Broue-la-Noble, dernier jour de novembre 1306
DDruon avait récupéré l’une des esconces abandonnées sur l’autel, qu’on laissait brûler afin de rallumer au tôt matin les cierges mouchés à la nuit par mesure d’économie. Se hissant à nouveau sur le lectrin, il approcha la flamme du vitrail. Les rais retrouvèrent leur couleur d’or vert. Druon recula l’esconce. Et soudain, la pleine lune dessinée sur le vitrail se teinta de pourpre1. La clarté lunaire la frappant maintenant de plein fouet, un halo rouge nappa l’arbre de Jessé. La lune du vitrail était constituée de morceaux de verre sertis de plomb, quatre semi-circulaires entourant un cinquième rectangulaire, de la taille et de la forme de la pierre. Son cœur battant la chamade, il appliqua le joyau sur celui-ci. Un rai lumineux couleur du sang naquit, reliant le vitrail au sol du chœur, à l’une des dalles. Tremblant d’excitation, Druon sauta de son escabelle improvisée et se précipita. Il s’agenouilla, griffant de son ongle les joints qui entouraient la dalle.
Une voix, très suave, s’éleva soudain :
— Ma chère fille ! Enfin toi, quel ineffable bonheur pour une mère aimante ! Viens à moi, que je te serre dans mes bras, ainsi qu’il convient en si touchante réunion.
Druon se releva, lentement, et se tourna.
Un petit rire ravi. Aliénor de Colème inclina coquettement la tête sur le côté et déclara :
— Catherine Fauvel, ta mère. Aujourd’hui, Aliénor de Colème.
Qu’elle était belle ! Grande, mince, avec de beaux cheveux châtain sombre nattés et le regard d’un bleu mouvant, comme le sien.
Méfiez-vous de la femme très belle, très malfaisante.
— La pierre, la pierre nous réunit ainsi que je l’ai toujours espéré, susurra Catherine/Aliénor. Ton père… je sais combien tu l’aimais… mais ton père a tout tenté afin de nous séparer, n’hésitant pas à clabauder des infamies sur mon compte. Que pouvais-je faire ? Oh, sans doute l’a-t-il décidé par amour de toi, un amour si exclusif qu’il ne me tolérait plus. Comme tu m’as manqué, ma chérie, ma princesse ! Dans mes bras, que je te serre à t’étouffer ainsi que je l’ai si souvent rêvé.
Druon ne bougea pas. Catherine reprit, riant d’émotion :
— Tu te méfies, bien sûr ! On t’a raconté tant de monstruosités à mon sujet. Les absents ont toujours tort, et il est si aisé de monter la tête d’une enfante. Je me souviens… je me souviens de l’odeur d’eau de chèvrefeuille dans laquelle je te baignais. Je me souviens de tes petits cris de voracité lorsque je te donnais le sein. (Soudain désespérée, elle murmura :) Il m’a menacée, m’a contrainte à fuir, avec l’aide de son bon ami l’évêque. Ton père. (Plaintive, elle poursuivit :) De grâce, ma mie ! J’en rêve depuis tant d’années ! Dans mes bras. Que tu es belle ! Je t’aime tant !
Druon/Héluise surprit le regard glacé, si semblable au sien, qui frôlait la pierre rouge toujours dans sa main. Catherine, un sourire extatique aux lèvres, avança de deux pas, tendant le bras vers elle. Gauche.
Souvenez-vous : vous êtes votre pire ennemi.
Un corps qui se voulait accueillant, maternel, s’appuya contre le sien. Héluise eut envie de se laisser aller contre cette femme, sa mère. Et pourtant, elle perçut la soudaine tension de l’épaule contre laquelle reposait sa joue. Une voix masculine hurla dans son esprit : « Elle va te tuer ! » Son père.
En un éclair, la jeune femme tira sa courte épée et frappa, avant de bondir vers l’arrière. L’incrédulité s’était peinte sur le charmant visage. Catherine Fauvel ouvrit la bouche, peut-être pour protester de son infini amour. Un flot de sang coula vers son menton.
Héluise faillit se précipiter vers elle, horrifiée par son geste. Un claquement métallique, sec. La longue dague que tenait fermement Catherine dans sa main droite, cachée par le pan de son mantel doublé de zibeline, venait de choir au sol. La dague avec laquelle elle avait la ferme intention d’égorger Héluise avant de récupérer la pierre.
Stupéfaite, Catherine sentit ses jambes se dérober sous elle alors qu’une effroyable douleur la suffoquait. Elle s’écroula au sol, inspirant avec peine. Des larmes d’incompréhension, de souffrance dévalèrent de ses yeux. Elle hurla soudain à l’adresse de sa fille :
— Je te hais, comme j’ai exécré ton père durant des années ! J’aurais voulu te voir crever ! (Suppliant soudain, elle balbutia :) La pierre, donne-moi… la pierre. Sotte ! L’éternité m’appartient. Je l’ai payée ! Il n’est… pas trop tard.
Héluise, assommée, hocha la tête en signe de dénégation. Un voile opaque ternit le regard bleu de la femme qui mourait. Elle cria, terrorisée :
— Nooon ! Pas lui… Pas l’enfer !
Aliénor/Catherine bascula vers l’arrière, son crâne heurtant les dalles dans un son creux.
Druon/Héluise demeura figé quelques instants, détaillant ce corps dont elle était un jour sortie, s’attendant à une houle de chagrin, de remords, de regrets. Elle ne vint pas. Héluise ne ressentit rien d’autre qu’un gigantesque désert. Sa mère dont elle avait tant rêvé, qu’elle avait parée de toutes les vertus, de toutes les grâces, cette fable stupide à laquelle elle s’était accrochée durant toutes ces années, n’avait jamais existé. Ne restait qu’un désert, somme toute peu douloureux. Elle emporterait avec elle les derniers instants d’une femme qui avait vendu son âme pour le pouvoir, l’argent et une imbécile quête d’éternité. Druon/Héluise lutta contre la tristesse qui l’envahit. Elle songea à l’effroi, à l’incompréhension qu’avait dû ressentir son père lorsque le masque de la bonté et de la pureté s’était fissuré, lorsqu’il l’avait surprise, sa dague appuyée sur la gorge de l’enfançonne Héluise. Au fond, Catherine ne lui laisserait qu’un seul regret : qu’elle n’ait pas trépassé dès sa naissance, afin de laisser à son époux et à sa fille un beau deuil aimant.
Le passé venait de mourir. Lui restaient le présent et l’avenir, peuplés du bienveillant fantôme de son père. Druon inspira avec lenteur, s’accordant quelques instants afin que les battements désordonnés de son cœur s’apaisent, que ses mains cessent de trembler.
Il se recula et s’agenouilla à nouveau devant la dalle carrée. Il gratta les joints à l’aide de la pointe de son épée. Le sang qui la rougissait disparut dans la poussière de mortier. Il ne lui fallut que quelques minutes pour dégager la pierre plate. Il faufila alors ses doigts par les interstices ménagés et tira, ses phalanges blanchissant sous l’effort. La lourde dalle se souleva peu à peu, révélant une cache creusée dans le sol. Une forte odeur de bois de cade2 et d’essence de pin s’en éleva.
Druon en approcha son esconce. Des parchemins, des vélins3, des rouleaux d’un blanc verdâtre, des tablettes de terre cuite. Il en récupéra une avec précaution.
D’étranges signes cunéiformes, qu’il n’avait jamais vus auparavant, la couvraient. Il se saisit ensuite d’un vélin, le déroulant avec un luxe de précautions. Tout d’abord, il crut avoir affaire à un texte grec, mais ne parvint pas à le déchiffrer. Les lettres étaient familières, mais les mots qu’elles formaient se refusaient à lui. Son cœur cognait dans sa poitrine au point qu’il haletait. Il passa ainsi en revue des dizaines de textes, dont certains rédigés en langue arabe, d’autres en hébreu, d’autres encore en des dialectes dont il ne connaissait même pas l’existence. Un texte en latin, vieux de sept siècles, s’il en croyait la date qu’il portait, le stupéfia :
« Certes, il ne fait pas bon clamer d’une voix autre. Toutefois, au crépuscule de ma vie, je ne puis laisser persister tant de superstitions. Non, les maladies ne sont pas envoyées par Dieu4 afin de châtier les pécheurs. Au demeurant, si tel était le cas, pourquoi Dieu dans Son immense sagesse, Sa toute-puissance et Son extrême amour décimerait-il nouveau-nés et enfançons les affligeant de fièvres, alors, qu’à l’évidence, ils n’ont guère eu le temps de pécher ? Ainsi que l’avait pressenti Hippocrate, les maladies se propagent par l’intermédiaire de miasmes transmis par l’air corrompu, le souffle des malades ou les nourritures avariées5… »
Templa mentis ! Le sanctuaire de la pensée. La connaissance. Cette connaissance dont son père déplorait la disparition, affirmant qu’elle avait retardé les créatures humaines pour des millénaires, s’étalait devant lui. Il parcourut à la hâte d’autres écrits, les larmes dévalant de ses yeux devant l’étalage du génie humain, ses mains tremblant d’émoi.
Mon père, mon père… Comme je voudrais que vous soyez témoin de cette découverte !
À genoux devant la cachette, le souffle court, heurté, maintenant fébrile, une sueur de vive émotion lui trempant le front, il s’attacha à réunir tous les manuscrits, le savoir des plus grands esprits passés. Le plus précieux des trésors.
Un bruit léger lui fit tourner la tête. Son regard tomba sur le cadavre de Catherine, le masque cireux, les lèvres décolorées, les yeux grands ouverts. Étrange, durant quelques minutes, Druon avait oublié sa proximité, avait oublié qu’il venait de l’occire. Catherine n’existait plus. Il épia les ombres du chœur et du transept. Une souris, sans doute. Il reprit sa tâche, soulevant avec une minutie extrême les manuscrits.
La pointe d’une lame s’enfonça dans le bas de sa nuque. Une voix très grave, très paisible et presque tendre :
— Debout, damoiselle Fauvel, de grâce.
Héluise se redressa, abandonnant doucement les rouleaux et les tablettes. Un homme encore jeune, grand, très beau, lui faisait face, un homme qui n’avait rien d’un vil gredin. De déroutante façon, Héluise n’eut pas peur. Au contraire, un calme improbable l’envahit. Pourtant, sa courte épée, utilisée afin de desceller la dalle, gisait au sol.
— Monsieur ?
— Plisans. Chevalier templier Hugues de Plisans. Ce… bien nous appartient. Depuis des siècles.
— Je… Je n’avais nulle intention de le dérober, messire chevalier.
— Oh, je le sais. Mais vous comptiez en divulguer le contenu.
— Oui-da, admit Héluise, un peu surprise. Il y a dans ces lignes tant de connaissances qui pourraient apporter moult progrès et bienfaits…
— Vous vous leurrez, damoiselle Fauvel. Sitôt que certains puissants en auront vent, elles seront détruites, perdues à jamais et vous avec, puisque vous êtes leur témoin. Le monde n’est pas prêt pour elles. Aussi les préservons-nous, dans l’attente du moment propice6. De plus, certains de ces textes nous sont indéchiffrables. Des écrits druidiques* uniques, utilisant les lettres du monde grec, cependant pas pour former les mêmes mots7. Que savons-nous de leur teneur ? Bienveillante ou maléfique ?
— Druidiques ?
— Hum… Si vous saviez combien de ruses, de détours il nous a fallu pour les amasser puis les rapporter en Occident ! Sur mon âme, je ne puis vous en laisser disposer.
Elle lut une insondable tristesse dans son regard. Il soupira, bouche ouverte. L’effarante vérité s’imposa à elle et elle comprit qu’elle avait vu juste : la croix droite du Sauveur avait été renversée sur le côté, pour former une croix de Saint-André… par foi, par respect. Un chevalier du Christ ne pouvait désacraliser la Croix en y ligotant la victime de son meurtre. Une injure faite au supplice du Divin Agneau, inconcevable pour un templier.
— Oh, Dieu du ciel ! gémit-elle. Le père Simonet, son secrétaire…
— Et ce pauvre Thierry Larcher. Je m’accuse devant Dieu des meurtres de trois innocents. J’accepte le châtiment qu’Il lui siéra de m’imposer. (S’emportant soudain, Plisans tonna :) Vieil obstiné sénile ! Ce vitrail que nous fîmes réaliser afin de guider celui de nos frères qui serait chargé de récupérer les documents, une fois la pierre rouge récupérée… ce vitrail devint l’obsession du prêtre. Ses recherches lui prouvèrent que saint Eustache de Rome se résumait à une jolie fable pieuse. Et alors ? Mais non ! Entêté, borné, ce vieillard n’aurait eu de cesse de le faire détruire, quitte à s’y résoudre lui-même. Il se prit de langue avec Larcher afin de payer de ses deniers un nouveau vitrail, reprenant les motifs de l’initial. Or, sans la pierre, nous n’étions plus capables de retrouver la cachette afin de récupérer les manuscrits pour leur trouver un autre lieu sûr, à moins de démolir toute l’église. Le vitrail de l’arbre de Jessé devait donc persister jusqu’à ce que la pierre rouge nous revienne.
— Qu’avez-vous fait… murmura Héluise dans un souffle.
Plisans ferma les yeux et baissa la tête.
— J’ai tant occis, damoiselle ! Ne me reste qu’un brouillard, celui d’un champ de bataille couvert de cadavres, résonnant des hurlements et des râles d’agonisants. Et pourtant, je les vois tous trois, aussi distinctement que s’ils étaient toujours vifs. Ils hantent mes nuits. Une malédiction sans doute. Une malédiction méritée.
— Je vous plains, du fond du cœur, monsieur. Et pourtant… pourtant…
Elle n’acheva pas, désignant le cadavre de Catherine Fauvel.
— Elle allait vous tuer. Dissimulé dans la chapelle rayonnante du sud, je surveillais. Si vous ne l’aviez frappée, je l’aurais moi-même abattue, peut-être pas à temps pour vous sauver.
— Est-ce une preuve de votre compassion que de m’ôter le poids de la culpabilité ?
Un sourire affligé lui répondit d’abord, puis :
— Je doute que vous soyez coupable du moindre acte vil, damoiselle. Contrairement à moi. Ma seule excuse se résume au fait que j’ai hérité de choix qui n’étaient guère les miens. Pâle excuse.
— Chevalier, je…
— De grâce, je vous en conjure, replacez les manuscrits où vous les trouvâtes. Je scellerai la dalle ensuite. La pierre rouge, je vous prie. Elle nous appartient. Nous seuls pourrons la défendre ainsi qu’il se doit.
Il tendit la main, paume vers le ciel. Après une seconde d’hésitation, Héluise y déposa le joyau.
1- Inspiré de la tasse romaine de Lycurgue (IVe siècle). Cette admirable réalisation en verre teinté a beaucoup intrigué. De couleur jaune or, tirant légèrement sur le vert lorsqu’elle se trouve placée dans une pièce lumineuse (lumière réfléchie), elle devient pourpre plongée dans l’obscurité avec une source lumineuse la frappant par derrière (lumière transmise). Récemment, des scientifiques ont expliqué ce phénomène : le verre renferme des nanoparticules d’or et d’argent expliquant ces modifications de couleur.
2- Insecticides, on faisait également brûler sa poudre afin de faire fuir sorcières et mauvais esprits.
3- Parchemins en peau de veau mort-né, plus fins que les autres.
4- Ce qu’ont affirmé longtemps toutes les religions du Livre.
5- Les Égyptiens pressentirent « l’invisible » 4 000 av. J.-C. Un propriétaire terrien romain, Marcus Varron (116-26 av J.-C.) parla même de « créatures minuscules et invisibles » comme cause de la fièvre des marais. Hippocrate suggéra que des « miasmes » étaient responsables de nombreuses maladies, dont les fièvres. Cette théorie des « miasmes » de l’air ou des aliments corrompus fut reprise par Rhazès (865-925 ou 926) qui alla même jusqu’à recommander que l’on brûlât les vêtements des malades, notamment des varioleux, puis par Avicenne (980-1037), preuve que l’idée qu’un « vecteur » propageait les maladies était bien présente dans les esprits des grands savants de ces époques.
6- Il semble avéré que certains templiers furent prévenus juste avant leur arrestation et qu’ils eurent le temps de faire disparaître des « biens » très importants à leurs yeux. D’où la légende du fameux trésor que l’on imagina nécessairement composé d’argent et de bijoux. Il est de plus certain qu’ayant été aux carrefours de nombreuses civilisations, les templiers eurent accès à des connaissances inconnues en Occident, d’autant que certains parlaient l’arabe et l’hébreu, ce dont se servit l’accusation durant leur procès.
7- Contrairement à ce que l’on a cru durant très longtemps, il semble acquis qu’existait une langue écrite chez les Gaulois. Cependant, les druides en avaient le monopole, le meilleur moyen de garder la connaissance. Ils utilisaient les lettres de l’alphabet grec, autre preuve des contacts entre les deux peuples, même si l’on ignore celui des deux qui alla visiter l’autre.