9
Lorsque Cyrille sort de l’écurie, l’aube est encore loin mais le ciel a changé de couleur. Les brumes se sont amassées vers le fleuve et la clarté des étoiles baigne les espaces nus jusqu’à la ligne plus lourde de la forêt. Cyrille éteint sa lanterne. Tout de suite, la nuit se rapproche. Elle prend de la force.
Cyrille va pisser contre le tas de fumier qui dégage une agréable chaleur. Les odeurs se déplacent lentement et se mêlent. Le vent se souvient des tiédeurs du jour. Cyrille regarde sa terre sous cette clarté de petit-lait.
— On y verrait assez pour travailler.
— Ça ferait drôle.
— Les journées sont assez longues de fatigue.
Il fait quelques pas, puis s’arrête pour regarder encore.
— Quand je pense qu’il y a des salauds pour soutenir que c’est pas du sol de culture. Que c’est tout juste bon à faire pousser des épinettes et du sapin pour la pâte à papier.
— Misère ! Ceux qui disent ça sont des criminels.
— Les mêmes qui nous ont envoyés ici en 29.
— La meilleure terre du monde, qu’ils disaient !
Cyrille regagne la maison. À tâtons il cherche du papier et du petit bois qu’il pose sur les braises rouges après avoir fait tomber la cendre. Le papier fume un moment et se tortille. Cyrille souffle et la flamme naît presque tout de suite.
— C’est bon signe.
— Si c’était à peine plus ressuyé, ce serait sûrement une journée de labour.
Le labour, c’est de très loin la besogne que Cyrille préfère. Il éprouve une sorte de jouissance presque douloureuse à voir un soc luisant pénétrer bien profond et lever une longue vague brune, grasse, onctueuse.
— Est-ce que ça vaut le coup d’éclairer la lampe ?
— Et si tu faisais une soupe ?
— Sacrée bonne idée. Je vais faire mon thé, puis je me cuirai une grosse soupe. Que j’en aie au moins pour huit jours.
— À cette saison, elle risque pas de tourner.
— Comme ça, je pourrai travailler dehors sans perdre mon temps.
Il allume sa lampe et, une fois son eau sur le feu pour le thé, il se met à éplucher des choux, des pommes de terre, des raves et deux gros oignons. Les légumes crissent sous la lame de son couteau. Quand il les coupe en morceaux, ils tombent au fond du grand pot-au-feu avec des chocs sourds. De temps en temps Cyrille s’arrête. Il écoute la nuit, derrière le pétillement du feu. Il sourit, puis, soudain soucieux : — On dirait qu’il y a du monde.
— Tu parles, du monde. Ça risque pas.
Il pose son couteau et va ouvrir la porte. Il sort et referme derrière lui. La clarté s’est encore modifiée. Au lait froid des étoiles se mêle à présent une vague lueur sans teinte définie mais légèrement plus tiède. Il court toujours le même petit vent fureteur et sifflotant. La masse noire des maisons et des granges qu’on peut voir d’ici est épaisse, lourde de sommeil.
— Autrefois, à pareille heure, ça clairait de partout. J’étais même pas toujours le premier levé. Souvent, c’était Martin.
Il se tait. Il hésite. Sans qu’il le veuille vraiment, un appel fêlé sort de sa gorge.
— Ho ! Martin ! Faut te bouger.
La voix se tord et déraille. Pas d’écho. Même le vent s’est arrêté un instant pour écouter.
Cyrille soupire et rentre. Son visage est tendu. Sa main s’énerve un moment dans sa barbe. Il emplit d’eau aux trois quarts son fait-tout qu’il porte sur le poêle, puis il va s’asseoir, un coude sur la table, le regard rivé au foyer grand ouvert.
— Le monde est devenu paresseux.
— Les meilleurs sont morts, les autres veulent plus rien moudre.
Il réfléchit un moment et sourit.
— Je suis tout de même un drôle de personnage !
Il se lève de sa chaise qui couine pour aller couler son thé. Le moindre bruit prend une ampleur énorme.
— Peut-être bien que je suis tout seul vivant à cette heure.
Il rit amer.
— Tout seul à Val Cadieu, oui. Avec ma jument et mes poules. Et tout le reste qui appartient à la forêt. À la terre. Aux rivières.
Il recharge le feu et vient s’asseoir devant son thé fumant. Il mange lentement une tranche de pain, puis roule sa première cigarette. Il éteint sa lampe et fixe la fenêtre où une lueur se devine. Avec sa langue, il fait aller son mégot d’un bord à l’autre de sa bouche. Il s’accorde le temps de le finir lentement en savourant son thé.
— Après ça, on va attaquer. Y vont bien voir si je suis pourri. Si je suis plus capable de faire de la terre.
Ses poings se serrent. Il ferme à demi ses paupières et son visage se crispe soudain comme s’il s’apprêtait à livrer bataille à un géant.