19

Lorsqu’il se retrouve sous l’averse avec sa jument, Cyrille est tourmenté. Il lui semble que cette ville noyée le regarde avec de la haine dans ses yeux de lumière glacée. Certains mots que Catherine a prononcés le poursuivent un moment, puis, juste à l’instant où il arrête son attelage devant le bureau de poste, lui revient le propos de Steph qu’il a vainement cherché tout à l’heure.

— Y veulent savoir comment c’était dans les débuts. Ben je vas leur dire moi.

— Peut-être bien que si y veulent savoir, c’est pour se préparer. On a dû leur annoncer que la crise revient.

Il entre dans le bureau d’où il ressort très vite.

— Pas de lettre. Ça veut dire qu’ils sont en route.

— C’est peut-être pas la crise ici, mais c’est déjà commencé dans les grandes villes.

— C’est toujours par là que ça arrive.

Il est planté sur le trottoir à côté de Bergère dont les naseaux fument. Il hésite un moment. Soudain éclairé, il se détend. Son visage, ses yeux, tout est au bord du rire.

— Sûr que c’est ce qu’il faut faire.

Il empoigne la bride.

— Allez, viens-t’en ma belle. On va passer leur dire. Vaut mieux prendre ses précautions.

Il fait virer sa bête sur la gauche. Il va devant elle et, d’un grand geste agacé, il arrête les automobiles. Un conducteur actionne son avertisseur.

— T’es pressé ? Attends que ça soit là, tu pourras la remiser, ta bagnole. T’auras même plus de quoi payer la benzine.

Il termine sa manœuvre et la circulation repart. Personne n’a prêté attention à ses propos, mais il continue de vociférer. Sans véritable colère, plutôt porté par une sorte d’élan joyeux.

— Pouvez rouler, va. Ça marche, seulement moi je vous dis que ça marchera pas bien longtemps.

— C’est toujours comme ça. Les choses vont grand train. À la fin, elles s’emballent tellement que tout par un coup ça craque.

— Je le dis pas à tout le monde, mais c’est ça que j’attends.

Il monte en direction de la gare où il arrive bientôt. Une dizaine de wagons plats sont sur une voie de garage, chargés de planches et de poutres. À côté, s’entassent d’énormes piles de bois de charpente qui attendent que la grue les charge.

— C’était comme ça en 29 dans les gares du Sud. Et en plus, y avait du blé dont personne ne voulait.

— Même qu’il germait sur les quais, alors qu’on crevait de faim dans les villes.

Tout lui apparaît comme signes annonciateurs de la crise qu’il espère.

Il arrête sa jument devant la gare et noue la bride à la main courante de l’escalier.

— Y a même plus un anneau pour attacher une bête. Un monde pareil, ça mérite de crever.

Il contourne le bâtiment, se dirige vers un petit bureau vitré où sont assis trois employés. Cyrille ouvre la porte qui vibre.

— Salut !

Les hommes lèvent les yeux vers lui.

— Les trains de colons, il en est pas encore venu ?

Les cheminots le regardent comme s’il parlait chinois. Il s’énerve et commence à postillonner en gesticulant : — Ben oui, quoi, je vous demande s’il en est arrivé.

L’un des employés se lève et dit :

— Vous voulez parler de quoi ?

Cyrille lève les épaules. Bien entendu, ceux-là qui font partie du système sont payés pour se taire. Pour faire semblant de ne rien savoir.

— En tout cas, je me nomme Labrèche. Je suis à Val Cadieu et de la terre, y en a pour ceux qui en veulent. Quand des contingents de colons arriveront, faudra me faire prévenir. Je viendrai chercher leur fourbi avec ma jument.

Celui qui s’est levé s’avance en demandant ce que Cyrille attend comme marchandise. Mais Cyrille n’est pas disposé à discuter avec des gens qui ne veulent rien entendre. Il lance simplement : — Vous n’aurez qu’à prévenir Steph, au Magasin Général, il enverra quelqu’un me chercher.

Il sort en claquant la porte dont les vitres font un bruit inquiétant. Sans se retourner, il va détacher la bride.

— Maudits ! Y sont tous dans la combine du gouvernement. Personne veut rien dire tant que c’est pas déclenché.

Il va ainsi un bon moment sans cesser de déblatérer contre cette coalition dressée sur sa route et qui fait bloc pour le décourager.

— Pouvez y aller, bande de chiens, vous serez fatigués avant moi. Je vous le jure.

Il allonge le pas, indifférent aux voitures qui soulèvent des gerbes d’eau. Il ne voit rien, plus rien de ce monde extérieur. Seul l’occupe celui qui est en lui. En arrivant, il a remarqué sept maisons en construction à l’entrée de la ville, à présent il n’a même pas un regard pour ces chantiers qui seront bientôt arrêtés faute d’argent.

— Hue donc ! Si tu traînasses y va te pousser de la mousse d’orignal après les paturons.

La jument ne se soucie nullement de ce que son maître peut lui dire. Au son de sa voix, elle comprend qu’il est absent du moment.

Ils vont ainsi jusqu’à l’entrée de la forêt. Là, par habitude, Cyrille lâche la bride, déroule les longues guides et saute à l’avant du char. Il tire son imperméable autour de lui et se recroqueville pour tenter de garder le plus possible de chaleur. Relevant son col et baissant le bord dégoulinant de son chapeau, il allume sa pipe qu’il vient de bourrer à tâtons, au fond de sa poche. Il tire trois ou quatre grosses bouffées, puis, sans desserrer les dents, il se remet à grogner : — Tu verras ça, le jour où on va atteler pour aller les chercher. Ça va être quelque chose. Je les devine, ceux-là. Y vont arriver avec leur fourbi de mobilier et de saloperies, mais rien pour la terre. Et pas de bêtes. Faudra tout faire pour eux.

— C’est toujours comme ça. Les vieux sont là pour tout donner.

Une espèce de colère joyeuse se forme en lui. Une rage de bonheur qui allume un feu et éloigne le froid de l’averse lardée de vent. Il ricane.

— M’en vas les mener dur, tu peux me croire.

— T’as raison. Y vont s’amener avec des jeunes habitués à la vie facile.

— Nous autres, quand on est venus, on savait ce que c’était que travailler.

— De nos jours, t’as qu’à voir ce qu’ils font.

— Ça leur tombe tout rôti dans la gueule.

— Culs-de-plomb sur des chaises rembourrées ou bien dans des magasins à mâcher de la gomme-balloon.

Il se met à rire si fort que Bergère remue les oreilles et secoue plus vigoureusement ses grelots.

— En tout cas, si on voit plus beaucoup de ruminants sur les terres, c’est pas ce qui manque par la ville !

Son rire reprend et se casse soudain. Il lance une bordée de jurons, puis :

— M’en vas leur en foutre, moi, de la belle vie ! Faudra qu’ils en bavent autant que nous.

Il s’est mis à gesticuler, oubliant la pluie qui coule sur ses cuisses, dans son cou et entre par le haut de ses bottes. Cette eau est glacée, mais le feu qui vient de se mettre à pétiller en lui est tellement ardent qu’il lui réchauffe tout le corps.

— Ho !

Il saute de son char après avoir accroché les guides à la ridelle.

— Faut que je pisse un coup.

Il tourne le dos au vent et se soulage en regardant la forêt. Le mélange de résineux sombres et de feuillus encore empourprés de bourgeons est un monde vivant malmené par les rafales. Les paquets de pluie passent comme les plis d’un rideau trempé. On voit courir les nuées au ras des cimes où elles s’accrochent parfois. Le sol fume. Le ciel vient souffler sa rage jusqu’au creux des fondrières où ses reflets frémissent.

Depuis que Cyrille a quitté Val Cadieu, le vent a beaucoup forci. À la pluie, vient se mêler de la grêle qui crépite sur le plancher du char, sur les bâches, sur l’imperméable et le chapeau. Des rafales de plus en plus nerveuses fouaillent le chemin inondé en bien des endroits. Des risées fuient comme sur un fleuve. À ce qui descend du ciel, se mêlent des embruns soulevés sur les flaques couleur d’étain.

— Bouge pas une minute.

Cyrille s’accroupit sous l’arrière du char pour y chercher abri le temps de bourrer sa pipe et de l’allumer. Quand il sort, il va directement à l’avant et se met à marcher devant Bergère qui lui emboîte le pas.

— Je peux te dire qu’on a rudement bien fait d’y aller aujourd’hui. Je me demande ce qu’on aurait pu branler sur nos terres par un temps pareil.

Il fait quelques pas en silence. Les grelots sonnent sourd sous ce ciel délavé. Cyrille regarde à droite et à gauche avant de dire d’une voix où perce l’angoisse : — Tout de même, s’il arrive beaucoup de monde à nourrir, faudrait pas que ça nous fasse une année pourrie.