VIII

Citadelle du Louvre, environs de Paris, novembre 1306

CCéleste La Mouche, anciennement Céleste de Mirondan, patientait depuis une bonne demi-heure dans l’antichambre glaciale de la salle de travail de M. Guillaume de Nogaret*, conseiller du roi Philippe le Bel*. Elle réprima un bâillement. M. de Nogaret était devenu très friand de ces rendez-vous nocturnes qu’il jugeait plus propices à la discrétion.

Les pouvoirs de l’État, notamment la chancellerie, les comptes et le Trésor, étaient toujours concentrés dans la sévère bâtisse de la citadelle du Louvre qui s’élevait juste derrière la limite de la capitale, non loin de la porte Saint-Honoré. Les travaux du palais de l’île de la Cité, qui devait remplacer dans l’esprit de Saint-Louis le donjon rébarbatif bâti par Philippe II Auguste, tardaient à commencer, au grand dam de tous ceux qui s’entassaient entre ces murs sinistres, dont suintait en permanence une humidité que nulle chaleur, nulle saison ne parvenait à dissiper.

Céleste frissonna dans son mantel de burel1 d’un rouge tapageur.

Enfin, un huissier qui semblait tout juste sorti de l’enfance la vint quérir, une moue réprobatrice aux lèvres. Céleste retint un sourire. Baissant les yeux comme si la vue de la très jeune femme l’offensait, il déclara, pincé :

— Femme La Mouche, messire le conseiller du roi vous va recevoir.

image

À son entrée, Guillaume de Nogaret se leva d’un coup de reins rageur. Il abattit son poing sur la longue table de travail où s’amoncelaient registres et rouleaux de missives, écritoires et cornes à encre qui servaient à ses secrétaires. Le dorsal tendu derrière lui, représentant une Vierge diaphane serrant un Enfant Jésus, frémit sous la vigueur de son mouvement de courroux. Il tonna :

— Vous m’avez désobéi !

La ravissante jeune femme, en dépit de ses habits criards de puterelle2, ne parut pas s’alarmer de cette cinglante remontrance alors même que M. de Nogaret était l’homme le plus craint et sans doute le plus détesté du royaume, du moins par les courtisans dont il surveillait les bassesses et les tentatives de séduction vis-à-vis du souverain.

Céleste voulut se justifier mais Nogaret l’interrompit d’un geste et d’un ordre impérieux :

— Assez ! Assoyez-vous et taisez-vous le temps que ma bile s’apaise un peu, tant l’envie de vous faire donner le fouet me démange.

Elle obtempéra, détaillant l’homme âgé d’une bonne trentaine d’années et qui, pourtant, semblait déjà centenaire. Le visage émacié au point de paraître maladif, la peau cireuse et sèche, le regard d’une déplaisante intensité, encore soulignée par l’absence de cils à ses paupières, les longs doigts maigres, rien n’engageait à juger M. de Nogaret avenant. Au demeurant, sans doute l’impression d’austérité et de sécheresse qui se dégageait de sa personne le satisfaisait-il puisqu’il la renforçait avec son vêtement. Nogaret avait conservé la longue robe sombre des légistes, surmontée d’une housse3 qui lui tombait aux pieds, dont le seul luxe était une bordure de vair, et portait un bonnet de feutre qui lui descendait à mi-front. Pourtant, en cette époque, les hommes optaient pour de somptueuses parures orfraisées4, courtes et ajustées, doublées de lynx, de loutre, de loup, de vair et des hauts-de-chausses enrubannés. Les messieurs de la Cour se livraient à une joute coquette et pourtant sans pitié, chacun cherchant à exhiber le plus riche blanchet5, la jaque6 la plus brodée ou le jupet7 du vert8 le plus lumineux. Céleste se souvint que l’accoutrement démodé du conseiller lui avait valu le sobriquet de « triste mulot9 ». M. de Nogaret n’ignorait rien du fielleux surnom dont on l’affublait dans la plus extrême discrétion, mais s’en contre-moquait. Peut-être même l’amusait-il et y voyait-il une nouvelle preuve de la crainte qu’il inspirait.

image

Guillaume de Nogaret jouissait d’une réputation d’extrême intelligence, d’honnêteté sans faille, et son intransigeance faisait parfois froid dans le dos. Sa position, la confiance que lui témoignait le souverain lui avaient permis de s’enrichir sans toutefois que l’on puisse le soupçonner de puiser dans le Trésor en malhonnêteté, en dépit des obstinées mais prudentes tentatives de certains pour démontrer le contraire. Nul ne pouvait lui bailler le lièvre par l’oreille10. Rusé politique, au fait de tous les calculs et bassesses humaines, il débusquait bien vite les escobarderies, les pièges, les intentions mesquines ou perfides de ses interlocuteurs. S’ajoutaient son absolue dévotion envers le roi son maître et sa foi brûlante en Dieu ainsi qu’en la très sainte Église catholique.

Pourtant, M. de Nogaret s’était accommodé des deux grandes exigences du monarque : museler l’ordre du Temple*, véritable meute de garde du pape, et œuvrer afin d’obtenir un procès posthume contre la mémoire de Boniface VIII, ancien Saint-Père et ennemi juré de Philippe. La mort du souverain pontife trois ans plus tôt n’avait guère apaisé le roi. Boniface, qui se rêvait empereur d’Occident bien plus que pape, avait tenté de faire fléchir le Capétien avec une arrogance qui lui avait valu sa haine indéfectible. Nogaret était parvenu à composer avec sa propre conscience. Après tout, Boniface l’avait excommunié11, et il avait gardé de cette injuste sentence une plaie ouverte. Bah, Boniface n’était qu’un homme, porté sur le Saint-Siège par des votes de prélats dont certains grassement achetés par tous les puissants d’Europe. Boniface n’était, n’avait jamais été Dieu, ni même son représentant sur terre. Une vilaine rumeur ne courait-elle pas, l’accusant de s’être adonné à l’alchimie et à la magie afin de conserver et d’étendre son pouvoir12 ?

Contrairement à son prédécesseur, Pierre Flote, qui ne se serait pas embarrassé de mettre un terme autoritaire aux ingérences du pouvoir papal dans le royaume de France, Nogaret avait habilement contribué à l’élection d’un pape dont il espérait une « gratitude » envers le roi : Clément V*. Gratitude qui tardait à se manifester autrement qu’en paroles, Clément louvoyant avec son habituel talent de diplomate. Quant au Temple, Philippe le Bel ne souhaitait pas son éradication, mais sa mise au pas, sous les ordres de l’un de ses fils, Philippe de Poitiers. Les templiers ne répondant qu’au pape, ils formaient un contre-pouvoir détestable et puissant dans les pays où ils s’installaient. Comme le royaume de France après la débâcle de Saint-Jean-d’Acre qui leur avait valu le mépris et la méfiance, sans même parler de la jalousie des populations qui enviaient leur grande richesse. Oubliés tous leurs combats, toutes leurs victoires, tous ceux d’entre eux morts sans hésitation pour défendre la chrétienté. Ne restait que leur échec. Peut-être aussi leur morgue, du moins celle de leur grand maître : Jacques de Molay, homme de foi, remarquable soldat mais piètre politique et exécrable négociateur.

image

Évitant l’intense regard hargneux posé sur elle, Céleste se captivait pour la contemplation du dorsal, puis des franges d’un jaune éclatant de son long châle, puis de son soulier crotté, attendant la suite. Le maigre feu qui brûlait dans l’une des deux cheminées ne parvenait pas à lutter contre le froid humide de la salle. M. de Nogaret n’en paraissait pas incommodé. Céleste La Mouche s’étonnait toujours de cette appétence pour la mortification de certains puissants. Quant à elle, dès qu’elle aurait obtenu ce qu’elle convoitait, plus jamais elle n’aurait faim, froid, ni même peur.

1- Ou bure. Laine de mauvaise qualité.

2- Les prostituées avaient obligation de porter des vêtements trahissant immédiatement leur occupation afin que l’on ne risque pas de confondre les femmes « honnêtes » avec elles. La prostitution n’était pas interdite, ni même condamnée par l’Église pour peu que les femmes s’y adonnant « y aient été poussées par la nécessité et n’en tirent aucun plaisir ». Épouser une prostituée « repentie » était considéré comme un acte charitable.

3- Manteau sans manches.

4- Brodées de fil d’or et d’argent.

5- Qui remplaça le doublet, plus long.

6- Sorte de veste longue arrivant aux cuisses.

7- Sorte de justaucorps entaillé au bas, devant et derrière.

8- Le Moyen Âge adorait les couleurs, leur lumière étant une recherche permanente. Les verts, souvent ternes, étaient difficiles à obtenir.

9- Mot tiré du hollandais mol qui signifiait taupe.

10- Faire de fausses promesses.

11- À la suite de l’attentat d’Agnani en septembre 1303, durant lequel Boniface avait été enfermé dans son bureau, auquel il semble bien que M. de Nogaret n’ait jamais participé.

12- La rumeur courut en effet. On sait en revanche avec certitude qu’il pratiquait l’astrologie, considérée à l’époque comme une science et respectée comme telle.