métalliques.

— Jamais vu ça !

Cyrille entre. Il referme avec peine. À tâtons il cherche la barre et bloque solidement la porte. Ensuite, il craque une allumette et allume sa lanterne. Le faisceau se dirige tout de suite vers l’écurie où il va retrouver Bergère.

— Ben je m’en vas te dire, ma belle, c’est encore ici qu’on est le mieux. Tellement bien que je me demande si je m’y referai pas une couchette.

La tempête paraît moins violente.

— C’est sûrement que la grange est vraiment solide.

Il donne du fourrage à ses génisses qui continuent de mener la vie.

— Au fond, je crois que j’ai fait une erreur en prenant ces bestiaux. On était très bien tous les deux.

Il monte et tire trois bottes de paille dont il coupe les ficelles.

— En attendant de me faire un lit, je vais coucher juste au-dessus de toi. Tu me sentiras, tu seras pas inquiète.

Il prépare sa place, puis, sortant son pain et son lard, il ouvre son couteau.

— Pas besoin de voir clair pour trouver sa bouche.

Il souffle sa lanterne et se met à manger. De temps en temps, il s’arrête de mastiquer pour mieux entendre. Non, la tempête ne s’est pas apaisée. On dirait plutôt qu’elle redouble. Qu’elle s’acharne particulièrement sur cette grange dont toute la membrure gémit, dont chaque planche craque.

— Est-ce que des fois ça serait juste sur nous ?

Les vents coulis sont glacés. Cyrille ne termine pas son repas. Fermant son couteau, il se coule tout habillé entre la paille et sa couverture. Il se recroqueville. Il a son fusil et ses cartouches à portée de la main.