13

Cyrille est de retour dans son abattis depuis plus de deux heures lorsque sa jument donne des signes d’inquiétude.

— Qu’est-ce que t’as donc ?

Il cesse de travailler et tend l’oreille.

— Arrête de te secouer comme ça si tu veux que j’entende.

Il tire un peu sur la bride et Bergère cesse de faire sonner ses grelots.

— Ben quoi, c’est leur camion. Et alors, qu’est-ce que ça peut te foutre ? T’inquiète pas pour ces oiseaux-là. Y feront rien chez nous, y a pas de ligne.

Son rire sonne faux. Avant de se pencher de nouveau sur la racine qu’il veut amarrer, il ne peut s’empêcher de grimper sur une souche et de lorgner en direction des maisons. Le camion est arrêté devant le premier lot.

— Victor Billon, il l’aura pas connue, lui, l’électricité. Et sa Marceline, elle en aura pas profité bien longtemps. Peut-être trois ou quatre ans… Bonsoir, ce qu’elle était heureuse d’avoir une couverture chauffante ! Elle me disait : Rien que pour ça, tu devrais prendre un branchement, Cyrille. Quand on n’a plus personne pour vous tenir chaud, c’est bien agréable.

Il a un haussement d’épaules. Le singe est en train de démonter le fil qui va du poteau à la maison.

— Pauvre Marceline, ta couverture, t’en as plus besoin. Là où tu te trouves, t’as retrouvé ton homme… À cette profondeur-là, y fait jamais froid.

Cyrille saute par terre.

— J’aime mieux pas voir ça.

Il reprend sa besogne. Il est extrêmement calme. Simplement, de temps à autre, il jette un regard vers l’ouest. Le camion a disparu. Il doit être arrêté devant chez Koliare.

— Dommage que tu sois plus là, pauvre Michel. Tu les ferais courir à coups de fourche.

Sur le chemin, le gros homme à qui il a parlé ce matin marche lentement. Il passe par une brèche que l’hiver a ouverte dans la barrière du lot Mélançon et se dirige droit sur Cyrille.

— Qu’est-ce qu’il vient traîner sa bedaine par là, ce gros sac ! Si tu travaillais, t’aurais moins de graisse, fainéant !

Cyrille se baisse et passe une chaîne sous une racine. Il fait comme s’il n’avait rien vu. Il contourne cette grosse souche d’aulne noir et plante un crampon pour se donner un autre point d’ancrage. Les coups de masse sonnent net. Au bord de sa vision, il voit avancer l’ombre de l’homme. Il attache sa deuxième chaîne. Il se redresse. Ses mains sont terreuses. Son visage ruisselle. L’homme arrive. Il ne peut plus l’ignorer. Son poing se crispe sur le manche de sa masse. Le front plissé et l’œil mauvais, il lance : — Qu’est-ce que tu veux, toi ? Y a pas de fil à récupérer ici.

— Je viens juste voir ce que tu fais.

— Je travaille… c’est pas tout le monde qui peut en dire autant.

Le gros hoche sa tête rouge et soulève sa casquette pour se gratter le devant du crâne.

— Je sais que ton travail est plus dur que le mien, mais…

— Tu crois ?

L’autre ignore le ricanement de Cyrille et poursuit :

— Tu sais, nous autres, on fait ce qu’on nous dit de faire. Moi, j’aime pas que les gens me détestent. C’est tout ce que je voulais te dire.

Cyrille lâche sa masse et avance de deux pas.

— M’en vas t’avouer une chose. Aujourd’hui, c’est la première fois que je regrette de pas avoir pris le branchement. Parce que je peux te dire que j’aurais eu plaisir à vous faire courir.

— Si tu l’avais eu, on nous aurait pas fait déposer la ligne. On peut pas couper le jus à un abonné. La loi s’y oppose.

— Tu parles, les lois, je sais pour qui elles sont faites.

Cyrille lui tourne le dos et va s’assurer que ses deux chaînes sont bien en place. Comme il se dirige vers Bergère, le gros lui dit : — Si je comprends bien, t’es en train de défricher.

— T’es ben fin, toi, d’avoir deviné ça tout seul.

— Tu veux donc encore faire de la terre ?

Cyrille oblique et se rapproche de l’homme. Son œil hésite entre la raillerie et la colère, mais le visage du gros et son regard brun un peu trouble ont quelque chose de désarmant.

— Oui, je fais de la terre. Et je vois pas ce qui peut surprendre là-dedans.

L’autre lève son bras court et, d’un geste tournant, il désigne l’étendue des lots à l’abandon.

— C’est pourtant pas ce qui manque, les parties défrichées.

— C’est pas ce qui manque. Je le sais. Seulement, ces terres-là, elles sont pas à moi.

— Et tu crois que les propriétaires vont revenir ?

— J’en sais rien. Ça me regarde pas.

L’électricien marque une hésitation. Il semble qu’il ait à dire quelque chose qui ne veut pas sortir. Cyrille ne s’en soucie guère. Il poursuit son idée.

— Ça me regarde pas, puis je suis pas un voleur de terre, moi. Tant que j’en ai la force, je suis pour défricher.

— La terre des autres, tu préfères que le ministère y fasse replanter des épinettes.

Soudain très intéressé, Cyrille fait les trois pas qui le séparent encore du rougeaud. L’arrosant copieusement de salive, il lance : — Est-ce que t’aurais vu ça, des fois ?

L’autre ferme un instant les yeux et fait oui de la tête.

— T’as vraiment vu des types qui replantent sur des anciens lots de colonisation ?

— Je l’ai vu.

— Quand donc ?

— Pas plus tard que l’automne dernier.

Un court silence pèse entre eux. Tellement épais qu’il repousse le chant des oiseaux et les grelots de la jument.

— Où ça ?

— À Villebois.

Cyrille paraît incrédule. Son visage grimace. Sa barbe remue dans tous les sens et son mégot baveux va trois ou quatre fois d’un bord à l’autre de sa bouche.

— À Villebois ?

— Sur le rang qui va vers le lac Turgeon.

Cyrille a déjà entendu parler de cette histoire un jour qu’il se trouvait au Magasin Général. Malgré tout, il insiste : — T’es certain de ce que tu avances ?

— Je l’ai vu de mes yeux. Puis si tu crois que je te raconte des fables, tu peux demander à mes deux gars. Ils étaient avec moi.

Cyrille s’énerve.

— Y avait encore du monde, sur ce rang du lac Turgeon ?

— Personne. Les derniers étaient partis depuis les moissons.

Cyrille hésite. Il crache son mégot vraiment trop mouillé et en prend un autre sur son oreille. Comme il va pour craquer son allumette, le gros lui tend un paquet de cigarettes.

— Non. Je voudrais pas te faire offense, mais j’ai les bronches qui ont souffert. Ce tabac tout roulé, ça me fait tousser. C’est surtout le papier qui est pas bon.

Ils allument tous les deux au briquet de l’électricien. Après deux bouffées, Cyrille se décide : — Et les maisons ?

La grosse main potelée fait un geste comme si elle passait sur un marbre.

— Place nette.

— Rasées ?

— Brûlées. Maisons et granges et tout. Même l’église. Puis après, un coup de bulldozer pour tout aplanir. C’est comme si y avait jamais eu âme qui vive sur ce coin de terre.

Une lame chauffée à blanc traverse la poitrine de Cyrille. Son regard parcourt tout Val Cadieu avant de revenir se planter dans les yeux un peu saillants de l’électricien. Son poing claque à l’intérieur de sa main boueuse.

— Ben, m’en vas te dire une bonne chose. Tu peux leur répéter, ça me gêne pas. Qu’ils s’amènent ici avec leur bulldozer et tout leur fourbi, y toucheront même pas une planche de clôture. J’ai un fusil qu’est pas fatigué. Et tu peux être tranquille que j’hésiterai pas à m’en servir.

Il crache sur le côté, puis ajoute, les dents serrées, les paupières battant vite : — C’est les terres des autres, mais j’y ai transpiré aussi. On a tout fait en commun. Je veux pas m’approprier le bien d’autrui, mais je tolérerai pas qu’on insulte notre travail.

Il s’emporte. Parce qu’il veut aller plus loin sans que sa toux vienne l’interrompre, il se contient. Il respire profondément et, d’une voix plus sourde, avec toute sa rage à l’intérieur de sa poitrine, il poursuit : — Parce que le gouvernement et deux ou trois évêques s’étaient mis dans le crâne de nous faire abattre la forêt, on a abattu la forêt. On a ouvert des paroisses. On a bâti des églises. On a ouvert des chemins. Fallait faire un royaume, on l’a fait de peine et de misère. À cette heure, c’est ceux de la même engeance qui voudraient remettre la terre en forêt ! J’aimerais mieux crever… Mais pas avant d’en avoir vu crever quelques-uns avec du plomb dans le ventre !

Il est allé trop vite et trop fort. Ses bronches irritées l’ont trahi. L’autre le laisse tousser, puis profite du moment où il reprend son souffle pour dire : — Le malheur, c’est que les types qui viennent replanter, y sont comme nous autres pour la ligne, y sont pas responsables.

— J’en ai rien à foutre. Si j’avais besoin de ton électricité, je te ferais remettre tes fils de merde à coups de fusil. Je te jure que tu les remettrais plus vite que tu les as enlevés. Tout gros que tu es, je te ferais monter aux poteaux aussi vite que ton écureuil.

L’homme de la Compagnie se met à rire.

— J’ai vraiment de la chance que tu prennes pas envie d’avoir du courant.

— Ça risque pas. Je crèverai avec ma lampe à huile et mes bougies… mais j’aime mieux te prévenir que c’est pas demain la veille.

Il se tourne vers Bergère qui commence à s’impatienter et secoue fort son collier sonore.

— J’ai une bonne bête. J’ai de la force et la terre, je peux encore en faire plus que tu voudrais en cultiver. Viendra vite un jour où on rigolera.

Le gros essaie de répondre, mais Cyrille ne l’écoute pas. Ce n’est même plus à lui qu’il parle.

— Hue Bergère ! Y nous ferait prendre la crève à se refroidir comme ça.

Il la pousse à droite, la ramène un peu sur la gauche.

— Allez, encore un coup. Hue !

Les chaînes se tendent. La terre se soulève et la souche bascule.

— Ho ! Laisse-moi couper le pivot.

Il empoigne sa hache et s’approche de la souche pour trancher la racine centrale.

— On travaille pas pour une compagnie de milliardaires, nous autres. On a de l’ouvrage. C’est pas les bavardages qui vont nous engraisser.

Il cogne à larges coups. Le gros l’observe sans rien dire. Lorsque la racine est coupée, Cyrille sort du trou.

— Salut, dit l’autre. Bon courage.

— Autant pour toi… Allez hue !

La jument s’arc-boute, plonge de l’arrière-train et tire à plein collier. La souche d’aulne noir achève de basculer et, sans ralentir le train, Cyrille et sa bête la tirent jusque vers le tas déjà haut dont le soleil au déclin allonge l’ombre sur la terre hersée profond par le passage des racines et le piétinement des sabots.