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Une nuit comme les autres. Un peu plus tard que d’habitude Cyrille est sorti avec sa lanterne pour voir si ses poules sont bien rentrées, donner du foin à Bergère, fermer la porte de l’écurie et le double portail de la grange. Pas de lune. Seulement le lait glauque des étoiles. Le lumignon de Cyrille est allé en sautillant d’un point à un autre, puis il a disparu. Le rectangle d’or de la fenêtre s’est éteint. Le silence a commencé de parler. Avec les gargouillis de la terre, les froissements de mystère montant de la profondeur du sous-bois, quelques craquements et des soupirs.

Dans son sommeil, une poule se souvient d’une dispute, c’est à peine si, de l’extérieur, son caquètement se perçoit. La jument tire sur le foin bien sec. Elle secoue sa chaîne. Un anneau de sa bride heurte le râtelier. Rien de cela n’est du bruit.

Les oiseaux vont s’éveiller avant l’aube. Ils sont tous là, ceux que la forêt garde durant l’hiver. Mésanges à tête noire, geais gris, grimpereaux bruns, pics au bec d’acier, corbeaux énormes, ventrus, engraissés de charognes. Ils sont des milliers qui ne redoutent pas les grands froids.

Cette nuit est la première qui sorte vraiment de l’hiver. Durant des mois, le bois a fait le mort sous de terribles tempêtes. Le pays a reposé d’un sommeil de pierre. Pourtant, des milliers d’oiseaux sont restés. Quelques-uns se sont nourris de ce que leur donnaient les hommes, les autres ont su vivre de cette forêt morte. Car ils demeuraient là bien avant que n’ose s’y risquer le premier être humain. Ils savent traquer la vie où elle s’est réfugiée. Aussi profond qu’une larve soit enfouie, ils finissent par la découvrir. Ils se gavent de léthargie. Ils prennent à plein bec l’insecte en formation. Agrippés aux brindilles, aux écorces, aux rameaux, les plumes soulevées sans cesse par le nordet, fouaillés par le grésil, ils ont passé des mois à cogner du bec, à s’escrimer des griffes pour atteindre ce qu’ils devinent au fond des trous obscurs où le gel ne pénètre pas. Celui qui sait se garantir de l’hiver ne peut se préserver des oiseaux.

Certains passereaux minuscules s’attachent à l’énorme orignal. Ils le suivent pour profiter de la puissance de ses bois et de ses sabots, pour se repaître sur son ravage qui fouit jusqu’aux couches de mousse les plus profondes. Là se trouve le bonheur : dans le foisonnement tiré de l’obscurité où se déroulent les métamorphoses.

Pour attendre le retour des tiédeurs, tout était bon. Le crottin des grands cervidés, les cadavres à la viande aussi dure que le granit. Certains ont vécu des semaines à l’intérieur d’un ventre, d’une poitrine ou d’un crâne. Ils s’y sont blottis pour se goinfrer jusqu’à ce que plus fort et plus vorace vienne les déloger. Le geai cendré a chassé la mésange, le grand pic est venu à bout du grimpereau brun qu’a effrayé le corbeau freux.

Mais cette nuit qui passe, pareille à tant d’autres, en tirant du sol son silence habité, va finir par décourager l’hiver. Alors que le jour commence à peine à se deviner, il semble que le silence ne soit plus tout à fait le même. Tout frémit et s’inquiète. Tout s’excite. Le renard pointe son museau vers le sud-est. Il flaire à petits coups. Les autres carnassiers font comme lui.

Plus rapidement que les lueurs de l’aube, monte une harmonie. À peine audible. C’est la lumière qui frissonne et murmure.

Pas de quoi réveiller un chat. Et pourtant, dans les étables et les demeures solitaires, un trouble se glisse. Aussi impalpable qu’une ombre mais le contraire d’une ombre, quelque chose pénètre à travers toits et murs de planches. Ça ne se perçoit guère dans les cités. C’est une émotion réservée aux solitaires. À Val Cadieu, Bergère est la première à s’émouvoir. Son oreille pivote, cherche, tâtonne. Son flanc frémit comme sous des mouches invisibles. Dans son lit, Cyrille se retourne. Il se soulève sur un coude.

— On n’y voit rien.

Se recouche. Écoute.

— C’est tout de même pas la pluie.

Sur la forêt, la rumeur progresse lentement, puis plus vite.

C’est un chant, mais un chant multiple. Mille et mille et encore mille et mille voix toutes pareilles et toutes différentes. Chacune a son registre, ses modulations, sa partition originale. Malgré tout, rien qui soit discordant. C’est qu’il y en a tant et tant que tout finit par se fondre en un seul chant.

Ça paraît piétiner un peu. C’est soudain plus proche. Partout à la fois. Sur chaque arbre, chaque buisson et sur le sol aussi. Tout le branchage nu se charge de bruits pareils à des sonnailles. Une frondaison de plumes et de musique avance de rameau en rameau.

Les petits passereaux migrent par la forêt. Laissant les hauteurs infinies aux grands voiliers, ils ne s’éloignent jamais de la terre dont ils se nourrissent à longueur de voyage. C’est elle qui leur indique l’avance de la saison, la profondeur du gel, le niveau où les larves se dissimulent ; si la glace est encore sous l’écorce des troncs, sous la mousse des souches et le velours des vastes tourbières. Les passereaux migrateurs progressent en auscultant le monde. Ils ne cessent de crier pour se communiquer des informations précises, des ordres, des recommandations. Pour se faire part de leurs découvertes.

Lorsqu’ils s’arrêtent un instant de voleter ou de picorer, c’est pour chanter l’approche des contrées de l’amour, des lieux élus où ils tresseront leur nid.

Lorsqu’ils abordent au large découvert de Val Cadieu, un mouvement part de la tête et se dessine. La nuée musicale oblique sur la droite pour ne pas quitter la forêt. Les espaces nus l’effraient, ils dérangent le rythme et l’ordre de sa marche.

C’est le moment où Cyrille Labrèche comprend qu’il n’a pas rêvé, qu’il ne pleut pas et que le vent est à peine perceptible. Il bondit, s’habille en toute hâte et sort. La lumière encore ténue brosse le ciel. Une sorte de frisson d’ombre court sur la fourrure de la forêt. Il va vers le nord-ouest. Déjà il s’éloigne. Son voile s’élève à peine au moment où cette myriade d’oiseaux s’envolent pour traverser le fleuve encore submergé d’ombre.

— Je le savais… je le savais…

Dans l’écurie, Bergère pousse un long hennissement. Déjà dehors, le coq lance son grincement éraillé du haut du fumier.

Le nuage de musique s’est éloigné. Il s’en est détaché un couple de roitelets, deux pics dorés et des moucherolles des aulnes qui ont choisi ce coin de rivage pour s’installer et s’aimer. Un jaseur des cèdres est même venu se percher sur le toit de la grange. Un peu de joie vient de tomber du ciel sur Val Cadieu.