Berd’huis, novembre 1306
MMichel Loiselle sillonnait depuis quelques jours la région. En vain, jusque-là. Cependant, le découragement l’épargnait, tant il était convaincu que la chance tournerait de son côté. De celui d’Héluise aussi. Il ne lui voulait que du bien et, en son âme et conscience, il aurait mis sa main au feu que l’évêque n’était mû que par son immense affection pour la jeune femme.
Avançant au pas sûr de son roncin, il cheminait sans hâte, interrogeant ceux qu’il croisait. Loiselle bénéficiait d’un don rare pour mettre ses interlocuteurs en confiance et les faire vite verser en cordialité. Un don ? Peut-être pas. Les viles pensées l’avaient toujours épargné et sa bienveillance sans mollesse transparaissait dans chacun de ses mots, de ses gestes. Aussi se confiait-on volontiers à lui.
Lorsqu’il démonta devant l’auberge du Loir-Doré à Berd’huis, sexte venait de sonner et la faim le tenaillait.
Il descendit quelques marches et pénétra dans la salle en saluant les rares clients attablés d’un jovial :
— Oh là, gens de bonne compagnie, mon nom est Michel Loiselle, mercier chartrain.
Aussitôt, la méfiance qui accueille généralement un nouvel arrivant, un étranger de surcroît, s’estompa. Maîtresse Loir accourut, approuvant d’un petit mouvement de tête appréciateur la tenue, de jolie qualité, du prétendu marchand. Sous sa houppelande ouverte sur le devant, doublée de loutre1, à la dernière mode des villes, Loiselle portait une jaque d’un riche lainage vert sombre, à manches fendues afin de laisser paraître celles de son gipon. Ses chausses raccourcies en peau bleu sombre étaient reliées à sa culotte. Un chaperon d’un gris soutenu, à pointe enroulée autour de son cou en écharpe, terminait sa tenue.
Maîtresse Loir, une jeune femme avenante, l’installa. N’y tenant plus de curiosité et désignant le bas de son vêtement d’un signe de menton qu’elle espéra discret, elle s’enquit à voix basse :
— Sont-ce là ce que les élégants parisiens nomment des hauts-de-chausses ?
— De juste ! Ah ça, je vois que nos campagnes se tiennent au fait des engouements de la grande ville, engouements parfois bien éphémères, si m’en croyez.
— J’ai servi cinq ans chez une dame de haut de Blois. Avant que mon père ne décède, il y a deux hivers de cela, et que je reprenne l’auberge.
Elle s’enquit de ses désirs et revint peu après de cuisine avec un cruchon de cidre de l’année en précisant :
— Le souillon fait réchauffer la soupe d’orge au lard ainsi que l’épaule de mouton au persil.
Fidèle à sa tactique, Loiselle proposa :
— Le merci, maîtresse Loir. Euh… Si vous n’êtes pas trop affairée, j’aurais grand plaisir à partager un gobelet avec vous. Après tout, votre ancien service a dû vous frotter aux exigences des femmes de noblesse.
— Si fait… eh bien… le plaisir est mien.
Elle s’installa. En réalité, les petites frivolités manquaient un peu à la gentille coquette qu’elle était. D’autant que ce village, aussi agréable fût-il, ne se révélait guère le lieu pour faire étalage de toilettes recherchées, au risque d’encourir l’acrimonie des autres femmes, pour la plupart de rudes paysannes qui risquaient de voir d’un mauvais œil une donzelle parée et minaudière. Ce mercier devait être au fait des derniers détails de la mode et maîtresse Loir, de son vrai prénom Sylvine, se délectait à l’avance de ce qu’elle allait apprendre.
— Et la ville ne vous manque-t-elle pas ?
— Parfois. L’animation, les étaux, les fêtes, les beaux atours. Néanmoins, ici, je suis ma propre maîtresse.
— Belle sagesse, approuva Loiselle.
— Voyage de plaisance, messire mercier ?
— Non pas. Je suis à l’affût de ces petites merveilles que l’on trouve dans nos provinces. Broderies fines, résilles de cheveux, passementeries, socles de chaussons fins, ces freluches qu’apprécient tant les dames et même les messieurs…
— Que sont ces socles ?
— Aaahhh, la toute dernière invention qui nous vient, paraît-il, de Flandres. Un bien utile accessoire, je l’avoue. Comment les décrire ? Il s’agit d’une sorte de semelle surélevée, en bois, parfois en épais cuir2, sur laquelle passe une large bride. Les dames y faufilent leurs mignons petons chaussés de jolis, mais fragiles chaussons qui ne résisteraient pas quelques minutes à la pluie ou la boue des rues. Ainsi n’ont-elles pas à enlaidir leurs pieds de lourds souliers à la mauvaise saison.
— Quelle merveille ! s’exclama Sylvine, conquise.
— N’est-ce pas ? approuva Loiselle tout à son rôle. Aussi, si je puis les faire fabriquer en Perche, plutôt que de les importer… eh bien, je m’épargnerai le coût prohibitif des intermédiaires qui vous saignent à blanc.
— À l’instar de mon vivandier3, renchérit la jeune femme. Quel gredin ! Le prix du poisson, de la viande, du vin ou du pain double au prétexte qu’il parcourt une lieue avec son fardier.
— Tous de même farine et bien roublards4 si m’en croyez ! pesta le faux mercier.
— Ah ça, belle vérité !
Sylvine était maintenant en cordialité et en confiance. Loiselle la servit à nouveau et poussa son avantage :
— J’ai amassé quelques fort plaisantes babioles et ai pris langue5 avec de talentueux artisans qui me pourraient rendre précieux service et ouvrage. Voilà pour ma part de réussite. En revanche, le reste fut une déception. Bah, je persisterai pourtant.
Sachant que rien n’est plus efficace que d’attiser la curiosité d’un interlocuteur, il n’approfondit pas. Ce qu’il attendait ne tarda point :
— Comment cela ? Si je puis, sans indiscrétion ?
— Je cherche, pour ses proches inquiets, un bien-aimé cousin, plus jeune que moi, que je considère tel un jeune frère. Un mire d’exception. Il n’a plus donné signe depuis deux mois. Un certain Druon de Brévaux qui porte petite tonsure, preuve de sa grande piété, accompagné d’un garçonnet blond qu’il forme à l’art médical.
— Ah ça, mais je crois bien l’avoir entraperçu il y a peu. La grange du croque-mort s’élève juste en face de l’auberge, précisa-t-elle en désignant le mur opposé. En compagnie de ce garçonnet et de messire Anchier Vieil, secrétaire du bailli de Nogent-le-Rotrou.
— Vraiment ? Le merci pour cette information. Ah, le bonheur de le serrer à nouveau contre moi !
Revenant à ce qui l’intéressait au plus haut point, Sylvine s’enquit :
— Et les ourlets de cottes ? Où en sommes-nous ?
Michel Loiselle, qui s’était bien renseigné depuis son départ de Chartres, plissa les lèvres de désapprobation et déclara :
— Nous en étions restés à cette mode, de Flandres, elle aussi, qui exigeait que le bas des robes fût travaillé à l’instar de poignets de manches. Pour nous autres, caprices de femmes sont loi. Toutefois avouez, ma chère, que nul n’aurait l’insolence de s’accroupir pour détailler l’ourlet d’une dame et qu’après quelques mètres dans la poussière ou la boue, il ne reste pas grand-chose à admirer d’une fine broderie, d’un pourfil6 ou d’orfraisages. Eh bien, ne voilà-t-il pas que d’aucuns ont eu la saugrenue idée de proposer des ourlets déchiquetés7 artistement, comme s’il s’agissait de haillons ?
— Diantre !
— N’est-ce pas ? Voyez-vous, la mode me permet de vivre en beau confort. Il est heureux qu’elle change afin que les dames et les messieurs remplacent leur garde-robe, sans quoi, comment subsisterions-nous ? Toutefois, certains… bouleversements me semblent bien étonnants. Et dans ce cas, assez disgracieux. Bah… les choses vont ainsi.
Ils discutèrent encore un peu puis Sylvine se leva afin de le servir et de s’occuper des nouveaux arrivants.
Loiselle savait ce qu’il voulait. Druon/Héluise se trouvait à portée. L’évêque allait être satisfait.
1- Le lynx et la zibeline étaient réservés aux nobles.
2- Il s’agissait de sorte de claquettes, évoquant ce que portent les femmes japonaises habillées de façon traditionnelle.
3- Intermédiaire qui vendait des vivres de toutes sortes.
4- Ancien, le mot est d’origine incertaine et n’a rien à voir avec « rouble ».
5- Prendre langue, vieille expression signifiant : entrer en contact avec quelqu’un.
6- Bande de fourrure qui servait à border tous les ourlets ou ouvertures des vêtements de luxe.
7- Ils furent en effet à la mode. Il s’agissait de coupures en forme de dents triangulaires.