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Cyrille se sent soudain troublé. Lui que nulle besogne n’effraie jamais, lui qui peut se lancer dans tous les métiers de la culture, du charroi, de la construction se trouve avec la gorge un peu serrée.
— Je m’en vas vous faire voir, moi, si je peux pas faire mon pain !
Son aboiement sonne faux. Le silence du jour qui grandit a, ce matin, quelque chose d’angoissant. Cyrille s’avance sur le seuil. Il respire l’air déjà tiède, à peine crissant. Les ombres encore longues sont bleues. L’herbe luit de rosée. Tout est comme de coutume par pareil temps et, pourtant, la maison est enveloppée d’inquiétude.
Cyrille regarde ses mains, il les frotte l’une contre l’autre et le bruit emplit la pièce. Il s’approche lentement de la table, hésite encore, puis ouvre un trou au milieu du gros tas blanc qu’il vient de faire. La farine est fraîche. Ses doigts vont jusqu’à la table, et s’écartent lentement. La fontaine se dessine, régulière, et s’élargit. Il empoigne la soupière et sort le levain pétri depuis une semaine et qui soupire comme un jeune chien dérangé dans son sommeil. Cette pâte gonflée d’air est tiède. Il nettoie bien sa soupière pour ne rien perdre, puis il verse l’eau dans sa fontaine. L’eau est encore plus fraîche que la farine.
— Trop froid. Ça risque de me tuer mon levain.
Il va à son fourneau et apporte le coquemar où il reste de l’eau de son thé. Il verse et mélange.
— J’aurais dû en remettre chauffer… J’ai pas entretenu mon feu pour faire lever.
Il remplit la bouilloire et va mettre du petit bois et deux bûches sur les braises.
Tout commence à être empâté et enfariné : l’anse du coquemar, le pique-feu, la cuisinière, la caisse à bois, sans parler du plancher où il piétine. Ces fausses manœuvres l’énervent un peu, et, lorsqu’il replonge ses mains dans sa fontaine, elles commencent à trembler. Il pétrit en cherchant à imiter les gestes des femmes qu’il a souvent regardées. Il verse de l’eau et un bord de la fontaine cède. Il se hâte de pousser de la farine mais l’eau plus rapide que lui coule sur le sol, de l’autre côté de la table.
— Saloperie de merde !
Son geste pour endiguer le flot a été trop brusque. Le barrage affaibli cède aussi devant lui et l’eau blanchâtre arrive sur son pantalon et ses souliers. Il jure encore et s’énerve un peu plus. Il finit par se rendre maître de ce gâchis.
Tant qu’il s’agit de mélanger le levain, l’eau et la farine, il arrive tant bien que mal à retrouver les gestes des femmes. Mais, une fois la pâte à peu près homogène, quand il veut la pétrir et la souffler sur sa table pour lui donner du corps, c’est une autre affaire. Ses mains sont des animaux en pleine rébellion qui refusent de le servir. Il voit ce beau geste rond, ce pâton qui semble se former sur la main de Charlotte Garneau et faire un flop tout lisse et rapide sur la table, mais non, ce qu’il obtient ne ressemble à rien. Il enrage.
— Ah puis merde ! Tout ça c’est de la parade. Le principal, c’est que ce soit bien travaillé.
Alors il travaille. Il travaille longtemps, dans tous les sens. Il transpire. Sa chemise est trempée et des gouttes coulent sur son front, suivent son nez maigre et viennent tomber sur sa pâte.
Il va ainsi à peu près une demi-heure, puis, avec beaucoup de farine sèche, il se nettoie les mains. Il racle le bois avec un grand couteau et malaxe encore.
— Ben, c’est pas plus mal.
Un énorme pâton est là, bien ventru au milieu de la table. Il le couvre avec deux torchons propres et s’en va en prenant soin de fermer sa porte. Bien que ce ne soit pas l’heure du repas, les mésanges sont là qui cherchent à entrer.
— Allez-vous-en près des poules. Vous me volez déjà assez. Je vous donnerai du pain quand il sera cuit.
— Vous allez voir ça, tiens, le pain au vieux Labrèche !
La vue de sa pâte terminée l’a remis en joie. L’angoisse du matin s’est apaisée à mesure que montait le soleil.
Au passage, Cyrille flatte Bergère qui renifle ses mains.
— Toi aussi tu sens le bon pain. T’en auras, ma belle. T’en auras. Allez, si tu veux venir sur le chemin, je vais allumer.
Il la fait sortir du parc et referme la barrière au nez des génisses qui aimeraient suivre.
— Vous autres, restez chez vous.
Bergère le suit jusqu’au four. Elle flaire cette gueule noire bourrée de bois où son souffle soulève un peu de poussière.
— Arrière, c’est pas de ton goût.
Il craque une allumette et enflamme une feuille de journal qu’il pousse sous les brindilles. Aussitôt, Bergère se recule et tourne bride pour aller brouter le long du chemin une herbe bien plus savoureuse que celle de l’enclos sans cesse piétinée et compissée.
Déjà le feu ronfle, la flamme sort par la gueule et la fumée rampe sous le petit toit couvert de bardeaux. Cyrille casse des branches plus grosses pour sa deuxième charge.
Durant deux jours, Cyrille a travaillé à réparer le four, devant la maison des Garneau. On l’avait bâti là parce que c’est à peu près le milieu de la paroisse, et parce que la grosse Charlotte était la meilleure pour chauffer. Même quand c’était une autre femme qui venait cuire, Charlotte se trouvait à pied d’œuvre pour lui donner des conseils.
Avec un peu d’amertume, après avoir terminé de remonter la petite charpente qui abrite la voûte de terre noircie, Cyrille a lancé : — Ben on verra bien si je suis pas capable de chauffer, moi !
Dès son déjeuner avalé, il a hélé Bergère et fait un chargement de fagots. Un bon petit vent d’est court en fouinant partout.
— Juste bien. Et pas de risque.
À présent, le four ronfle et il suffit de ce feu pour redonner vie à Val Cadieu tout entier.
— Ben voilà que c’est Labrèche qui fait le pain.
— On va rigoler. Venez voir ça !
— Rigolez bien, bande de bons à rien. Vous allez tous en réclamer, de mon pain.
— Est-ce que tu vas pas nous faire des gâteaux, pendant que le four est chaud ?
— Des gâteaux, je vous en ferai la prochaine fois.
Il gesticule devant son feu en répondant aux uns et aux autres. Il expédie au catéchisme les enfants qui viennent se mettre entre ses jambes.
— Martin, il était confiseur, y sait faire les bonbons puis aussi les cakes.
— Y sait pas mieux que moi.
De grands éclats de rire montent jusqu’au soleil. Bergère continue de brouter et lève la tête quand les cris se font plus stridents. Elle regarde, frémit des oreilles et fronce les naseau, puis repique du nez vers le talus herbeux.
— Foutez-moi le camp tous autant que vous êtes. Je vous appellerai quand ce sera cuit.
Le vent s’est apaisé. Le ciel est de plus en plus lourd de lumière. La fumée stagne à présent et envahit le chemin à la manière d’un brouillard d’automne. Cyrille s’y trouve à l’aise mais Bergère s’engage dans la sente qui conduit à l’Harricana. Cyrille continue sa chauffe sans cesser de répondre aux uns et aux autres.
— Qu’est-ce qui t’a mis en tête de faire ton pain, le mien est pas bon ?
— Ma pauvre Charlotte, bien sûr que si, qu’il est bon. Mais je suis pas homme à faire trimer les autres. J’ai pas une âme de patroneux, moi.
Et ils rient tous en chœur dans la fumée qui, par moments, les fait pleurer. On entend claquer les portes de toutes les maisons. Le curé sonne la cloche. Les hommes crient sur les terres pour mener les bœufs et les chevaux.
— Ici, on peut vivre entre nous. On n’a besoin de personne.
— Je me demande si on devrait pas construire un moulin pour moudre notre grain et faire notre farine.
— On fera ça. Puis on peut même monter un moulin à scie pour débiter notre bois de charpente.
— Et une forge. On apprendra à ferrer, c’est pas sorcier.
Le chant des moulins est déjà là, avec le tintement du marteau sur l’enclume.