6
Les terres sont encore trop froides en profondeur et trop mouillées pour qu’il soit question de s’y risquer aujourd’hui. Mais le monde respire large depuis le passage des oiseaux. Ça se sent à la pureté du ciel, à la fraîcheur du vent, au froissement des rives du fleuve dans les courbes où le courant drosse les dernières glaces en débâcle.
Cyrille a soigné sa jument, il est rentré manger sa soupe en toute hâte. Comme si une besogne urgente lui mordait les talons. Puis il est sorti sans savoir ce qu’il allait faire. Fiévreux de rien. Parce que le printemps est là, il a laissé la porte de l’écurie ouverte et Bergère détachée. Il est parti en laissant également grande ouverte la barrière qui donne sur le chemin. Il a marché pour marcher, mais pas dans n’importe quelle direction. Il est venu vers le nord-ouest. Il a traversé en diagonale l’ancien lot d’Alfred Pinguet.
— Celui-là, va savoir ce qu’il est devenu.
— Pour ce qu’il était.
— De la graine de mauvais curé.
À présent, il est sur la rive. La musique le prend tout entier. Il s’y laisse aller. L’eau est encore sombre. C’est la boue qui lui donne sa couleur. Comme le niveau est très haut, des buissons se démènent. Des saules nains sortent çà et là pour replonger et ressortir encore.
Un bruit derrière. Cyrille n’a pas besoin de se retourner pour savoir.
— Il a fallu que tu me suives, toi.
Bergère tire sur des jeunes pousses qui ne portent encore que leurs bourgeons.
— Tu vas pas faire la chèvre, non. Tu vas pas bouffer du bois.
Il contemple le ciel par-delà l’autre rive. C’est dans cette direction que les oiseaux sont partis. Brusquement, comme si le calme qui l’habitait venait d’être balayé par une tornade, il se contracte. Les mille rides de son visage se creusent, sa barbe tremble, ses doigts tremblent. Il soulève d’une main son chapeau et, de l’autre, il se frotte la tête comme s’il voulait en faire tomber des milliers de poux.
— Qu’est-ce que j’ai à foutre par ici ? J’ai de l’ouvrage à pas savoir par quel bout le prendre.
Il ne voit plus rien de la forêt où dansent des ombres bleues et des fumerolles de lumière blonde. Son regard vole de la grange la plus proche à sa propre maison, à celle des Garneau, de Koliare, à celle de Billon qu’on voit très mal d’ici. Au clocher tout au fond, là-bas vers le sud.
— Qu’est-ce que je fous sur ce lot ?
Il court vingt foulées, puis s’arrête. Gesticule.
— Ce qu’il faut faire, c’est nettoyer.
Il se retourne et lance :
— Alors, tu t’amènes, oui !
La jument quitte à regret la lisière du bois très riche en sève nouvelle.
— Crains rien, c’est pas aujourd’hui qu’on ira tirer des souches. T’enfoncerais jusqu’aux épaules. Mais faut pas non plus attendre que ça sèche. Faut ce qu’y faut.
Sans brusquerie, il prend Bergère par la bride et la ramène au chemin.
— Pas envie que tu te perces les tripes avec des bouts de bois.
Il la libère et revient à longues enjambées jusqu’à sa maison. La jument le suit sans se presser, en flairant l’air plein de richesse.
Lorsqu’elle arrive à hauteur de la barrière, Cyrille a déjà commencé son nettoyage aux abords immédiats de sa demeure et de sa grange. Il soulève des plateaux de sapin qu’il avait laissés dehors au moment où il a démonté l’ancienne écurie adossée à la maison. Il découvre des pissenlits tout blancs, larges comme des assiettes et tendres comme la rosée.
— Tu te régales, gourmande. Tu te soucies pas de savoir si j’en aurais envie aussi. T’as raison. Chacun pour soi. Moi je me suis saigné toute ma vie pour les autres, résultat, je me retrouve tout seul et je pourrais bien crever la gueule ouverte, y a pas un être au monde qui lèverait le petit doigt pour me venir en aide.
Les poules aussi sont attentives aux travaux de Cyrille. Elles se tiennent à bonne portée, prêtes à cueillir d’un coup de bec précis les vers, les larves que les morceaux de bois, les vieilles caisses, les tas de paille pourrie qu’il déplace mettent au jour.
— Pour du nettoyage, avec vous autres, c’est du nettoyage.
Il balance entre l’enjouement et l’animosité. S’il regarde Bergère, ou les terres d’alentour toutes constellées de soleil, il a envie de rire. S’il empoigne quelque chose qui ne devrait pas être là, il se fâche.
— Maudits, voulez tous me faire crever. Qu’est-ce que je peux faire tout seul ? J’ai pas quatre bras. Faut toujours être au four et au moulin en même temps. Puis quoi encore ? Tu voudrais pas que je dise la messe !
Il se redresse. Il vient de découvrir un râteau au manche cassé qu’il a cherché vingt fois. Il nettoie les dents et jette la boue qui va tchiaquer par terre.
— Dire la messe, pourquoi pas ?
Il se retourne d’un bloc.
— Tu te payes ma tête, dis !
— Faut bien que ça serve, une église. Quand je pense au mal qu’on s’est donné pour la monter.
— Hauris l’a dit : Y a plus personne pour sonner l’angélus. Je crois bien que le monde a plus de cœur.
— Si le monde a plus de cœur, y va mourir.
Cyrille porte son râteau dans la grange. Il a en lui cette idée de clocher muet qu’il tourne et retourne un bon moment. La jument a gagné le chemin. Elle broute et, de temps en temps, elle lève la tête pour regarder dans sa direction. Il se remet à nettoyer. Il est bientôt gagné par une véritable frénésie de rangement et de propreté qui le pousse à accélérer le mouvement. Plus vite. Toujours plus vite. Plus brutalement aussi jusqu’à déboucher sur un véritable besoin sauvage de destruction.
— Je te demande un peu à quoi ça pourrait servir ?
— T’as raison. Faut être maboul pour avoir gardé ça.
— On est pauvre. Mais en trente ans, on en récolte des saloperies !
— T’es un ramasseux, toi.
— Pas tellement. C’est plutôt que tout le monde vient toujours se débarrasser chez moi.
Bergère qui s’était approchée reprend du champ. Cyrille commence à en vouloir au matériel et ça voltige dans tous les sens. Comme si ce temps un peu acide, cette lumière plus crue lui aiguisaient les nerfs, il est monté contre tout ce qui traîne dans les parages. Il déplace, transporte, se démène, jure, interroge, fend à coups de hache, va jeter sur le fumier mille et mille choses entassées ou éparpillées au fil des ans. On dirait qu’il en veut à tout ce qui a plus de trois jours d’existence.
— Qui c’est qui m’a foutu ça ici ? C’est tout de même pas la décharge publique, chez moi !
Au milieu du jour, ce sont les mésanges qui viennent appeler Cyrille.
— Titidi… Titidi…
Sa fièvre tombe net, comme coupée au couteau.
— Vous risquez pas de rater le coche, vous autres.
Il rentre et mange sans allumer de feu, sur le pouce, du pain et une espèce de pâté en boîte qu’il n’aime pas beaucoup.
— J’aurais pas dû acheter ça.
— Personne t’obligeait.
— Certain ! Seulement de nos jours, dans le magasin, faut que tu te serves tout seul. T’as personne à qui demander.
— C’est le règne de la paresse.
Il essaie de lire la liste des ingrédients composant le produit, mais il doit renoncer. Les caractères sont trop petits.
— Tous voleurs et compagnie.
— T’aurais besoin de lunettes.
— Au prix où c’est, ça risque pas.
Dès la dernière bouchée absorbée, il allume un mégot et retourne à sa tâche. Il n’en finit plus de déblayer. Il s’attaque même à une grosse houppe d’alisier qui a repoussé derrière une pile de bois qu’il vient de rentrer.
— Et sabrez-moi tout ça, monsieur le cosaque d’Ukraine !
— Laisse faire, ce sera pas long.
La grande cognée luit au soleil. C’est Koliare qui frappe et son rire monte, monte, monte très haut, accompagnant celui de Cyrille. Ils sont soudain toute une équipe à cogner de la hache sur quatre malheureux rejets gros comme le poignet. Ils vont du geste et de la gueule pour se taire d’un coup, comme ça, sans aucune raison.
Cyrille abandonne sa hache sur place. Il reste des ronces à nettoyer et quelques tiges de saule. Il est soudain soucieux. Il contourne sa maison dont l’ombre s’étire à présent jusqu’au pied de la grange. Le soleil est déjà perché là-bas, sur le scintillement cuivré de l’Harricana tout hachuré par le reflet des arbres nus. Bergère qui attendait depuis un moment devant la porte de son écurie le suit à dix pas de distance. Mais Cyrille n’entre pas à la cuisine, il ne va pas non plus vers la grange, il pique droit sur la barrière restée ouverte et se plante au bord du chemin, les poings sur les hanches. Il demeure ainsi au moins deux minutes. Seule sa tête bouge. Elle pivote lentement et son regard balaie l’espace essarté de la lisière nord à celle du sud. Puis dans l’autre sens jusqu’à s’arrêter sur la demeure des Garneau. La fenêtre de la chambre paraît éclairée avec un bel éclat de soleil orange qui joue sur les vitres. Les bras de Cyrille remuent. Son poing droit se tend vers cette lumière.
— Si vous croyez que je vous vois pas, bande de rien du tout. Vous pouvez rester où vous êtes. J’ai pas besoin de vous pour mener ma barque. Du travail, mon pauvre François, j’en ai fait plus que t’en feras jamais. Puis je te dis que j’en ferai encore, je suis pas pourri.
Une quinte de toux l’interrompt. Elle remonte un flot de glaires du fond de ses bronches. Quand il a fini de cracher, il lui faut un moment, la main sur la poitrine, pour retrouver son souffle.
— Maudits que vous êtes, vous me ferez crever !
Bergère qui s’est avancée lentement derrière lui vient le bourrer du nez au milieu du dos. Cyrille respire profondément. Il se retourne et prend dans l’arrondi de son bras la grosse gueule grise. – Toi, si je t’avais pas… si je t’avais pas. Il n’y a plus trace de colère dans sa voix.