3
Aussitôt le char arrêté devant la porte, Cyrille saute à terre et tourne la mécanique dont la longue vis sans fin chante comme un merle. Ensuite, il s’enfile sous la voiture, décroche le piédroit qu’il cale solidement.
— Serait pas le moment que le fourbi bascule.
— Faut que ça tienne bien.
— Te soucie pas, j’ai l’habitude.
À présent, il dételle.
— Ben ma vieille, va falloir que tu te remues un peu les paturons. Ça va plus être le temps de se reposer, tu peux me croire.
— Il a raison, ton maître. Ma belle, à cette saison, c’est l’ouvrage qui commande. Nous autres, on a plus qu’à suivre.
— Et cette année, ce sera pas rien. Parce que figurez-vous que j’ai dans l’idée de faire un bon bout de terre neuve où j’ai abattu cet hiver.
— Tu veux dessoucher ?
— Et pourquoi je le ferais pas ?
Sa main s’arrête sur la boucle de la sous-ventrière. Il se redresse, une étincelle dans l’œil. Sa barbe est toute soulevée de houle par le mouvement des muscles qui se tendent et se détendent.
— Dis un peu pourquoi je ferais pas de la terre neuve ? J’ai peut-être pas le droit ?
— T’as tous les droits que tu veux prendre.
Son œil s’adoucit. Il déboucle et laisse filer le cuir dans sa main râpeuse.
— Bien content de te l’entendre dire. Ferait beau voir qu’on vienne m’en empêcher.
— Personne n’oserait.
— Savoir !
— Les gens te connaissent.
Dès que la bête est hors des brancards, Cyrille lâche le bridon.
— Allez ! À la soupe.
Elle prend lentement le chemin de l’écurie.
— Dessoucher, tu sais que c’est pas une partie de plaisir, ma vieille. Seulement faut le faire maintenant. Le dégel, c’est le moment rêvé.
Il entre derrière Bergère qui va tout de suite souffler du nez contre son râtelier vide.
— Oui oui, madame. Ça vient.
Cyrille monte l’échelle branlante qui conduit au fenil. Il reste, sur le plancher poli par le frottement des gerbes, au moins six voitures de fourrage bien sain et autant de paille.
— On a de quoi faire, misère !
— Ça vaut mieux que de manquer.
— Possible, mais quand on était juste, c’est qu’on avait des bêtes.
Cyrille empoigne une fourche et apporte le foin odorant qu’il fait tomber par le premier trappon pratiqué dans le sol au-dessus des râteliers, le seul qui soit ouvert. Les autres sont fermés par des couvercles de caisses.
— Bien sûr, en me voyant avec du foin dix fois comme ma jument peut en manger, tu te dis qu’y faut que je sois dérangé pour faire de la terre.
— Je dis pas ça.
— En dedans de toi.
— Chacun fait à son idée.
— Ben moi, je prévois. Je sens venir les événements.
— Ça, c’est une force.
Cyrille repose sa fourche contre le pilier où elle est toujours. Il hoche la tête. Il se sent une grande envie de tout expliquer calmement.
— La crise de 29, je l’avais vue arriver. Quand je le disais à certains, y rigolaient.
— Ils avaient tort.
— C’était la majorité… Ben je peux te dire que, de nos jours, je sens tout pareil. J’en vois venir une, aussi gros que je te vois.
— Ça, c’est une autre paire de manches !
— Rigole bien. Fais comme les couillons de 29.
Il est descendu en répétant pour la centième fois :
— Y a une marche qui tient plus. Faut que je vienne la reclouer avant de me casser une patte.
Il se met à bouchonner Bergère avec une poignée de paille roulée serré autour de sa main.
— Oui ma belle, toi tu le sais. T’es pas comme tous ces rien du tout. Quand la crise sera là, faudra de la terre. On va les voir rappliquer dare-dare. Aussi bien le mécanicien de mes fesses que François Garneau et le serre-freins et tous les autres.
— Chef d’atelier, c’est pas rien, tout de même.
Il éclate d’un grand rire qui oblige Bergère à tourner les oreilles.
— Le chef d’atelier, je vas le foutre à tirer des souches, celui-là. Au cabastran, comme on faisait quand on pouvait même pas se payer une paire de bœufs pour tout un rang.
— Le nord du Nord, y va voir qu’on s’y ennuie pas.
— Tu l’as dit. La solitude, le bout du bout, quand y a plus de boulons à serrer en ville, on s’en vient y pleurer son pain.
Cyrille passe encore ses mains ouvertes sur les flancs de la bête qui tourne la tête pour remercier et le regarder sortir.
Le soleil est au plus haut. La lumière ruisselle sur les prés gorgés d’eau, sur le chemin, dans les labours où elle reste prisonnière des sillons. Cyrille embrasse tout d’un long regard qui connaît, qui fouille les recoins sans avoir besoin de s’y attarder.
— C’est le grand beau.
Il s’approche du char et amène vers le bord du plancher un premier sac de grain. Fléchissant les genoux, il se retourne et tire le haut du sac pour le faire basculer en travers de sa nuque. Ses jambes se tendent. D’un coup de reins, il fait sauter un peu la charge pour la mettre bien en place sur ses épaules. Petit rire.
— Malheur ! J’en ai charrié d’autres.
— Et le charbon, ça doit peser plus lourd.
— Ça me gênait pas. La seule chose que je craignais, c’est la poussière. Ça te brûle l’intérieur. Y a des jours où je la sens encore, après plus de trente-cinq ans.
Il se dirige vers la grange, à peine courbé en avant, d’un pas toujours un peu mécanique mais qui paraît plus assuré, moins chambillant que lorsqu’il ne porte aucune charge. La large porte à deux battants est grande ouverte. Il fait là une ombre claire striée de rais de soleil où dansent des poussières étincelantes. Cyrille va poser son sac sur un long coffre fermé.
— Pour quelques jours, ça craint rien. Je mettrai des planches devant et dessus.
Il apporte les autres sacs, puis s’en va prendre ses caisses de pommes de terre de semence.
— Vous autres, vous allez pas dans la grange. Vous venez coucher chez moi.
La maison qu’il a repeinte extérieurement l’été dernier a l’air toute neuve avec ses planches rouge sombre. Les angles comme les encadrements des fenêtres et des portes sont d’un blanc plus éclatant que les restes de neige qui pourrissent à l’endroit où se forme toujours la grosse congère quand le vent déblaie devant les trois marches de l’entrée. Cyrille pose ses caisses et ses cartons dans la première pièce, sur la table dont la toile cirée à carreaux rouges et blancs est percée aux quatre angles et brûlée en maints endroits. Il examine les pommes de terre dont les germes d’un violet tendre sortent déjà.
— C’est pas mal avancé. Faut que je les tienne bien au frais.
Il va vers la porte de la deuxième pièce qui ouvre au fond, à côté du lit double à carcasse de métal noir où court un filet doré. La courtepointe repliée laisse voir des draps douteux. Cyrille ouvre comme s’il redoutait que des chats lui filent entre les jambes. Les pentures grincent sur les gonds rouillés.
— Elles ont toujours grincé.
— Faudrait les graisser.
— Tu parles, j’ouvre peut-être trois fois l’an, ça peut couiner tant que ça veut, c’est pas dérangeant.
Une forte odeur de renfermé stagne dans cette chambre qui prend jour vers l’est par une petite fenêtre carrée voilée de toiles d’araignée.
— Faudra que je donne de l’air. Y a pas mal d’humidité qui se met dans les planches.
Cyrille demeure un moment sur le seuil à examiner les trois couchettes de bois blanc, une simple à gauche et deux superposées à droite. Il a un long hochement de tête qui se répète en s’accélérant.
— Dire que ça fait vingt-cinq ans que j’ai monté ça, et que ça a jamais servi. Pour un rien j’y foutrais des coups de hache.
Il se remet à crachoter. Sa main droite tendue et raide tranche dans le vide comme un couperet.
— Ce serait dommage. Ça peut servir. On sait jamais.
— À la prochaine crise, oui. Celle qui s’en vient.
Il avance jusqu’à la fenêtre, d’un large geste qui fait le tour de l’embrasure, il balaie les toiles d’araignée, puis essuie sa main sur son pantalon de gros velours, plus élimé encore que sa veste.
— Quand Clémence est venue avec son abruti de ferrailleux, je logeais encore dans l’ancienne écurie. Celle que j’ai démolie l’an dernier.
— Je te revois très bien là-bas dedans, avec ton cheval et tes vaches.
— Oui. Le Gris, y s’appelait, ce cheval-là !
— Une bête bien bien franche.
— Clémence et son frisé, ils ont dormi dans le lit en fer de la pièce du poêle. En plein début de septembre, ils avaient froid avec du feu. Tu parles !
Il revient vers la porte. S’arrête. On dirait qu’il n’ose plus franchir le seuil. Il regarde encore les couchettes avec une grimace d’écœurement avant de regagner la grande pièce.
— C’est seulement après leur venue que je me suis décidé à coucher là.
— Faut dire que la toiture de ton ancienne écurie tenait plus guère.
— Câline ! ça commençait de pleuvoir sur mon lit ! Ça faisait des années que Charlotte me répétait tous les jours la même chanson.
— Sûr qu’on l’a assez entendue.
— Tu vis comme un maboul dans ton écurie. Fais pas ta tête de cochon. Et patati et patata.
— Ma pauvre Charlotte, tu te croyais maligne. Tu t’étais bien fourré le doigt dans l’œil jusqu’à l’épaule en prédisant qu’ils allaient revenir.
Il cogne un grand coup du plat de la main sur la table. Les bouteilles tintent dans les cartons qu’il vient de rapporter.
— Sont pas revenus. Toi, t’es partie.
— Y reviendront à la crise.
— Peut-être Charlotte avant eux autres. Je la connais, cette grosse-là. En ville, elle va pas tarder à virer folle.
Il empoigne une première caisse de pommes de terre qu’il porte dans la chambre du fond où il la pousse sous la couchette simple. Il se redresse.
— Celle-là, c’était pour Clémence.
Ses yeux se sont mis à briller. Sa voix chevrote.
— Reviendront plus… Reviendront plus.
Il va chercher les autres caisses qu’il place à côté de la première.
— Vous faut de l’ombre, mes toutes belles. Je connais ça.
— Dans les débuts, on les mangeait au lieu de les semer, les patates que le bureau de la colonisation nous donnait.
Il s’en va chercher trois sacs à grain vides qu’il secoue en les dépliant. La pièce s’emplit de poussière. Il tousse.
— Saloperie !
Il s’agenouille pour coincer un bord des sacs entre le bois et la paillasse et laisse pendre ensuite jusqu’au plancher.
— Comme ça, vous serez pas à la lumière.
Il vient à peine de dérouler le dernier sac qu’il s’arrête, oreille tendue.
— Tsiu-tsiu.
— Bonsoir, c’est déjà l’heure de manger !
Il regagne la grande pièce. La mésange se tient sur la marche la plus haute et appelle vers l’intérieur. Dès qu’elle le voit arriver, elle sautille jusqu’au seuil où elle fait demi-tour pour lancer son cri vers l’extérieur.
— C’est ça, sonne le rappel !
Il hésite un moment devant la cuisinière éteinte, puis, se tournant vers ses cartons de provisions, il lance : — Tant pis pour la soupe, j’ai plus le temps de faire du feu.
L’oiseau à tête noire sautille vers l’intérieur tandis que Cyrille sort une grosse boîte de fromage et un paquet de pain. La mésange vole sur le bord de la table et crie : — Tsi tsiu, khé khé khé !
Une autre mésange arrive, puis trois en même temps dont deux qui vont se percher directement sur le bord d’un carton.
— Doucement les basses ! Si je vous laisse faire, vous allez me dévorer la laine sur le dos.
Il parle de sa voix la plus douce. Plus douce encore que lorsqu’il s’adresse à Bergère. Il déchire le papier transparent et sort une tranche de pain qu’il émiette au bout de la table. Les oiseaux se précipitent, battant des ailes et du bec, éparpillant la mie blanche qui tombe et qu’ils vont manger par terre. Cyrille ouvre la boîte de fromage et sort son couteau pour lever une longue écorce de couenne qu’il se met à couper en tout petits dés. Ses gestes n’ont plus aucune fébrilité. Ils sont comme s’il se mouvait dans du miel. Les mésanges se disputent la nourriture. Les becs font toc toc sur la table et le plancher. Deux tonalités différentes qui se répondent.
Cyrille s’assied de biais. Appuyé d’un coude, il tient son couteau de la main droite et, de la gauche, une tranche de pain sur laquelle il a posé un morceau de fromage tout doré. Il n’a pas encore porté la première bouchée à ses lèvres qu’une grosse femelle ventrue et ébouriffée lui saute sur l’épaule.
— Toi, la vieille, avec ta bedaine et un culot pareil, tu me fais penser à Charlotte.
Il lui donne du fromage. Aussitôt, un autre oiseau veut se percher sur son pain. D’un geste mesuré, il le repousse.
— Faut tout de même pas abuser, hein ! Je vais pas retourner tous les deux jours aux provisions. Déjà que vous me bouffez la moitié de ce que je donne à mes poules…
Dès sa dernière bouchée avalée, il se lève.
— Vous me faites perdre mon temps, petites maudites. C’est pas vous qui allez faire ma besogne.
Sans brusquerie, il commence de ranger dans le meuble taillé à coups de hache les provisions qu’il a rapportées. Une fois ses cartons vidés, il va les porter à la grange. Au moment où il sort, toute la bande de mésanges s’envole.
— Toujours pareil, vous avez peur que je vous enferme. Plus rien à manger, je te connais plus.
Bergère est sortie de son écurie.
— Toi aussi, t’as tout dévoré !
La jument vient à lui. Elle sait où il met le croûton qu’il lui destine et son gros nez poilu s’en vient pousser contre la hanche de son maître. Il rit.
— Tu vas pas entrer dans ma poche, non ! Entre toi et ces voraces d’oiseaux, qu’est-ce qu’y va me rester ?