XI

Citadelle du Louvre, environs de Paris, novembre 1306, au même moment

CCéleste de Mirondan, dite La Mouche, poussa un petit soupir impatient, le regrettant aussitôt.

— L’endormissement vous gagnerait-il ? Vous lasserais-je… en plus du reste ? persifla M. de Nogaret.

— Non pas, messire de Nogaret. Loin de moi cette outrecuidance, mon bien respecté cousin. Quant au sommeil, quelle perte de temps !

— Cousin issu de germains, au sixième degré et par les femmes, rectifia Guillaume de Nogaret.

Pointant son long index squelettique vers elle d’un geste de menace, il ajouta :

— Vous êtes une plaie vivace pour ma lointaine famille !

Elle jugula l’aigreur, la rancœur même qui lui faisaient monter des mots terribles dans la gorge. Des mots qui pouvaient la renvoyer au cachot au bon vouloir du conseiller.

Dès la mort de mon père, doux rêveur érudit, incapable de gérer ses maigres biens, ils m’ont jetée à la rue, sans un sou, sans rien, parce que j’étais femelle. Ne me restait qu’à crever comme un chien dans une ruelle ou à servir les bourgeoises fortunées d’un couvent. Que nenni ! Et je leur ferai rendre gorge, sur mon âme. À leur tour de crever dans une venelle.

— Un jugement qui, venant de vous, m’afflige, monseigneur, répondit-elle d’une voix faussement contrite dont il ne perçut pas l’ironie.

Lèvres serrées de déplaisir, Nogaret la détailla. Ne s’étant jamais posé beaucoup de questions sur la beauté des représentantes de la douce gent, il s’interrogea. Sans doute devait-on la trouver fort belle. Grande, mince, avec un gracieux visage de forme triangulaire évoquant celui d’un chat, des yeux d’un vert profond, un haut front qui ne requérait pas d’épilation1, Céleste devait plaire. Mais quelle disgrâce que ces épais cheveux frisés d’un roux flamboyant2 qu’elle n’avait même pas la modestie de remonter en tresses ! Elle ne portait ni voile ni coiffe, insistant sur son occupation de fillette3 de maison lupanarde.

— Vous aviez ordre de rejoindre Carcassonne afin de me renseigner sur… l’assiduité de ce fieffé coquin d’Alard Héritier dont la … dévotion et la fiabilité ne me convainquent guère.

— Vous m’en voyez fort désolée. Une cuisante déception pour vous, sans doute, puisque vous l’aviez recruté comme espion, souligna Céleste.

M. de Nogaret comprit la pique. Glacial, il rétorqua :

— L’avantage des vauriens, bien chère, est qu’il suffit de les payer plus que vos ennemis. En revanche, les coquins sont toujours rattrapés par leurs vices premiers : la paresse et le goût de la tromperie.

— Voilà pourquoi je me préfère vaurienne ! plaisanta Céleste. Passion du lucre, certes, mais je fais preuve de belle énergie.

— Ne tentez pas une habile parade afin de m’écarter de la raison de mon courroux : votre insubordination.

— Oh, j’étais décidée à rejoindre Carcassonne à votre ordre, ne fût-ce que pour échapper à l’odieuse grisaille de Paris. Toutefois, une interrogation de taille me tarauda lorsque je repensai à notre entretien, entretien durant lequel vous me narrâtes la… mission de ce triste sire d’Alard Héritier, votre espion, donc, et ce que vous saviez au sujet de la donzelle Fauvel.

— Et ?

— Et ? Héluise Fauvel serait-elle très sotte ?

— Pourquoi cette question ?

— Étant moi-même fille, ayant vécu la terreur d’être arrêtée puis pendue, jamais la déroutante idée de traverser tout le royaume de France pour me réfugier en Italie ou en Espagne ne m’aurait traversé l’esprit, contrairement à ce que suggérait messire Hugues de Plisans, votre… intermédiaire, confident templier.

— Plisans a conseillé de surveiller les frontières, rectifia Guillaume de Nogaret.

— Fichtre, le royaume n’en manque pas ! À la place de cette Héluise, que l’Inquisition poursuit et qui doit s’en douter – Inquisition bien plus active au sud qu’au nord – je serais davantage tentée par le royaume anglais. En d’autres termes, je mettrais ma main au feu4 qu’elle n’a pas fait route vers le sud. Héritier le sait fort bien et se complaît à vous extorquer du bon argent en se jouant de vous et…

Fine mouche5, raison pour laquelle elle avait choisi ce surnom, elle ne termina pas sa phrase, non par prudence mais afin d’attiser la curiosité du conseiller.

— … Bref, inutile de vous faire dépenser de belles pièces pour mon périple jusqu’à Carcassonne puisque je suis certaine de voir juste.

— Qu’alliez-vous dire ? Pourquoi cette interruption de phrase ?

— Vous allez me mal aimer de vous trop bien servir, mon respecté cousin.

— Au fait, Céleste. Je ne suis pas dupe de votre atermoiement de langue. Vous souhaitiez piquer mon intérêt. Belle réussite. J’attends !

Un sourire taquin6 salua sa perspicacité.

— Voyez-vous, messire, je m’étonne. Me fiant à votre description – et jamais je ne douterai de sa finesse – le chevalier templier Hugues de Plisans m’apparaît de robuste intelligence et de grande subtilité. N’est-il donc pas insolite qu’il ait gobé si volontiers la fable d’Héritier ?

— Il ne l’a point « gobée », me mettant en garde maintes fois sur les informations de comédie que m’envoyait Héritier et sur sa vilaine nature de traître.

— À son honneur, monseigneur, admit Céleste.

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L’aigreur de Nogaret envers Céleste s’était apaisée tant il sentait depuis quelques instants qu’elle tergiversait à lui offrir une révélation. Une pointe d’appréhension l’avait remplacée. Les insinuations de Céleste La Mouche visaient à l’évidence Plisans. Certes, Nogaret n’ignorait pas que si l’on gardait une pomme gâtée dans un panier, elle faisait pourrir toutes les autres. Néanmoins, le conseiller était assez honnête pour admettre qu’il craignait d’apprendre de fâcheux détails au sujet du templier. En dépit de son extrême méfiance, inspirée par ses années de pouvoir, il avait formé une sorte d’attachement d’amitié pour le chevalier. L’effrayante solitude à laquelle il se contraignait pour le service au roi l’avait tant éloigné de ses semblables, dont chacun pouvait se révéler intéressé ou parjure, qu’il errait maintenant dans le désert de sa vie. Par crainte des désillusions, voire des chagrins, Nogaret avait peu à peu fait le vide autour de lui. Seul Plisans était parvenu à le convaincre que l’amitié sincère existait pour un conseiller du roi. Un peu libéré de son vertigineux isolement, de la nécessité de peser chaque mot, de l’obligation d’insuffler la peur en l’autre afin de le museler, Guillaume de Nogaret avait toléré la cordialité du chevalier. Apprendre peut-être aujourd’hui, de la bouche de Céleste, que le templier l’avait aussi trahi se révélerait plus douloureux qu’il ne l’aurait supputé. Mais la peur n’évitait pas le danger !

— Au fait, vous dis-je !

Elle hésita encore quelques secondes et se lança :

— Séduite par l’aimable portrait que vous brossiez de lui, d’autant que j’ai cru comprendre qu’il était en plus fort beau représentant de la gent forte…

— Il s’agit d’un templier, Céleste ! s’indigna le conseiller. L’abstinence de la chair fait partie de sa règle.

— Pas de la mienne, à l’évidence, ironisa-t-elle.

— Votre insolence vous vaudra un jour le fouet ou le cachot !

— Oh, j’ai déjà connu les deux, rétorqua-t-elle d’un ton léger. On n’en meurt pas. La preuve. Or donc, j’ai suivi votre templier, déguisée en femme de bien puisque mon présent accoutrement… ne passe pas inaperçu, précisa-t-elle en soulevant la laine écarlate de sa cotte. S’ensuivit une longue promenade nocturne le long de la rue Saint-Antoine jusqu’à la rue de Tiron.

— L’hôtel de Tiron ?

— Oui-da. Il a dépassé l’entrée principale et a heurté du poing une petite porte basse, située à quelques toises. À trois reprises. Le judas s’est entrouvert. J’étais trop loin pour ouïr l’échange. Puis, on l’a fait pénétrer.

— Combien de temps y est-il resté ?

— Je ne sais. Une averse glaciale m’avait trempée jusqu’aux os. Je suis partie.

— Une erreur !

— J’implore humblement votre pardon. C’est que, monseigneur, j’ignorais que les allées et venues de M. de Plisans vous préoccupaient, telle n’était pas la mission que vous m’aviez indiquée, puisque je devais rejoindre Héritier à Carcassonne.

Une façon détournée de rappeler à Nogaret qu’un peu plus tôt, il l’avait vivement admonestée pour lui avoir désobéi. Cependant, M. de Nogaret était bien trop intrigué pour perdre son temps en joutes verbales.

— Qu’avait à faire Plisans en l’hôtel de l’ordre de Tiron, surtout à la nuit ?

— Après y avoir pénétré par une porte très discrète, rappela Céleste. J’avoue mon ignorance.

M. de Nogaret croisa les bras sur son torse maigre, les sourcils froncés d’incertitude.

— Sans doute s’agit-il d’une broutille, tenta-t-il de se rassurer.

— Hum, hum.

— Vous n’êtes pas en accord ?

— Mon faible raisonnement de femelle ne saurait rivaliser avec le vôtre, monseigneur.

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Un mince sourire étira les lèvres sèches de Nogaret et Céleste se demanda si elle n’avait pas passé les bornes.

— Selon vous, ma bonne Céleste, lorsque j’ai reçu votre missive, implorant grâce au nom de notre bien lointaine parentèle, vous ai-je tiré du cachot où vous attendiez la corde par tendresse pour une vague cousine ou parce que je vous savais d’intelligence aiguë, donc de capacité à me bien servir ?

Elle baissa la tête, demeurant coite.

— Vous aviez occis un homme, je vous le rappelle.

— Non, pas un homme. Un maquereau7 de la pire espèce. Il entendait me frapper à coups de lanières pour me contraindre à soulager un généreux client dévoré par le mal de Cupidon8. Je ne partageais pas son avis. Je lui ai donc conseillé d’apaiser lui-même les ardeurs dudit client. Le ton a monté, les coups ont plu. Je me suis défendue à l’aide d’un long coutelas. Et quoi, la belle affaire en vérité ! Ce ne sont pas les apprentis maquereaux qui manquent.

— Je sais tout cela, rétorqua M. de Nogaret avec un petit geste agacé. J’aurais hésité à tirer de geôle une véritable meurtrière. Votre sentiment, Céleste ?

Elle émit un petit son de gorge, dont il ne sut dire s’il était d’amusement ou de mépris.

— Les templiers ne sont pas connus pour frayer avec d’autres ordres, surtout de… si discrète manière. Bah, mais peut-être qu’à force de le fréquenter le mal je finis par le voir partout.

— Hum… tout comme moi, admit le conseiller du roi d’un ton attristé. Céleste, je veux savoir ce que manigançait… ou plutôt, pour l’instant, faisait Plisans en l’hôtel de Tiron, et je veux Héluise Fauvel.

— Fichtre, avec tout mon respect, messire, rude mission pour une faible femme. Les chevaliers de l’ordre du Temple n’ont pas réputation de mazettes9, bien qu’on les couvre aujourd’hui d’opprobre et d’obscénités.

— Leur pouvoir s’effrite.

— Pas leurs lames.

— Une dérobade ?

Céleste soupesa sa réponse. M. de Nogaret ne la ferait pas à nouveau jeter dans un cachot. Elle en savait maintenant trop à son sujet et, en madré politique, il n’ignorait pas que ses innombrables ennemis guettaient le moindre faux pas de sa part. Néanmoins, une mauvaise rencontre au soir échu, qui la ferait passer de vie à trépas, n’était jamais à exclure. Elle ne doutait pas que son éminent cousin en fût capable.

— J’attends ! s’impatienta M. de Nogaret.

— Je soupèse les énormes difficultés, mon bien respecté cousin. Certes, ma farouche envie de vous plaire et de vous servir m’incite à accepter, toutefois… pas au point de me faire navrer10.

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Guillaume de Nogaret ne fut pas dupe. Au fond, il préférait ses tractations avec Céleste La Mouche à bien d’autres. Nulle amitié, nulle affection en cause ici. Il ne s’agissait que d’un échange de bons procédés. Nogaret l’admettait : il en voudrait terriblement à Plisans d’avoir trahi sa confiance, son espoir d’avoir enfin déniché un être digne de confiance. Encore plus étrange : il en venait à se convaincre que la très jolie jeune femme installée en face de lui ne bafouerait pas la parole donnée s’il tenait ses promesses envers elle.

— Combien ?

— Quoi, plutôt.

— Votre pardon ?

— Mirondan. Je veux recouvrer le manoir de Mirondan et ses terres. Bref, ce dont on m’a dépossédée au décès de mon tendre père au prétexte que j’étais fille n’ayant que quatorze ans.

— Votre cousin de sang ?

— Hum… cette verrue de Jacques de Mirondan. Un bon à rien d’autre qu’engrosser sa vilaine peste d’épouse.

— Son devoir consistait à vous offrir charitable hospitalité.

— « Hospitalité » dans mon manoir, sur mes terres ? s’indigna-t-elle. (Elle se calma aussitôt et expliqua :) Quoi qu’il en soit, il n’y manqua pas, je le concède. Un radieux futur se dessinait devant moi : torcher les marmots et marmottes de ma cousine d’alliance. Ronde économie pour eux. Une servante, nourrice sèche11 et dame de compagnie contre le gîte et le couvert chez moi !

— Ces biens revenant de droit et de sang à votre cousin direct, que puis-je y faire ? argumenta Nogaret.

— Tout se paie, encore faut-il offrir au vendeur ou à l’acheteur un prix qui le tente.

— Je pourrais vous rendre fort riche.

— Mes terres, celles de mes aïeux ; aucun autre colifichet ne me séduit, minauda-t-elle.

— Encore une fois, ma chère, qu’y puis-je ? La loi, les us sont du côté de Jacques de Mirondan.

— Oh… n’en a-t-on pas envoyé au bûcher pour moins que cela ? observa-t-elle, presque joviale. Soyons magnanimes. Les susdits marmots ne m’ont pas causé tort. Épargnons-les. Voyons… l’hérésie révoltante des parents ? Une ignoble conspiration contre notre admirable souverain ou son remarquable conseiller ? L’espionnage au profit de l’Anglais ? Une intolérable pratique de sorcellerie ? Bref, les motifs de confiscation de biens suivie de leur redistribution, ou plutôt restitution dans mon cas, ne manquent pas. Quant à la fabrication de preuves, je puis m’y employer.

Expert en mystifications, en vicieux stratagèmes pour la très grande gloire du roi, Nogaret ne doutait pas de venir à bout de Jacques de Mirondan avec aisance. Simple chiquenaude. La raison d’État primait aux yeux du conseiller et la raison d’État consistait à récupérer Héluise Fauvel et la pierre rouge, dans l’espoir de faire plier Rome devant les exigences du roi. Or si Plisans avait trahi, bafouant son amitié, il se retrouvait sans espion fiable. Lors, Céleste devenait essentielle à ses plans. D’autant que le conseiller n’était pas à une fausse promesse près !

— Si j’accède à votre demande, me servirez-vous ainsi que je l’espère ?

Elle biaisa, papillotant des paupières telle une coquette.

— Que faire de cet Alard Héritier s’il vous trompe ainsi que vous le supputez ? Certes, il vous coûte de franches livres*… cela étant, bien peu de choses en regard du service au roi.

Après un long soupir, le conseiller lâcha d’une voix plate :

— Ma chère, la… faute d’Héritier ne se résume pas à ce qu’il me soutire. (Il la fixa avec une telle intensité qu’elle sut qu’il lui adressait une menace à peine voilée.) Voyez-vous, je n’ai pas réputation de plaisantin et déteste que l’on se moque de moi. D’ailleurs, il ne s’agit pas seulement d’orgueil. Bien mauvais exemple pour autres qui m’assistent de songer que l’on peut me berner en aise. Héritier en sait trop et n’en fait pas assez. Une conjonction qui me déplaît fort.

— Il conviendrait donc d’en… disposer de sorte à ce qu’il ne sache plus rien et en fasse encore moins, sourit-elle.

— Séduisante perspective, admit le conseiller. Or donc, m’allez-vous servir ainsi que je l’espère ? En échange de Mirondan ?

— Oui-da, avec empressement et sans faillir. Ma parole devant Dieu.

— Alors soit ! Vos biens vous seront rendus.

— Votre parole ?

— Ma parole.

— Je vais m’employer sitôt à vous donner satisfaction, messire de Nogaret. Cela étant, bien que capable de crever un vilain chancre de maquereau dans un moment de fureur et de terreur, je ne me vois en revanche guère tirant une lame face à un chevalier du Christ, un guerrier et homme de Dieu. Vous l’avez dit : je ne suis pas meurtrière en dépit de tous mes vices même si je puis me défendre d’âpre façon.

— Votre requête ?

— Un homme de main, aussi docile mais peu épais de caboche que possible.

— Vous l’aurez au demain.

— De grâce, messire : choisissez-le avec toute la finesse que l’on vous connaît. Il y va du… silence d’Héritier et de son repos. Éternel.

1- L’esthétique du Moyen Âge prisait les femmes à front très haut, expliquant que nombre d’entre elles s’épilaient.

2- Les roux, rousses ont été l’objet de méfiance, de discrimination, voire d’élimination dans nombre de sociétés qui les assimilaient au diable, tout comme les gauchers d’ailleurs.

3- Prostituée.

4- L’expression nous vient de l’ordalie* ou jugement de Dieu. L’une des épreuves consistait à plonger sa main dans des braises. Si elle ressortait indemne, l’accusé était déclaré innocent.

5- « Mouche » désignait alors un menteur ou un espion, bref un individu malin, inaccessible et rusé. Nous en avons gardé « mouchard ».

6- Du néerlandais taken, le terme fut d’abord très fort signifiant « bandit », puis s’adoucit pour évoquer la plaisanterie un peu irritante.

7- Du hollandais makerare (intermédiaire, courtier). A donné « maquerelle » et « maquereau ».

8- Ou mal vénitien, ou encore syphilis. Il semble que la maladie était déjà connue au VIe siècle av. J.-C. en Grèce. On est maintenant certain qu’elle avait atteint l’Europe occidentale dès le XIIIe siècle.

9- Mauvais petit cheval. Au figuré : personne sans force ni courage.

10- Transpercer gravement.

11- Par opposition aux « nourrices humides » qui allaitaient.