XXXVIII

Bellême, novembre 1306

BBâtie sur un site défensif, la ville jadis close apparaissait de loin, entourée d’une vaste forêt.

Née en 950, la première seigneurie de Bellême avait eu pour mission de repousser l’envahisseur scandinave. L’importance stratégique de cette enclave n’avait cessé de croître, expliquant les tiraillements des successifs seigneurs tantôt séduits par le roi de France, tantôt par le puissant duché de Normandie. La ville s’était donc étendue, sortant de ses remparts, profitant d’alliances politiques ou de mariages pour finir par revenir dans le giron de Rotrou III, comte du Perche. Lorsqu’au début du XIIIe siècle, la prestigieuse lignée s’était éteinte, Bellême avait été rattachée à la couronne de France. Les velléités de Pierre Dreux, dit Mauclerc, duc de Bretagne, qui convoitait depuis longtemps la seigneurie, avaient si fort ulcéré la reine veuve de France, Blanche de Castille1, qu’elle n’avait pas hésité à assiéger la ville2 afin de la restituer à son fils, Louis IX3, alors âgé d’à peine quinze ans.

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Épuisé, le chevalier templier Hugues de Plisans somnolait, la tête entre les mains, les coudes plantés sur la table, en l’auberge de la Reine-Blanche. Dès réception du sibyllin message de son parrain d’ordre, le chevalier Eudes de Sterlan, il avait quitté la capitale et galopé à bride abattue afin de rejoindre Bellême au plus preste, sans prendre le temps de dormir, ou même de se restaurer.

Il regrettait un peu de n’avoir pu accompagner sur quelques lieues ses frères en partance, que son oncle, le seigneur abbé de Tiron, aidait à rejoindre le royaume anglais en les faisant passer pour pèlerins. Cependant, cette vingtaine d’hommes, magnifiques soldats, était de taille à mettre une armée en déroute.

Plisans luttait contre le sommeil, sentant par instants sa tête partir vers l’avant. Soudain une poigne de fer s’abattit sur son épaule. Aussitôt, en un fulgurant réflexe, sa main fila vers son épée. Une voix de stentor, joyeuse, claqua :

— Paix, mon bon ami. Vous n’auriez pas l’intention de me navrer ?

Hugues ouvrit les yeux et un sourire naquit sur ses lèvres.

— Eudes, quel bonheur à vous revoir !

Eudes de Sterlan, un géant à carrure d’ours, éclata de rire. Il s’installa en face de son filleul d’ordre dans un grand fracas de chaise en beuglant :

— Oh là, tavernier ! Devons-nous aller piller ta cuisine afin de nous rassasier ?

Aussitôt, un petit homme rondouillard et chauve déboula dans la salle. D’un regard, maître Blanc jaugea le nouvel arrivant, portant épée et vêtements qui, bien que sobres, indiquaient un rang élevé, à l’instar de son compagnon. L’aubergiste bafouilla :

— Votre pardon, messire, humblement. Je ne vous avais point entendu pénétrer…

— C’est bien la première fois que l’on m’adresse un tel compliment, plaisanta Eudes. Allez, maître Blanc, sers-nous ton meilleur vin et gare s’il pique le gosier ! Ajoutes-y de quoi remplir nos panses d’affamés avant que mon compagnon ne tombe en pâmoison d’inanition.

— C’que j’ai d’mieux, messire. Bien qu’l’heure soit encore matinale.

Le petit homme rond fila tel un lapin vers la cuisine.

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— Hugues, la fatigue creuse vos joues.

— Et elle rebondit les vôtres, pouffa Plisans.

— Non, je dois mes vilaines bajoues d’homme trop riche en sang à l’inaction que vous m’imposez et qui me ronge la rate d’ennui !

En dépit de son âge avancé, presque cinquante ans, de ses cheveux maintenant gris, des profondes rides de soleil qui sillonnaient son visage, Eudes de Sterlan restait la force de la nature que Plisans avait toujours connue. Pourtant, nombreux étaient ceux que cette grande carcasse rieuse, tonitruante et bonne vivante induisaient en erreur. En effet, Sterlan jouissait d’une solide et très subtile intelligence et savait se montrer fin stratège. De plus, il avait éprouvé bien moins de difficultés qu’Hugues à se glisser dans le rôle d’un laïc, à en adopter les us et le parler afin de se faire discret.

Ils attendirent d’être servis avant d’entrer dans le vif du sujet. Mains sur son ventre respectable, maître Blanc patienta, attendant de flatteurs commentaires sur son vin. Eudes s’exclama :

— Il a de la goule4 ! Belle cuisse, aussi !

Satisfait, maître Blanc se retira.

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— Si j’en juge par votre missive, mon frère, nous aurions été bernés tels des benêts ? attaqua aussitôt Plisans.

— Pas de « frère » céans, le corrigea l’homme plus âgé, en baissant la voix.

— Le pardon. J’oublie parfois. Alors ?

— Oui-da quant au résultat. Pour le reste, je n’en jurerais pas.

— Que voulez-vous dire ?

Eudes de Sterlan termina son gobelet et émit un appréciateur claquement de langue avant de se resservir.

— Madré, votre bon évêque d’Alençon ! Toutefois, je doute que sa ruse nous ait été destinée. Trois de nos frères se sont donc relayés afin de suivre son homme, ce Droet Bobert. Aux dernières nouvelles, il descendait vers Bourges, accréditant la thèse selon laquelle la donzelle Héluise Fauvel tentait de rejoindre les royaumes d’Espagne ou d’Italie.

— Et ? le poussa Hugues de Plisans maintenant inquiet.

— Et ? Je me suis fait décrire l’attitude, les allées et venues de Bobert, et les mouches ont commencé de bourdonner à mes oreilles5.

— De grâce, mon ami, expliquez-vous, le pria Hugues.

— Ma foi, jamais je n’ai rencontré espion aussi peu circonspect. Un doute m’a envahi et j’ai tenu à le vérifier avant de m’en ouvrir à vous. Or donc, ne voilà-t-il pas que notre précieux Droet interroge un aubergiste d’Orléans et qu’il fonce ensuite vers Bourges, aussi alerte que s’il suivait une piste et peu discret, ma foi… Aussi voyant qu’un leurre de chasse, si m’en croyez. À ma recommandation, notre frère qui le suivait a interrogé en subtilité ledit aubergiste, après lui avoir arrosé le gosier avec force gorgeons. Des dires bien enivrés, donc sincères, du tenancier, il ne fut jamais question entre eux d’une jeune donzelle brune aux yeux bleus ayant séjourné dans son établissement.

— Ah, Dieu du ciel ! Nous nous sommes faits mener depuis le début, feula Hugues de Plisans entre ses dents.

— Encore une fois, j’y vois plutôt une rouerie forgée à l’endroit de l’Inquisition. En ce cas, je ne puis qu’applaudir l’évêque et lui offrir ma bénédiction, en plus de ma gratitude.

L’épuisement altérait les facultés de compréhension de Plisans, et Eudes le lut dans son regard.

— Un peu de repos vous revigorerait, mon cher fr… ami. Nous avions deux redoutables ennemis. Nogaret et l’Inquisition. Grâce à Sevrin, cette dernière cavale après une peau de lièvre6. Grand bien lui fasse. Ne nous reste que le conseiller.

— Pardonnez ma lenteur, mon bon. Vous avez grande raison et, de fait, quelques heures de sommeil ne me nuiraient pas. Votre avis ?

— Tout dépend des pions qu’avance Nogaret. Il est aussi rusé qu’un renard et vous file entre les doigts à la manière d’une anguille. Pense-t-il toujours, lui aussi, que la mignonne chemine vers le sud ?

— Je le crois, je l’espère. J’ai œuvré dans ce sens, en toute bonne foi d’ailleurs puisque je m’en étais convaincu. Heureusement, vous me décillez.

— Lorsqu’on craint une faiblesse de muraille à l’est, on se débrouille pour paver le chemin de l’ouest à ses ennemis.

— Selon vous, Héluise ferait route vers le royaume anglais ?

— Une femme seule ? Les routes ne sont sûres pour personne… alors une jeune donzelle ! Je m’efforce de me mettre à sa place. Ardu pour un moine-soldat fort en gueule qui a tant trucidé ! Jamais de femmes, ni d’enfants, j’insiste sur ce point. Brute, certes, mais pas vil vaurien.

— Je vous connais, le rassura Hugues.

Le regard soudain triste d’Eudes se riva à ses yeux.

— Je ne sais si je dois vous en féliciter ! Parfois, j’aimerais ne plus me connaître.

En dépit de sa fatigue, Hugues de Plisans sentit le désespoir flou de son mentor.

— Que me dites ?

Le géant termina son verre et avoua :

— Vous m’allez juger bien fol…

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Il s’interrompit dès que maître Blanc surgit dans la salle, portant avec précaution leurs deux tranchoirs sur lesquels reposait une appétissante omelette fumante au lard et au fromage. Il les déposa avec un luxe de précautions devant eux en précisant, très sérieux :

— Vous m’en direz des nouvelles. Tout ça vient d’chez nous. Maîtresse Blanche, qu’è fort pieuse et travailleuse, chante des cantiques chaque matin aux gorets et aux poules. Ben, y a pas meilleures pondeuses ou plus beaux cochons que les nôtres à deux lieues à la ronde !

— Les cantiques font merveille sur les poules, renchérit Eudes, pince-sans-rire.

Ils dégustèrent une bouchée, savoureuse au demeurant, et s’acquittèrent des éloges que maître Blanc semblait bien décidé à obtenir avant de déguerpir.

Revenant à leur conversation interrompue, Hugues s’enquit :

— Pourquoi vous jugerais-je bien fol ?

— Vous allez me prêter de ces effarouchements, de ces nervosités de fille, sourit son parrain d’ordre, ce qui lui valut un pouffement d’hilarité.

— Le jour où je vous prendrai pour une fille, hâtez-vous de me jeter une bassine d’eau glacée au visage : je serai fort saoul !

— Certes, je suis moins léger et mignon, admit le géant. Malheureusement, je suis aussi moins perspicace que la douce gent. Pourtant, je vous l’avoue, m’est venue une sorte de… sensiblerie. Elle est belle, pieuse, intelligente, bonne et instruite, sans oublier charmante et courageuse. Parée d’à peu près toutes les vertus de la terre, au portrait que vous m’en avez brossé.

— Portrait presque trop idéal.

Un silence s’installa, Eudes de Sterlan cherchant ses mots. Puis :

— Vous connaissez ma vénération pour la très Sainte Vierge7.

— Nous la partageons.

— Pensez-vous qu’elle soit pucelle8 ? Je veux dire, cette Héluise ?

— Oh, je le crois. Toutefois, permettez-moi de vous arrêter sitôt, mon parrain. Héluise Fauvel n’est pas sainte9. Il s’agit simplement d’une jeune femme respectable que nous devons sauver, d’autant qu’elle mène à une clef que nous recherchons depuis fort longtemps.

— La pierre rouge. J’avoue : j’aime les jolies histoires de princesses en danger et de preux chevaliers, admit Eudes en se moquant de lui-même.

— À votre honneur, ce sont les plus défendables.

— Autant vous le dire… protéger, de ma vie s’il le faut, cette jeune femme cernée, mais combative, représente la plus belle mission qui m’aura été confiée de longtemps. Je m’en acquitterai par tous les moyens. J’ai l’incompréhensible sentiment que cette tâche me lave de tant de vilains souvenirs. Que représente la mort, si elle est glorieuse et juste ?

— Peu de chose en vérité, approuva Hugues. Eudes, vous êtes vif d’esprit. Selon vous, où se terre-t-elle ?

— Oh, elle ne se terre pas. Aucun animal intelligent ne s’y risque, hors période de mise bas. Elle bouge, seul moyen de semer ses poursuivants. Toutefois, selon moi, elle se déplace dans des lieux qu’elle connaît, qu’elle a espoir de maîtriser.

— Le Perche !

— À l’évidence, raison pour laquelle l’évêque a entraîné l’Inquisition bien loin… pour la rejoindre avant eux. Je rappelle nos frères. Quadrillons la région. Le temps nous presse…

— Quant à moi, après quelques heures de repos, je rejoindrai Paris et m’efforcerai de convaincre, en habileté, M. de Nogaret qu’il se doit de concentrer ses efforts au sud.

— Défiez-vous de lui, Hugues. Il est redoutable et la fausseté ne le gêne en rien pour peu qu’elle serve le roi. Nogaret est le meilleur politique que je connaisse. Ne vous attendez à aucune franchise, aucune amitié de sa part si l’intérêt du royaume se trouve ailleurs.

— Je le sais.

1- Après le décès de Blanche de Castille en 1252, les Bellêmois érigèrent une croix à l’endroit où la souveraine avait planté son camp de bataille : la Croix Feue-Reine. La croix fut toujours remplacée lorsque la vétusté la menaçait. Elle existe encore en sortie de ville.

2- En 1229.

3- Le futur Saint Louis (1214-1270).

4- Gueule. Nous a laissé « gouleyant ».

5- Mettre la puce à l’oreille. Si l’expression telle que nous la connaissons date du XIIIe siècle, elle signifiait alors « séduire quelqu’un ».

6- Utilisée comme leurre, afin d’exciter les chiens de meute pour la chasse.

7- Les templiers vénéraient tout particulièrement la Vierge.

8- Rappelons l’importance extrême de la virginité des femmes à cette époque.

9- Rappelons que l’espoir du Second Avènement du Christ était très présent à l’époque, donc la « nécessité » d’une nouvelle vierge.