XXXV

Saint-Agnan-sur-Erre, novembre 1306

LLe souper, fastueux, fut servi dans la salle commune dont on avait allumé tous les chandeliers. Au deuxième service – un potage de courge au lait d’amande – fit suite un civet de chevreuil à l’aigre douce1 accompagné d’une purée de fèves. En dépit de son peu de goût pour les mets ostentatoires, Louis d’Avre s’appliqua à leur faire honneur. La conversation ne fut qu’interrogations, spéculations. Anchier Vieil, son malaise disparu, y participa en ne tarissant pas d’éloges sur la méthode d’observation et de déduction du mire. Huguelin acquiesçait de vigoureux mouvements de tête à chaque nouveau commentaire. En revanche, les époux Leguet se limitèrent à des considérations au sujet des deux hommes trépassés de violente manière. Le quatrième service2, un splendide blanc-manger3, fut déposé devant eux, dans de petits bols d’argent. Démontrant à nouveau sa subtilité, Louis d’Avre se tourna vers Blandine et s’enquit :

— Vous avez, madame, attribué au père Simonet de Bonneuil un caractère parfois emporté ?

— Le terme approprié serait davantage « vif », biaisa la jeune femme, en interrogeant Druon du regard, un regard que Louis d’Avre intercepta.

— Vif au point de se faire des ennemis ?

— Oh, j’en doute, rectifia Blandine Leguet avec si peu de conviction que nul ne la crut.

— Mais encore ? persista le bailli qui avait flairé une piste.

— Disons qu’il… tançait parfois certaines ouailles, se démena la jeune femme.

— Hum… je vois.

Druon ne fut pas dupe. Louis d’Avre réclamerait plus tard de robustes explications qu’il ne pouvait exiger sans incivilité lors d’un souper cordial.

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La conversation reprit un tour plus léger autour de l’issue, une dariole4 à l’appareil5 caramélisé à souhait et un verre d’hypocras. Enfin le boute-hors, des épices de chambre, leur fut servi.

M. d’Avre, que les conversations de convenance n’enchantaient guère, demeurait silencieux depuis quelques instants, laissant aux autres le soin d’animer la fin du repas. Huguelin réprima un bâillement et Druon sauta sur l’occasion pour déclarer d’un ton affable en se levant :

— Mon jeune apprenti lutte contre la somnolence. Nous avons rude journée demain… La fouille méthodique de la cure. Avec votre permission à tous, nous allons nous retirer pour la nuit. Madame et messire Leguet, grand merci pour cette éblouissante mangerie6 et votre si aimable hospitalité.

Louis d’Avre l’imita et prit congé à son tour, après moult compliments.

Parvenu en haut de l’escalier, le seigneur bailli murmura :

— Petit, rejoins ta chambre. Ton maître me suit dans la mienne. Nous avons à nous entretenir, je gage.

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Si Druon avait espéré un répit d’une nuit avant de devoir fournir une explication convaincante, il fut déçu. Il aurait été peu judicieux et outrecuidant de ne pas se soumettre, aussi pénétra-t-il dans son ancienne chambre derrière le seigneur bailli. Dès qu’il en eut refermé la porte, celui-ci attaqua sans détour, d’un ton qui indiquait assez que l’heure des dérobades était passée :

— J’attends, mire. Ne m’échauffez pas la bile. Je me suis efforcé toute la soirée à demeurer placide et je vous avoue que ma patience arrive à son terme.

— Messire, vous ai-je donné raisons de douter de ma fidélité et de mon respect pour votre justice ?

— Non. En revanche, vous m’avez donné moult preuves de votre esprit rebelle.

— Sur ma foi, il ne s’agit pas de rébellion, mais d’arbitrage d’honneur. Obéir en trahissant ce que l’on tient pour vrai ou pour sacré me répugnerait.

— Morbleu ! Qu’invoquez-vous là, monsieur ? La vérité, à l’instant. Il s’agit d’un ordre, tonna Louis d’Avre en pointant un index agressif vers le jeune mire.

Après un long soupir, Druon obtempéra :

— Je doute, messire, qu’une nouvelle fouille de la cure s’impose, puisque je crois avoir découvert ce que convoitait le tueur et ce que dissimulaient avec tant de soin le père et son scribe.

— Qu’est-ce ? Où ? exigea Louis d’Avre d’un ton toujours aussi peu amène.

— Un registre, caché dans le tiroir secret de la table de travail.

— Que contenait-il ?

— De fâcheux résumés.

— Foin7 des échappatoires ! La vérité pleine, s’énerva Louis d’Avre.

— Un résumé des confessions entendues par le prêtre depuis plusieurs années, ainsi que des pénitences distribuées, transcrites par le scribe.

— Quoi ? cria presque le bailli, stupéfait. Cela ne se peut !

— Le père Simonet de Bonneuil perdait peu à peu le sens et la mémoire et sa main le trahissait. Il redoutait que ses ouailles s’en rendent compte.

— Qu’est devenu ce registre ?

— Je l’ai détruit par le feu après en avoir pris connaissance.

— Qui diable vous a donné ce droit ? éructa M. d’Avre. Vous bafouez mon autorité ?

— Ne doit-elle pas céder devant celle de Dieu ? rétorqua Druon que la colère gagnait. Qu’aviez-vous à faire qu’une vieille servante lèche en cachette un doigt de sel indien ? Auriez-vous le projet de passer outre le secret de la confession ?

Les mâchoires crispées de colère, Louis d’Avre menaça :

— Gare, monsieur ! Vous m’offensez gravement. Je vous aurais déjà souffleté si vous n’étiez… pas ce que l’on croit, damoiselle.

De fait, Druon admit qu’il avait passé les bornes d’insolente manière. Aussi déclara-t-il d’un ton radouci :

— Votre pardon, en sincérité. Entendez-moi, de grâce ! Je ne pouvais livrer ce registre à quiconque. Pas même à vous en qui j’ai belle confiance. Sans doute n’aurais-je même pas dû le lire. D’autant que certaines lignes puaient à dégorger. Il m’est apparu que la seule justification à ma coupable curiosité se limitait au lien entre les deux meurtres et l’avidité de l’assassin à retrouver le registre.

— Pardon accepté, concéda Louis d’Avre. L’avez-vous trouvé, ce lien ?

— Je ne sais. Toutefois… certaines précisions m’ont encouragé à vous faire passer un message par Anchier.

— Je suis tout ouïe.

Puisqu’il ne s’agissait pas d’aveux pieux, Druon relata les deux emportements du père Simonet à l’encontre du seigneur d’Errefond. Il évoqua ensuite les soupçons d’un témoin concernant les décès soudains des trois épouses du seigneur et leur mise en bière pour le moins hâtive.

— Et bien sûr, l’identité de ce « témoin » ne peut m’être confiée ?

— Avec tout mon respect, seigneur, je ne le puis, sur mon honneur.

— Faut-il que je vous trouve plaisant pour tolérer tant de vous, ironisa Louis d’Avre. Bah, je serais ennuyeux telle une pluie de novembre sans mes petites faiblesses !

Un inattendu sourire dérida le beau visage autoritaire, envers lequel les ans s’étaient montrés affables. Le bailli poursuivit :

— J’avoue avoir parfois regretté, lors de notre première rencontre, que vous ne fussiez pas ma fille. Quelle étonnante indulgence de ma part ! Vous êtes bien trop obstinée. Nous nous serions soufflés aux narines en maintes occasions.

— J’eusse été honorée de vous avoir comme père, en dépit de l’amour et de l’admiration indéfectibles qui me lient au mien.

— L’aesculapius Jehan Fauvel, n’est-ce pas ?

La stupéfaction cloua Druon, qui resta muet.

— Vous m’intriguiez et j’ai mené discrète enquête. Un manque de jugement de votre part, sans doute dû au chagrin et à la panique, de choisir Brévaux, votre lieu de résidence, en nom. Le reste m’était aisé.

— Mais… s’affola le jeune mire.

Un geste du bailli l’interrompit.

— Nous avons autres urgences à traiter. Toutefois, nous y reviendrons. J’ai compris, appris certaines choses qu’il nous faudra discuter pour votre sécurité et celle du petit Huguelin. Vous suscitez des… intérêts dont je doute qu’ils vous soient fastes. Divers intérêts.

— Divers ? voulut savoir Druon, maintenant empli de crainte.

— Si fait. Revenons-en à ce seigneur Luc d’Errefond. Irascible et outrecuidant, dites-vous ? Oh, mais l’allons calmer bien vite ! Dès le demain. Je vous souhaite la bonne nuit, mire.

Alors que Druon s’apprêtait à rejoindre sa chambre, Louis d’Avre lança :

— N’y voyez pas emballement de sens, jeune fille. Sans doute ai-je passé l’âge de ce genre… d’acrobaties avec de fraîches donzelles, et les mystères de l’esprit m’ont toujours bien plus fasciné. Pourtant, d’étrange manière, vous m’êtes devenue précieuse. Votre intelligence, votre pugnacité, votre bravoure aussi. De surcroît, je n’ai point de goût pour les combats injustes : une femme menacée, protégeant un enfant, seule contre une meute de loups, à ceci près que ceux-ci sont humains, donc bien plus dangereux. Certes, les miracles existent mais, quant à moi, je m’en remets surtout au fil de mon épée. Ainsi que vous l’avez peut-être ouï, le seigneur Charles de Valois m’honore de sa confiance et de son amitié. Certes pas le plus fin des politiques, il est, en revanche, d’un rare courage, et son frère, le roi, éprouve une vive tendresse à son endroit. Le cas échéant, je pourrai en appeler à sa protection. Néanmoins, ainsi que je vous l’ai dit, nous y reviendrons lorsque nous aurons éclairci cette lamentable histoire. La belle nuit, mire.

— Le merci, monsieur. Du fond du cœur.

1- Cuit dans un mélange de vin rouge et de vinaigre additionné de raisins secs, d’un peu de miel, rehaussé de gingembre et de cannelle.

2- Correspondant à l’entremets.

3- Il en existait plusieurs variantes. Réalisé avec des blancs de poulet ou poule, voire de chapon, cuits en bouillon hachés dans un mélange de lait, d’amandes mondées auxquels on pouvait ajouter des épices douces, un peu de miel, et de l’eau de rose.

4- Sorte de flan sur pâte réalisé avec un mélange de lait, de miel, puis de sucre, de jaunes d’œufs et de cannelle.

5- Mélange d’ingrédients.

6- À l’origine, repas très plantureux.

7- Interjection exprimant le mépris, le rejet.