XXXIX

Saint-Pierre-la-Bruyère, novembre 1306

LLe bourg, situé au revers d’une butte boisée, dominait l’Huisne, réputée pour ses truites et ses écrevisses.

Bien que de modeste importance, s’y tenait chaque premier lundi du mois un marché aux victuailles qui attirait une foule conséquente. Un endroit idéal pour laisser traîner ses oreilles. Rien de plus propice que ce genre de manifestation pour que s’échangent nouvelles de ceux qui ne se rencontraient que deux fois l’an et clabaudages en tous genres. Céleste La Mouche s’y était donc rendue peu après tierce.

Déjà dense, la foule déambulait et les cris d’indignation des acheteuses se mêlaient aux rires et plaisanteries des badauds. Elle dépassa les tréteaux de l’inévitable montreur de foire qui haranguait la foule, cherchant à lui faire accroire qu’il détenait la femme avec la barbe la plus longue du royaume, sans doute une crinière de cheval collée à son menton, et se dirigea en flânant vers le chariot de l’arracheur de dents qui promettait sur sa vie que son eau de bouche donnait belle voix1 et transformait les chicots cariés et noirâtres en dents blanches et saines2 d’enfant.

L’atmosphère la réjouissait assez. Elle sortait enfin des bordels puants de la capitale, des mères puterelles, des clients pour la plupart répugnants, malades ou obscènes, hormis des marchands de passage, des veufs ou des clercs, voire des puceaux menés par leur père afin de jeter leur première gourme de sorte à ne pas épouvanter leur jeune épouse par leur maladresse. Ceux-là se délassaient un moment et cherchaient autant une plaisante causerie qu’un apaisement de sens. Étrange. Afin de survivre, elle était parvenue à se convaincre que toutes ces peaux qui frottaient la sienne, toutes ces sueurs, ces salives, ces existences dont elle ne voyait qu’un bas-ventre lui importaient peu. Dieu, comme elle s’était bernée elle-même, n’ayant guère autre choix ! Elle avait abhorré chaque seconde de cette vie. Elle les avait tous détestés, tous ces moins-que-rien, ces inférieurs qui la prenaient à leur guise pour quelques pièces. Jamais elle n’avait prononcé le nom du domaine de Mirondan, trop beau, trop pur pour être souillé par leur lubricité. Mirondan, le mot, s’était transformé en charme bienfaisant, en talisman. Au plus sombre de ses heures, Céleste se l’était ressassé en silence afin de ne pas devenir folle.

Mirondan, enfin. Bientôt à nouveau à elle.

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Des éclats de voix sur sa droite attirèrent son attention. Deux femmes, l’une jeune, l’autre d’un âge certain, semblaient avoir maille à départir avec le saucissier3 pour le plus grand plaisir des chalands alentour. Amusée, Céleste La Mouche s’approcha.

— D’la saucisse de sang4, ça ? couinait la plus jeune des femmes. Euh-là… mais qu’ec’ tu crois, mon gars ? Qu’tu parles à mon cul ! Fieffé entourloupeur ! Au prix qu’elle vaut !

La femme plus âgée suivait l’échange venimeux. De petite taille mais bien charpentée, elle portait le vêtement d’une paysanne cossue, jusqu’à son bonnet de lin empesé et ses sabots de cuir et non de bois. Elle ne semblaitconnaître l’autre que de marché. La mine belliqueuse, elle déplia la touaille dans laquelle le saucissier venait d’envelopper ses achats et examina ses emplettes. Aussitôt, elle récupéra un couteau dans sa bougette et coupa une des saucisses de sang pour la humer. Mauvaise, elle s’écria :

— Mais, c’est qu’y’m’prend pour une autre, çui-ci ! (Se tournant vers la femme jeune, elle s’exclama :) Ma bonne, merci, sans vous, j’me faisais bellement gruger ! C’est coupé d’mouton et du bien vieux avec ça ! D’la carne.

— Mais, mais… en vérité, j’vous jure sur…

— Sur qui, coquin ? Ta mère qu’a passé au Noël échu et qui doit regretter de sa tombe de t’avoir poussé hors d’elle ? Ta grand-mère, peut-être ? Ooh, l’animal ! beugla la femme maintenant si remontée que le marchand peu scrupuleux se recula. Mais j’vas t’en emmancher une à’t’renverser la tête, mon gars ! Mon bel argent, sans mollir et sitôt, éructa-t-elle en balançant la touaille sur l’étal et en tendant la main.

— Mais… euh… non… d’abord prouvez qu’c’est du sang d’vieux mouton !

— Ça sent le bouc ! Qu’est pas un bélier mais qui pue autant.

Fort réjouie, Céleste s’approcha. D’une voix suave, elle ordonna :

— Marchand, exécute-toi, à l’instant. Tu es un menteur et un coquin. Veux-tu que je monte sur ton étal et que je pisse dessus ? J’en suis capable, sur mon âme.

Joignant le geste à la parole, elle remonta le bas de sa cotte, dévoilant des mollets parfaits qui lui valurent des exclamations ravies de la part des messieurs et des applaudissements de celle des dames.

— Z’êtes pas d’bons payeurs, pleurnicha le saucissier à court d’arguments.

— Mais si, l’homme. En revanche, nous ne faisons pas complaisantes plumées, rectifia La Mouche. L’argent de cette bonne commère. À l’instant ! Gare, je monte !

Fou de rage mais prudent, le vendeur s’exécuta. Une ovation salua l’intervention de Céleste qui, cabotine, s’inclina devant son public.

La femme d’âge l’entraîna par le bras, déclarant d’un ton admiratif :

— Alors ça ma belle, j’l’avais encore jamais vu. Z’auriez vraiment pissé sur son étal ?

— Cela m’aurait fort distraite. Les bons moments sont rares et toujours à prendre.

— Oh, m’êtes bien plaisante et j’vous paye le gorgeon, tiens ! Ça l’vaut.

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Une heure plus tard, assez imbibées, elles étaient devenues les meilleures amies de la terre et avaient beaucoup ri. Certes, Jeanne Lechais, ainsi s’appelait-elle, était de bas, veuve aisée d’un fermier de Nocé. Pourtant, il s’agissait d’une des femmes les plus drôles que Céleste eût rencontrée. Saint-Jean-la-Bruyère ne pouvant s’enorgueillir de posséder une auberge, Jeanne avait acheté deux bonnes boutilles sur le marché. Elles s’étaient installées dans une petite clairière proche de l’orée de la forêt et se passaient le vin.

— Oh, les derniers temps, mon vieux savait plus où s’trouvait sa tête, où nichait son cul. Un mieux, s’lon moi. Toute sa vilaine existence, y’m’a dit pis qu’mon nom5, n’hésitant pas à m’cogner, tout comme nos gens de ferme. Aussi quand l’a tombé d’l’échelle, ça nous a pas vraiment chagrinés. D’autant que pour c’qui était d’la détente de nuit, valait mieux attendre que ce soit fini en pensant à c’que j’allais mettre dans la soupe du demain. Y’me reste un fils des cinq que j’ai mis au monde. L’est parti à Chartres.

Elles parlèrent longtemps, Céleste s’inventant une vie d’orpheline recueillie par une tante acariâtre et ingrate qui la faisait trimer telle une serve. En ayant soupé, elle avait pris le large.

Jeanne sembla réfléchir puis :

— Z‘avez jolie langue et vous d’vez savoir lire et écrire. Aussi, j’m’en voudrais d’vous faire proposition infamante à vos yeux. Mais si l’travail vous effarouche pas, j’aurais besoin qu’ec qu’une comme vous pour tenir les écritures d’la ferme qu’è florissante. J’compte plus vite que j’éternue mais j’sais point écrire.

La proposition, spontanée, émut Céleste, d’autant plus que le vin lui était monté à la tête, l’attendrissant un peu. Pour la première fois depuis d’interminables années, quelqu’un se préoccupait d’elle, cherchait à l’aider, sans en rien attendre, ou pas grand-chose, en retour.

— Vous êtes femme de bienveillance, Jeanne. Votre offre me touche plus que je ne saurais dire. Mais j’ai décidé de descendre vers le sud. J’y ai de la parentèle. Ma cousine d’alliance souhaite que je l’aide avec sa nombreuse marmaille. Le merci à vous, en sincérité.

Maternelle, Jeanne lui tapota la joue et lâcha un énorme bâillement d’ivrogne en avouant :

— J’crois j’suis bien cuite dans l’vin. J’vas dormir un peu avant d’reprendre le ch’min du r’tour. Ma jolie, devriez m’imiter. Z’êtes cramoisie d’visage.

Joignant le geste à la parole, Jeanne Lechais bascula vers l’herbe et rabattit les pans de son mantel sur elle. Il ne s’écoula que quelques secondes avant qu’un ronflement puissant et aviné ne s’élève.

Amusée, Céleste La Mouche hésita. Cuver un peu avant de rejoindre Nogent-le-Rotrou pour repartir en tournée des tavernes ne lui ferait pas de mal. Contrairement à ce qu’elle supposait, elle s’endormit aussitôt allongée à côté de l’autre femme.

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L’affreux poids qui l’oppressait la réveilla en sursaut. Il lui fallut quelques instants pour comprendre ce qu’elle voyait. Jeanne Lechais était assise à califourchon sur son torse, bloquant ses bras de ses genoux. Les mains de la paysanne serraient sa gorge. Céleste de Mirondan, forte de ses années de rue, se débattit telle une furie. Mais l’autre, bien plus lourde, faisait preuve d’une force inouïe. Les mains se refermèrent en étau et le souffle commença à faire défaut à Céleste qui tenta de hurler, de se dégager, de donner des coups de pieds.

Ses tempes bourdonnèrent. Elle inspira de toutes ses forces, ouvrant grande la bouche, luttant contre l’asphyxie. Un voile noir recouvrit son cerveau.

Des coteaux ensoleillés. L’étang, non loin du manoir, sur lequel glissaient d’arrogants cygnes. La tour ronde du pigeonnier, d’un beige rosé. Les roucoulements infatigables qui s’en élevaient en période des amours. La bibliothèque dans laquelle aimait à se retirer son père, lieu de convoitise pour la fillette Céleste.

Et Céleste La Mouche mourut dans un râle, sans jamais avoir revu son rêve, son unique passion : Mirondan.

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Jeanne ne relâcha son étreinte que quelques secondes plus tard. Elle se releva et se rajusta. Poings sur les hanches, elle détailla le cadavre en murmurant d’un ton triste :

— Ben, dis-moi la rouquine, t’étais pas méfiante, pour une puterelle ! J’les renifle à une lieue. Et si j’t’avais formée, c’est moi qui serais étendue à ta place. Allez, repose en paix, ma jolie. J’avais rien contre toi et j’te jure que j’m’en s’rais bien passé. On a fait avec c’qu’on nous avait laissé, toi comme moi.

Jeanne rebroussa chemin. Mère maquerelle d’Alençon après avoir « payé de sa personne » durant de longues années, ainsi qu’elle disait, elle avait été condamnée à être enfouie vive jusqu’à ce que mort s’ensuive après le meurtre d’un clerc, fils de notable, une ordure bien mise. Le plaisir se refusait à lui s’il ne rouait pas de coups la fille qu’il avait louée. Jeanne l’avait accepté contre un débours supplémentaire. Jusqu’au jour où, les coups ne suffisant plus, il avait entrepris de taillader une des pensionnaires de la mère puterelle. Jeanne était intervenue pour sauver de justesse la fille. Elle avait navré le tordu, bien décidée à se débarrasser de sa dépouille à la nuit en la balançant dans la Sarthe. C’était sans compter l’une de ses meilleures gagneuses qui, lasse de vendre des charmes qui se fanaient, l’avait dénoncée au bailli afin de prendre sa place.

Bah ! Jeanne ne lui en tenait pas particulièrement rigueur. Dans un monde de fauves, tous se comportent en fauves pour survivre. Comme elle aujourd’hui, afin d’obtenir sa grâce, offerte à condition par l’évêque Foulques de Sevrin.

Dès qu’elle aurait rejoint son bordel, expédié la vaurienne qui le lui avait usurpé, elle ferait donner une messe pour le repos éternel de cette Céleste.

Quant à elle, le jour où elle rejoindrait son Créateur, elle se faisait fort d’exiger de Lui, et de forte voix, des explications sur le sort qui lui avait échu.

1- Il existait beaucoup de lotions pour « avoir belle voix ».

2- D’où l’expression « mentir comme un arracheur de dents ».

3- Charcutier.

4- Boudin.

5- Dire pis que le nom de quelqu’un : insulter.