25
Bergère s’est éloignée du feu d’enfer que Cyrille a entretenu durant plus de deux heures pour réchauffer cette voûte de terre qu’il a réparée et qui n’a pas servi depuis des années. Comme le soleil est très chaud, la jument a pris le layon qui file entre le lot des Garneau et celui de Florent. Près de l’Harricana, il y a de l’ombre et pas mal d’herbe odorante qui lui monte au poitrail. Seul inconvénient : la vermine ailée. Fort heureusement, à l’endroit où l’on amenait autrefois boire les troupeaux, il y a un affaissement de la berge et une espèce de plage en pente douce qui permet d’entrer dans l’eau. Alors, de temps en temps, à la manière des orignaux, Bergère se plonge dans l’Harricana pour se débarrasser de ce qui ensanglante ses flancs. Une fois bien trempée, elle sort de l’eau et se roule dans la boue de la rive. Elle se couvre de vase qui sèche au soleil et forme sur elle une vraie carapace protectrice.
Là-bas, le feu a cessé. Cyrille a tiré les braises dans l’étouffoir que les Garneau ont laissé en partant. Il a passé l’écouvillon qu’il a fabriqué avec une branche de saule, un vieux sac et un bout de fil de fer. Puis il a enfourné. Et Bergère s’en revient tranquillement vers le chemin du rang lorsque monte une bordée de jurons. La jument lève la tête, un long brin d’herbe en travers de la gueule. Elle cesse de manger et tend l’oreille. C’est l’orage. Elle se hâte en direction du four.
Cyrille est penché vers la gueule noire. Sur le rebord, se trouve une sorte de galette blanchâtre.
— C’est pourtant chaud, maudite affaire !
Avec un torchon, il empoigne à deux mains la galette et la casse sur son genou.
— C’est de la pioche !
Il respire à petits coups la buée qui monte de la cassure. Bergère qui s’est approchée hume l’air. Cyrille brise un morceau plus petit. Il souffle dessus un moment puis il le porte à sa bouche. Il mâche en imprégnant bien de salive et ne retrouve absolument pas le bon goût du pain que jadis on cuisait ici même. Il ne retrouve le goût d’aucun pain. Son visage se contracte.
— J’ai pas mis de sel ! Ça doit être pour ça que c’est resté blanc et tout raplati.
Il se retourne et fait trois pas en direction du chemin d’où les autres l’observent en se moquant de lui.
— Pouvez rigoler, bande d’arsouilles. Savez pas ce que c’est que de tenir un ménage tout seul. Attendez que ma femme revienne, elle vous montrera comment on fait du pain.
— Gueule pas, Cyrille, on t’en donnera, du vrai pain.
— Pouvez vous le foutre où je pense. J’ai besoin de personne, moi. Vous auriez trop de plaisir à me voir mendier à vos portes. Ben je préférerais crever la gueule ouverte. Je le sais, que tout le monde m’en veut. C’est pourtant moi qui ai tout fait ici. Si j’avais pas été là pour mener les chevaux, vous seriez restés à croupir dans votre merde. Si vous êtes riches, c’est à moi que vous le devez. Puis à présent…
Sa toux l’étrangle. Il crache et se calme un peu.
— Vous finirez bien par avoir ma peau. Je le sais. Mais je me défendrai jusqu’au bout.
Il sent qu’on le pousse doucement au milieu du dos. Il se retourne. Bergère est là, avec ses gros yeux sertis de moustiques. Cyrille en écrase quelques douzaines en trois caresses et essuie sa main pleine de sang sur son pantalon.
— Allez, viens ma belle. Y a que toi qu’es pas mauvaise ici.
Elle le suit près du four. Il casse un autre morceau de pain qu’il plonge pour le refroidir dans le seau d’eau où il a trempé son écouvillon.
— Tiens… Voir ce que t’en penses, toi.
Bergère mange. Elle avance d’un pas pour réclamer.
— T’as bien raison, c’est pas plus mauvais qu’autre chose.
Il grogne pourtant à chaque miche qu’il tire sur sa pelle de bois. Il les lance dans la corbeille.
Ce pain raté a fait renaître une colère que l’immense fatigue qui pèse sur lui avait fini par écraser. D’un tour des reins et des épaules, il charge la corbeille brûlante sur sa nuque et s’en va, plié en deux. Bergère le suit à quelques pas, se saoulant de cette odeur tiède qui monte des pains et lui emplit la gueule de salive au point qu’elle laisse couler un long filet de bave.