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Alentours de Saint-Agnan-sur-Erre, novembre 1306

LL’homme n’eut aucun mal à forcer la porte de la maisonnette située en bout de village. Les esconces brillaient toujours dans la petite salle d’étude. La corne à encre renversée gisait sur la table de travail, son contenu formant une tache sombre et luisante sur le bois de piètre qualité. Des rouleaux de papier avaient glissé au sol. Multiples preuves de la précipitation de l’occupant des lieux à s’enfuir.

Il s’approcha de la cheminée et tâta les cendres noires. Froides. Jean, dit Le Chauve, n’y avait rien fait brûler depuis longtemps.

L’homme s’en voulait. Avait-il molli au point de ressembler à une vieille femme ? Il avait tant tué, sans hésitation, sans remords. Ses cauchemars n’avaient jamais été hantés par les visages révulsés de ses victimes, par leurs cris d’agonie. Avait-il molli au point de croire aujourd’hui les pathétiques explications, mensonges, de ceux qui tentaient de sauver leur vie ?

Alors qu’il lui serrait le col et le secouait pour le pousser aux aveux, le secrétaire Jean Le Chauve lui avait juré sur son âme, sur Dieu et la Très Sainte Vierge qu’il ne détenait rien de précieux. Le vil menteur sanglotait, suppliait tant qu’il l’avait cru. Grave erreur. Une erreur que ce lamentable Jean allait payer.

L’homme récupéra une des esconces et en approcha une feuille, hésitant. Incendier la maison ? Quelle utilité ?

Il lâcha le papier qui voleta sans hâte jusqu’au sol et sortit, avançant à pas vifs pour rejoindre son cheval.

La traque commençait. Elle serait brève. Il avait pisté des proies, humaines ou autres, presque toute sa vie.

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Il progressait au pas lent et sûr de sa monture. Le faux silence de la forêt l’environnait, trompeuse sensation de paix. Lui le savait. Tant d’êtres se terraient sous ses feuilles mortes, dans la terre, sur les branches dénudées, derrière les buissons d’épineux, attendant qu’il disparaisse pour revenir à leurs uniques préoccupations : vivre ou mourir.

Il avait récupéré la plénitude de ses pouvoirs de prédateur. Cette constatation ne le grisait pas plus qu’elle ne l’embarrassait. Un fait, voilà tout. Tout aurait pu, dû être simple. Mais les hommes s’ingénient à compliquer les choses, comme s’ils trouvaient une justification à leur existence dans les désordres qu’ils sèment. Au fond, il avait été l’héritier des enchevêtrements des autres.

Le regard rivé à l’humus gorgé des pluies qui s’étaient abattues cette dernière semaine, amusé par le souffle puissant de son cheval, éclairé par une lune complice, il inspira profondément. Soudain, il immobilisa sa monture d’une tension douce des rênes. La chance se montrait aimable avec lui. Comme toujours. Quelques empreintes plates, espacées. Celles d’un homme courant, portant socques. Jean Le Chauve.

D’une petite pression des talons, il remit son cheval au pas, à allure plus soutenue. Il percevrait la présence du secrétaire avant de le voir ou de l’entendre, ainsi que font les prédateurs. N’est-elle pas attendrissante mais pitoyable, l’envie de certains fauves de s’entêter à croire que leur passé de férocité n’est qu’un mauvais souvenir ? Les insensés, une blessante déception les guette.

Aux aguets, attentif au moindre son, il progressa durant quelques minutes. Enfin, son instinct de chasseur lui indiqua que Le Chauve se trouvait à quelques toises devant lui, légèrement à sa droite. Il força son cheval qui partit au galop.

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Il le rejoignit bien vite. L’autre courait à perdre haleine, trébuchant, geignant déjà, les pans de son mantel de piètre qualité battant contre ses mollets, le gênant. Il se retourna, visage convulsé de terreur, blême de ce qui allait se passer. Il portait un grand sac de toile en bandoulière. Le cavalier le dépassa et fit halte deux toises plus loin. D’un saut, il démonta et tira l’une de ses dagues, souillée de sang séché.

Jean Le Chauve jeta un regard désespéré autour de lui, cherchant une voie de fuite. Son souffle heurté par l’effort produisait un son rauque. En dépit de la fraîcheur de la nuit, la sueur trempait son visage.

Le cavalier avança vers lui.

— Tu m’as menti, Le Chauve. Il n’avait pas grand-chose. Au fond, il a trépassé par ta faute. Qu’espérais-tu ? M’échapper ? Nul ne m’échappe.

Épuisé, terrorisé, Jean Le Chauve se laissa tomber à genoux. Sanglotant, il balbutia :

— Prenez le sac ! De grâce, pour l’amour de Dieu, épargnez-moi ! Je ne dirai rien, je le jure sur mon âme !

— Comme tu juras plus tôt ? Tu m’as trompé une fois, honte à toi. Tu me tromperais deux fois, honte à moi.

Le cavalier lui arracha le sac de l’épaule. L’autre baissa la tête en allégeance.

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Un mouvement d’une stupéfiante rapidité. Un mouvement qu’il avait répété tant de fois qu’il en avait perdu le compte.

Le cavalier lui releva la tête vers l’arrière.

La lame de la dague fila en demi-cercle le long de la gorge dénudée.

D’abord, rien. Puis une très fine ligne rouge, une ligne qui dégoulina, de plus en plus vite.

Un autre mouvement rapide. La lame se planta dans la face droite de la gorge offerte et rouge. D’un bond léger sur le côté, le cavalier évita la bourrasque de sang artériel qui jaillissait.

Jean Le Chauve plaqua les mains sur sa plaie béante dans le vain espoir d’endiguer l’hémorragie. Un hoquet pénible, un râle, il s’affala sur le flanc, le corps agité de soubresauts comme il se vidait de son sang, au rythme des battements de son cœur.

Le cavalier remonta en selle, après un dernier regard pour le trucidé.