15

C’est la pluie qui les a décidés. Elle s’est mise à crépiter sur les bardeaux du toit et contre les planches de la grange bien avant la naissance du jour. Bergère l’a entendue dans son demi-sommeil. Cyrille qui ne dormait pas l’a écoutée un moment tambouriner à sa fenêtre, puis il s’est levé. Et Bergère n’a pas été surprise de le voir arriver à l’écurie alors même que les poules n’avaient pas encore ouvert un œil. Bergère a bu et mangé et, à présent, elle va sur le chemin, tirant le char à deux roues à l’avant duquel Cyrille s’est assis, les guides en mains. La jument a sur le dos sa bâche toute passée et élimée, l’homme se tient voûté sous son vieux ciré. L’eau qui ruisselle de son chapeau goutte parfois sur le foyer de sa pipe qu’il rallume en s’abritant comme il peut. Un mauvais vent du sud-ouest pétrit l’averse. Une aube incolore et froide coule sur la forêt. Des lueurs de ciel courent le long du chemin, sautant de flaque en flaque et plongeant parfois au creux des fossés.

— Hue ! Va donc !

Par habitude, Cyrille lance son cri de temps en temps, mais rien ne modifie l’allure de Bergère qui va bon train pour se réchauffer. Car l’averse est glacée. Elle noie la forêt sous des franges grises qui pendent du ciel invisible.

Lorsqu’ils arrivent à Saint-Georges, le jour a fini de tirer d’entre ciel et forêt ses haillons de lumière triste. Bien des fenêtres sont encore éclairées. Les automobiles ont leurs phares allumés. Deux percherons énormes attelés en flèche s’en vont vers le pont en tirant un trinqueballe dont les bandages et les chaînes font un bruit terrible.

— C’est bien les derniers, grogne Cyrille. D’ici peu tout se fera au tracteur.

Chaque fois que Bergère a rencontré des chevaux par ici, ils étaient attelés par deux ou par quatre. C’est une manière de travailler qui ne ressemble pas à grand-chose. Depuis que les autres colons ont déserté Val Cadieu, Bergère a pris l’habitude du silence et de la paix. À peu près tout ce qui se passe en ville l’effraie.

— Doucement. Doucement ma belle.

Cyrille essaie de la calmer, puis il saute du char et vient la prendre par la bride.

— Tu sais bien qu’on reste jamais longtemps chez les fous. On va être bons premiers chez le maréchal, on est déjà sûrs d’avoir pas à poireauter.

En effet, lorsqu’ils arrivent devant le vaste atelier noir de suie, tout y est encore silencieux. Les meules ne tournent pas. La forge n’est pas allumée. Joseph Remillard vient juste d’arriver. Il passe son épais tablier de cuir et retrousse les manches de sa chemise bleue sur ses avant-bras poilus. C’est un petit homme noir de moustache et de cheveux. Il sourit et découvre des dents qui paraissent très blanches dans sa face recuite.

— Y pleuvait dans ton lit ?

— Je voulais être le premier.

Le forgeron vient flatter Bergère avant de s’en aller vers sa forge.

Il tisonne le mâchefer et les cendres. De la poussière vole autour de lui. Il verse du charbon sur son foyer mort qu’il arrose d’essence. Une allumette jetée, et un gros « plouff » fait sursauter Bergère dételée que Cyrille vient d’attacher par la gueule à un fort anneau de métal fiché entre deux pierres du mur. Le moteur du ventilateur ronfle et des flammes filent vers le conduit à fumée, tout en haut de la hotte de tôle. L’homme s’en va remuer de la ferraille et revient en demandant : — Paraît que t’es venu un jour où j’étais pas là ?

— Un lundi. Ça m’a surpris de pas te trouver.

— J’étais allé dépanner un tracteur plus loin que Tascherau.

— Quand tu feras plus que ça, les chevaux qui resteront auront qu’à crever.

— Je continuerai toujours à ferrer, tu le sais. C’était le métier de mon père ; c’est le premier que j’ai appris. Moi aussi, je préfère les chevaux à la mécanique ; seulement, si j’avais que ça pour vivre…

Il s’éloigne vers sa forge et le bruit qu’il fait avec son ringard ajouté au grondement du moteur l’empêche d’entendre Cyrille : — Moi j’ai que ça. Et je m’en arrange. Tu me donnerais tous tes tracteurs, j’en voudrais pas.

Il regarde vers le fond de l’atelier. Dans la pénombre, dorment des machines. Les unes rouges, les autres vertes, grosses ou petites, certaines recouvertes de bâches.

— Des fois que ça viendrait à prendre de la poussière ou un poil de cheval…

Cyrille hausse les épaules et se tourne vers Bergère qu’il flatte doucement.

— Ma pauvre vieille… Le progrès, qu’ils disent. La mécanique partout, mais on arrache les lignes électriques, va comprendre.

Le forgeron revient avec sa caisse à outils montée sur trois pieds. Il la pose à côté de Bergère.

— Montre un peu.

Cyrille se baisse lentement. Sa main qui s’est posée sur l’encolure descend en tapotant. Bergère a un frémissement et un petit mouvement pour s’écarter. Son œil inquiet fixe le foyer d’où montent des gerbes d’étincelles.

— Allons, fais pas l’andouille.

— Alors, Bergère, dit le maréchal, tu vas pas tirer au renard, non.

La voix est grave avec des intonations chaudes. La main de Cyrille est descendue le long de la jambe jusqu’au paturon qu’elle caresse encore avant de l’empoigner. De l’épaule, Cyrille s’appuie contre la cuisse de Bergère et pousse pour l’obliger à porter tout son poids sur les trois autres pattes. Le pied remue, hésite encore, puis les muscles frémissants se détendent et la bête se laisse faire. Cyrille passe la bricole sous le sabot et, aussitôt, le maréchal tapote sur le fer à petits coups de brochoir pour prévenir Bergère que le travail va commencer. Ce n’est pas la phase de l’opération qu’elle redoute le plus. Les coups secs qui font sauter les vieux clous, les branches des tricoises qui se glissent entre le métal et la corne pour enlever le vieux fer, les coups de marteau sur le repoussoir pour extirper les morceaux de clous cassés, tout ça n’est rien. Rien non plus le travail du tranchoir et la grosse râpe qui vont parer son sabot. Ce qui l’effraie toujours en dépit d’une longue habitude, c’est l’arrivée du fer tout rouge qui va faire fumer son pied. Pas de douleur, mais le grésillement, la fumée et ce feu si près de son flanc l’ont toujours terrorisée. Sans la présence rassurante de Cyrille, elle serait capable de se débattre, de tirer de la gueule sur cet anneau qui lui tient le nez au ras du mur noir.

Tandis que le forgeron continue sa besogne, alors qu’il va et vient de la bête à la forge et de la forge à l’enclume, saisissant les moments où la masse ne sonne pas, Cyrille parle de ceux qui sont venus enlever la ligne. Le forgeron se redresse. Ils viennent de terminer un fer et Cyrille repose le pied de Bergère. Joseph fronce un peu ses épais sourcils. Il a un visage lourd avec des lèvres épaisses. Ses yeux sont aussi noirs que le charbon de sa forge. Sa main où des milliers d’étincelles ont incrusté de minuscules étoiles noires empoigne le bras de Cyrille qu’il secoue avec amitié.

— T’es comme moi, t’as la tête dure. Seulement toi, t’es tout seul. Puis des fois, tu vas trop loin.

— Trop loin de quoi ?

Cyrille est ironique. L’autre hoche la tête.

— Tu peux rigoler, va. Y s’en foutent. Un malade qui a décidé de crever tout seul, ça les dérange pas. Ceux qui veulent ta terre peuvent attendre.

— C’est pas leur ligne qui va rien changer.

Le forgeron empoigne une longue pince qu’il fait tourner dans sa main à hauteur de visage.

— Tu vois ça. Ben si j’essaie de pas m’en servir, je me brûle la main. Et je suis foutu. Ben toi, c’est ce que tu fais.

Cyrille veut intervenir, mais l’autre élève la voix :

— Va donc demander à Hauris Langlois et à Camille Martin comment ils ont fait. Ils l’ont su avant, qu’on voulait leur enlever la ligne. Ils sont partis tous les deux au bureau de la Compagnie. Ils ont dit : Le premier qui vient replanter une maudite épinette sur une terre défrichée, on lui tire dessus. Et y sont repartis.

Cyrille s’est mis à trembler.

— L’électricité, je m’en fous. Seulement pour replanter ou brûler une grange, qu’ils y viennent. Moi aussi j’ai un fusil. Et je sais tirer.

Le forgeron a repris sa besogne. Il apporte un fer tout rouge sur l’enclume. Avant de lever sa masse, il dit encore : — Tiens, si tu veux le voir, Hauris, y va venir cet après-midi pour son attelle de tracteur…

— Tracteur mon cul, rugit Cyrille. Après midi, je serai de retour chez moi. La besogne attend pas. C’est elle qui commande.

— Tu fais comme tu veux, mais y te donnerait des conseils.

— J’ai besoin de personne pour prendre mon fusil.

Le forgeron va remettre son fer dans le foyer et revient vers Cyrille.

— Ce qu’il faut, c’est pas te mettre dans le cas de tuer un type. Faut faire peur. Faire savoir que t’es en sacre et que t’hésiteras pas à tirer.

— Je l’ai dit au type de l’électricité.

Le maréchal se met à rire.

— Alors tout le monde va le savoir. Puis moi je vais le dire à ceux qui viennent ici. Et personne aura de mal à nous croire dans un pays où tout le monde te prend pour un fou.

Il retourne chercher son fer, et il faut bien les bruits conjugués du ventilateur et des coups de marteau pour couvrir la voix de Cyrille qui s’est mis à brailler.

Bergère essaie de tourner la tête pour regarder son maître, mais elle est attachée trop court. Et comme ce sont les sabots de derrière que l’on ferre à présent, elle ne peut même pas, tandis qu’il lui tient le pied, poser son nez sur son dos pour tenter de l’apaiser un peu.