17
Quand Cyrille arrive devant l’entrée principale du Magasin Général, il est encore très énervé. La pluie n’a pas cessé. Il s’assure que la bâche de Bergère est bien en place, puis, à gestes brusques, il s’en va serrer la mécanique de son char.
— Tu vas m’attendre là. J’en ai pas pour longtemps.
Il entre, prend un de ces grands paniers en métal qu’il déteste et contourne les deux portillons de sortie où les caissières tapent sur des claviers. Il grommelle sans arrêt. Il ne connaît plus personne ici. Toujours perdu dans ces rayons et parmi ces produits qui tous lui paraissent de médiocre qualité. Lui, ce qu’il veut, c’est du sel, du sucre, de la farine, de l’huile, des nouilles, du riz. Il avise un garçon d’une quinzaine d’années occupé à empiler des boîtes de lait.
— La farine, où elle est ?
Le garçon montre le haut des étagères.
— Juste de l’autre côté.
— J’en viens. Y a que des petits sacs. J’en voudrais un gros.
Le garçon se décide à bouger. Cyrille a envie de l’empoigner par un aileron pour le remuer un peu. Le mollusque se déplace dans de la graisse consistante en mâchant de la gomme. Il montre à Cyrille les sacs qu’il a vus.
— En voilà.
— Je te dis que j’en veux un gros sac. Je veux remonter le four et me mettre à faire mon pain. Je veux un sac de trente livres, quoi !
Le gamin s’arrête de mâcher. Des yeux comme si on venait de lui apporter la planète Mars dans un carton. Il bredouille : — Faire du pain… ben alors !
— Où il est Steph ?
— M’sieur Robillard ?
— Oui.
— L’est au bureau.
Cyrille abandonne son panier à moitié plein et fonce en gesticulant entre les clientes interloquées.
— Pas étonnant que le monde crève. Tous fainéants et compagnie.
Au fond du magasin, Cyrille grimpe un escalier d’une dizaine de marches pour atteindre un couloir où il pique directement sur la première porte « Direction ». Il entre.
Assise sur le rebord d’une chaise de métal, une fille qui lui tourne le dos est occupée à écrire sur un bloc. Derrière le bureau, Stéphane Robillard parle. Il tient une règle de la main droite et tape avec dans l’intérieur de sa main gauche. Il lève un œil plein de colère qui s’éclaire aussitôt.
— Salut le sauvage.
— Salut.
— Qu’est-ce qu’y t’arrive ?
La fille a un regard étonné en direction de Cyrille.
— Je cherche de la farine.
Steph se met à rire. Il se lève. La large fenêtre qui se trouve derrière lui donne sur le magasin. Comme il se tourne pour regarder et désigner un rayon, Cyrille dit : — Chaque fois que je te vois, t’as engraissé de dix livres.
Stéphane pose une main sur son ventre, de l’autre il triture un double menton qui retombe sur son col.
— J’étais vraiment pas fait pour rester le cul sur une chaise dans un bureau.
Il semble avoir oublié la farine. Son regard clair revient sur Cyrille.
— Toi, c’est plutôt le contraire, t’auras bientôt plus que les os.
Il regarde la fille.
— Tu peux aller, je te rappellerai.
La secrétaire se lève et sort. Dès qu’elle a passé la porte, Cyrille qui s’est assis à sa place lance : — Du temps de ta mère, un vendeur aurait pas causé à un client avec de la gomme-balloon plein la bouche.
— Aujourd’hui, mon pauvre vieux, on peut rien y faire.
Comme Cyrille commence à raconter l’histoire des électriciens qui ont enlevé les fils, Stéphane l’interrompt : — Tu devrais aller en parler à ma mère. Ça va l’intéresser, ça. Puis elle sera contente de te voir. Elle sort plus de chez elle.
— J’irai. Mais j’ai pas beaucoup de temps.
Ils reviennent à la farine et, quand Cyrille annonce qu’il veut se remettre à cuire au four, Stéphane Robillard a à peu près le même haut-le-corps que le garçon de rayon.
— Ben quoi, je vais pas crever de faim tout seul. J’ai pas le temps de venir ici. Je veux faire de la terre.
Il se lance dans son discours sur la crise qui va revenir et la nécessité d’agrandir son lot. Stéphane se lève.
— Ça aussi, tu devrais en parler avec ma mère.
Cyrille a compris. Il n’est pas seul à être pressé par le travail. La différence, c’est que celui qu’il fait ne l’amène pas à prendre du ventre.
— De la farine, si tu veux, je peux t’en commander un sac. Seulement, y sera pas là avant dix jours.
Cyrille s’est déjà tourné pour sortir lorsqu’il se reprend soudain.
— Dis donc, à ton rayon de chasse, t’as des bonnes chevrotines ?
— Naturellement. C’est pour quoi ?
— Pour mon fusil, pardi !
— Je m’en doute. Mais c’est pour tirer quoi ?
Ils se trouvent face à face, très proches l’un de l’autre. Le visage de Cyrille se contracte. Toute sa peau se froisse comme une vieille blague vide qu’on serre dans sa main. Le regard vif plonge dans les yeux étonnés de Steph. Sa voix siffle lorsqu’il lance : — C’est pour tirer des types.
— Des types ?
— Oui.
Le visage de Stéphane s’est assombri. Il hésite un instant avant de demander : — Qu’est-ce qu’il y a, on est venu te voler ?
Cyrille a cessé de se contrôler. Tout se met en mouvement. Son débit se fait brutal. Une pluie de postillons fait reculer le marchand.
— Ça se pourrait que des salauds viennent voler nos terres. Des salauds du gouvernement à la solde des grandes compagnies qui voudraient tout remettre en forêt ce qu’on a défriché. La sueur et le travail et tout, ça compte plus.
Steph qui le connaît bien le laisse aller au bout de son propos que la toux vient interrompre. Cyrille qui n’ose pas cracher par terre tire de sa poche un morceau de tissu crasseux et déchiré qui lui sert surtout à essuyer ses mains boueuses avant de rouler ses cigarettes.
— Fais pas de blagues, Cyrille. Ce serait trop con d’aller finir ta vie en prison…
— M’en fous. Puis je tirerai aussi bien sur les gendarmes.
Stéphane se met à rire.
— T’as même pas besoin d’acheter de la chevrotine. Je vais raconter partout que t’en as pris une grosse provision pour ceux qui voudraient remettre Val Cadieu en forêt. T’inquiète pas, ça suffira pour les décourager.
Cyrille fronce les sourcils. Il s’approche encore de Steph qui a les fesses contre le rebord du bureau. Il l’empoigne par le revers de sa blouse blanche et le secoue en criant : — Oui, parce que tout le monde dit que je suis maboul… Tu crois que je le sais pas, comment on m’appelle, à Saint-Georges ? Hein, tu le crois ?
Stéphane Robillard qui le domine d’une bonne tête pose sa grosse main sur le poignet maigre. Il ne serre pas. Sa pression est plutôt amicale. Sa voix est parfaitement calme.
— Allons Cyrille, t’emporte pas. Tout le monde ici sait ce que t’as enduré. Et tout le monde te respecte. Ça tombe bien que tu sois venu, je voulais justement te voir.
— Moi ? Ben dis donc, tu sais où me trouver.
Cyrille lâche la blouse de Robillard qui dit doucement : — Assieds-toi une minute.
— J’ai pas beaucoup de temps.
L’épicier connaît bien Labrèche. Son propos ne saurait avoir le même pouvoir apaisant que le hennissement de Bergère ; pourtant, sa voix sait se faire chaude et enveloppante.
— Y a trop longtemps qu’on se connaît pour que tu me refuses cinq minutes.
Cyrille s’assied. Il se tient sur le bord, comme s’il redoutait d’user le dossier. Il grogne : — Je sais que je te dois beaucoup. À toi puis à ta mère. Et puis je devais beaucoup à ton pauvre père aussi…
L’autre qui a regagné sa place l’interrompt :
— Tu nous dois rien. On s’est rendu des services les uns les autres à une époque où on pouvait pas vivre sans s’aider.
— C’était le bon temps.
— Ça m’arrive aussi de le regretter.
— Tu peux pourtant dire que t’as réussi.
Le gros homme hausse ses lourdes épaules. Son visage épais fait une moue.
— Réussir, qu’est-ce que ça veut dire ? Réussir à rester le cul sur une chaise pour avoir trois sous de plus.
Il se tait. Un court silence passe. À travers la vitre, on entend les bruits atténués du magasin dominés par la sonnerie des caisses enregistreuses.
— Justement, reprend Steph, c’est du temps des débuts que je voulais te parler. Figure-toi qu’il y a un instituteur qui s’est mis en tête de faire écrire par les élèves l’histoire du pays. Y sont venus m’interroger, ils veulent voir ma mère et pas mal d’autres.
Cyrille a froncé les sourcils. Hargneux, il lance :
— Qu’est-ce que ça peut foutre aux gens, ce qu’on a enduré ? Y veulent nous reprendre nos terres.
Sans colère, Steph élève un peu la voix.
— Parle pas toujours de ça, Cyrille. C’est pas les gosses de l’école qui veulent te prendre ta terre. Ce qu’ils veulent faire, c’est justement pour qu’on puisse jamais oublier ce que certains ont connu. Faut pas que les gens comme toi soient oubliés.
Pendant un bon moment, avec beaucoup de patience, Robillard parle à Cyrille de la fierté qu’ils peuvent avoir en commun. De la grandeur de ce Royaume du Nord, même si les choses ne vont pas sans que certains se sentent victimes de beaucoup d’injustices.
Cyrille demeure sur la réserve. Il se lève en disant :
— Je vais passer chez ta mère. On verra bien ce qu’elle en pense.
Steph l’accompagne jusqu’à la porte qui ouvre en haut du petit escalier. Avant de descendre, Cyrille se retourne et demande, l’œil soupçonneux : — T’es certain que si j’étais pas venu, t’aurais pensé à moi ?
— Tu demanderas à ma mère. Puis à l’instituteur si tu veux.
Cyrille descend. Il sent au fond de lui quelque chose de nouveau. Comme une espèce de chaleur qui commence à grandir. Il se retourne. Steph a déjà disparu.
— Tout ça, c’est bien beau, mais je m’en vais tout de même prendre des cartouches. Y en a peut-être qui s’intéressent à nos débuts, mais j’en connais qui reluquent plutôt du côté de nos terres. Et ceux-là, je veux avoir de quoi leur parler aussi.
Il se dirige vers le rayon où l’on vend des bottes, des imperméables, des fusils, des cannes à pêche et des moulinets. Là, ce n’est pas le libre-service. Derrière une banque, se tient une espèce d’empoté comme on n’en rencontre qu’en ville.
— À la terre, ça tiendrait deux jours. Et encore, je suis généreux.
Cyrille lui demande des chevrotines.
— Je veux ce qu’on prend pour chasser l’orignal. J’en veux trente.
L’homme ouvre un tiroir et commence à compter les cartouches. Cyrille en prend une et l’examine en la faisant sauter dans sa main ouverte.
— Avec ça, un type mettons gros comme toi, est-ce que tu crois que je le transperce ?
L’autre qui est assez épais a un regard machinal vers son abdomen, puis il lève les yeux vers Cyrille avec un petit rire stupide.
— Faut pas rigoler, mon petit gars. Si tu rencontres des gens qui parlent de venir replanter du résineux du côté de Val Cadieu, tu leur diras que Labrèche a ce qu’il faut pour leur couper l’appétit.
L’autre a vraiment l’air de ne rien comprendre.
— Mets toujours ça sur mon compte.
L’homme remplit un bordereau. Cyrille le signe.
Sous sa signature, il écrit en gros caractères : « Gardien de tout Val Cadieu. » Et il souligne tout d’un trait bien appuyé.