Saint-Agnan-sur-Erre, novembre 1306
LLa demeure Leguet était en effervescence depuis le tôt matin. Les serviteurs couraient en tous sens, vaillant petit peuple prêt à tout pour contenter leurs bons maîtres. Dame Blandine, un peu échevelée, s’agitait aussi, criant à qui voulait l’entendre :
— Ma bonne, avons-nous suffisante provision de bougies, de bois, d’oliban ? L’ami, es-tu bien sûr d’avoir commandé les pains de froment au fourrier ? Sédille, ne t’en laisse pas conter par ce voleur de poissonnier. Menace-le ! S’il me fait honte avec des poissons point assez frais, j’irai personnellement lui rugir dans les narines ! Préviens-le et assure-le de ma détermination. Muguette, ma chérie, répète tes chants. Qu’ils soient voix d’anges afin de nous divertir. Des branchages, un joli bouquet de branchages afin d’égayer la chambre de notre prestigieux hôte. Oh, je vais défaillir ! Quel émoi, quelle responsabilité ! Quel honneur ! Martine, Martine… revoyons les menus, de grâce ! Oh, que tout soit parfait, parfait dans le moindre détail !
Assis, serrés tels des cailles en broche, sur le coffre-banc de la salle commune, Druon, Huguelin et maître Leguet surveillaient l’agitation. Parfois, à l’évidence dépassé par les événements, l’apothicaire tentait de rassurer son épouse et son petit monde d’un peu convaincant :
— Mais… euh… je suis bien certain que notre magnifique hôte sera comblé par notre accueil. N’est… euh, n’est-ce pas, mire ?
L’air mauvais, poings sur les hanches, Blandine pila devant son mari et vitupéra :
— Vous rendez-vous compte ? Vous rendez-vous compte, mon aimé ? Savez-vous la somme qu’exige le chasseur du seigneur d’Errefond1 ? Trois fois le prix de l’an échu pour un quartier arrière de chevreuil et quatre lièvres. Ah, le cancrelat, l’aiglefin2 ! De la même farine3 !
— De la même farine que qui ? demanda Gabrien Leguet, en pleine incompréhension.
— Pardon, mon mi. Je me laisse emporter.
Elle les planta là et disparut telle une trombe.
Désireux d’excuser l’énervement de son épouse, l’apothicaire commença d’une voix contrite :
— C’est que… nous n’avons point le privilège de si hautes visites. Aussi…
— Nous comprenons fort bien, maître Leguet, le calma Druon.
— Inutile de vous dire que la courte missive de messire d’Avre, nous annonçant sa venue, nous a terriblement flattés mais a jeté Blandine dans la terreur que sa réception ne soit pas parfaite. À son honneur de maîtresse de demeure, vous en conviendrez. Si je puis, si je ne me montre pas indiscret, comment…
— Ainsi que je vous l’avais conté, messire d’Avre toléra mon aide lors d’une récente enquête meurtrière, expliqua Druon. Un homme remarquable, peu disert et assez austère, toutefois. Sévère également, mais d’une probité sans tache et de très vive intelligence. J’ai pris la liberté de lui faire parvenir un message par Anchier Vieil. Je suis confus, ému, qu’il ait jugé opportun d’y répondre sitôt.
— À l’évidence, il vous tient en belle estime, commenta l’apothicaire, admiratif.
— Que dire de la mienne à son égard, sinon qu’elle est immense.
Une sorte de joie mêlée d’appréhension habitait Druon à l’idée de revoir cet homme si perspicace, qui avait deviné qu’il était fille. Il lui rappelait tant son père. Jamais il n’avait pensé que leurs routes se recroiseraient si vite.
— Messire Leguet, je vous supplie de destiner notre actuelle chambre au seigneur bailli, la chambre d’honneur qui lui revient de droit et de sang. Je suis bien certain que vous nous pourrez accueillir en lieu tout aussi confortable.
Au mince soupir de soulagement que poussa le petit homme, Druon sut qu’il n’avait pas osé le proposer, craignant d’infliger un grave affront.
— Si vous… euh…
— Tout à fait. Messire d’Avre la mérite.
— Eh bien, je… Oh là ! cria-t-il. Quelqu’un, au service ?
La petite Muguette se précipita, écouta sans un mot et se plia en révérence avant de repartir aussi vite.
— Messire, votre délicatesse…
— Il ne s’agit point de délicatesse, mais d’amitié pour messire d’Avre et pour vous.
— Un beau seigneur, approuva Huguelin. Rassurant, aussi.
— Et pourquoi cela, petit ? s’enquit Gabrien Leguet.
— Parce que nul ne lui baille le lièvre par l’oreille. Parce qu’il est bon, juste, mais ferme. Parce qu’il regarde, écoute nous autres petites gens avec bienveillance. Parce qu’il ne connaît nulle complaisance pour ceux de haut, comme lui. Je l’aime bien.
— Voilà le plus joli portrait dont puisse rêver un homme, approuva l’apothicaire en souriant.
Au soir échu, on eût pu croire qu’aucun ouragan ne s’était abattu tout le jour en la demeure. Toute la mesnie semblait parfaitement calme, apte à régler n’importe quelle situation épineuse. Épuisée, Blandine avait dormi deux heures afin de s’apaiser les nerfs et de calmer sa migraine, avant de se vêtir pour son prestigieux invité. Lorsqu’elle descendit enfin, elle était tout simplement ravissante dans sa cotte vert tendre que recouvrait un surcot indigo4 à larges manches fendues et tombantes. Elle avait ramassé ses cheveux dans une résille semée de petites perles grises qui mettait en valeur la finesse de ses traits. Après un gentil signe de tête en remerciement des compliments de son époux, elle héla Martine qui se précipita et récita le menu, composé de six services. Un festin digne d’un roi attendait M. d’Avre. Amusant puisque Druon le savait frugal, préférant le pain à tout autre mets. Tous s’installèrent en silence, attendant l’arrivée du bailli de Nogent-le-Rotrou.
Lorsqu’il parut peu après dans la vaste salle commune, le cœur de Druon s’emballa. Il ressemblait tant à son père, Jehan ! Deux êtres que la nature avait distingués, leur octroyant généreusement ses dons, quand elle pouvait se montrer si pingre envers d’autres. À la vérité, Louis d’Avre était très impressionnant. De haute taille, son visage maigre, ses yeux bleu pâle, son regard intense et même son vêtement de cendal, de brunette et de cuir sombre trahissaient son austérité.
Louis d’Avre se débrouilla fort bien des compliments, éloges, remerciements maladroits du couple Leguet, avec élégance et bonté en dépit de sa langue précise et sans embellissement. Druon intercepta son regard ému, lorsqu’il se posa sur la tache de vin de Sédille qui patientait afin de le débarrasser de son mantel. N’avait-il pas évoqué sa petite dernière, Blanche, lente d’esprit, sa colombe ainsi qu’il l’avait appelée ? Monsieur d’Avre connaissait la méchanceté de bon nombre pour les infirmes de naissance. Il s’avança ensuite vers le mire et Huguelin en s’exclamant :
— Nous voilà devenus inséparables ! Je m’en réjouis, monsieur. Vous m’avez manqué, vos impertinences aussi. Comment te portes-tu, Huguelin ?
Impressionné qu’un si haut personnage, dont tous savaient qu’il avait l’oreille de messire Charles de Valois, frère du roi, prête attention à lui, Huguelin bafouilla :
— Fort bien messire, le merci. J’apprends avec assiduité. Je deviendrai mire à mon tour.
— Et tu ne peux rêver meilleur maître.
Louis d’Avre se tourna vers Blandine, blême d’appréhension, et vers Gabrien qui semblait plongé dans un autre monde.
— Madame, je suis votre humble serviteur. Votre maison et votre accueil vous font honneur. J’y vois main de femme accomplie. Monsieur, mon plaisir et ma gratitude d’être votre invité. Certes, si j’en juge par la courte missive de mon bon ami le mire, notre dîner ne sera pas que plaisance. Soyez toutefois assurés, même si mes manières de bailli peuvent paraître rudes, que je me sens chez vous en cordialité.
— Un verre d’hypocras, ou de cidre, vous siérait-il messire, afin de vous délasser du chemin avant le souper et d’attendre en cordialité l’arrivée d’Anchier Vieil ? s’enquit Blandine.
— Quelle magnifique suggestion, madame. Nous pourrons ainsi commencer de débroussailler cette vilaine affaire.
Blandine se plia en une gracieuse révérence et fonça en cuisine. Mon Dieu, que Martine n’oublie pas les épices de chambre en boute-hors ! Mais non, Martine n’oubliait jamais rien.
Au demeurant, la cuisinière le lui fit comprendre, avec respect mais fermeté et d’une voix de stentor, fréquente chez les gens dont l’ouïe s’affaiblissait :
— Madame, tout est réglé aussi bien qu’la messe ! Apaisez-vous. Profitez d’votre invité d’marque. Laissez-nous l’reste. Y’ ferait beau voir qu’on s’déshonore et vous avec ! Ah ça ! J’préférerais encore perdre les qu’ec dents qu’y m’restent ! Et Sédille a juré qu’les furoncles pouvaient lui manger la face si z’étiez pas pleinement satisfaite !
— Ah, mes bonnes, vous m’êtes d’un tel soulagement ! Porte-nous, veux-tu, un gobelet d’hypocras et un cruchon de cidre, accompagnés de tes plus délicates friandises5.
— Inquiétez-vous pas, maîtresse. J’ai là d’quoi faire pâmer d’gourmandise un saint.
— Un seigneur bailli me contentera, plaisanta Blandine.
Tous s’installèrent autour de la longue table rousse de la salle commune. De menus riens furent échangés le temps que Martine les serve. Puis, Louis d’Avre se tourna par courtoisie vers le maître des lieux, demandant :
— Venons-en, messire Leguet, à cette sombre affaire. De grâce, narrez-moi l’histoire en détail.
L’affolement passa dans le regard de l’apothicaire qui balbutia :
— C’est que, seigneur Bailli, je m’emmêle. Ajoutez à cela l’honneur, l’émotion de vous voir céans. Avec votre permission, je préférerais mille fois que messire Druon de Brévaux se charge de cette tâche.
Réprimant un mince sourire d’amusement, Louis d’Avre reprit :
— Je vous écoute, mire.
S’efforçant à la concision, sériant le « certain » et le « possible », Druon reprit les événements au début. Il ne mentionna pas la découverte du registre, ni les soupçons de dame Blandine au sujet du seigneur Luc d’Errefond. Il gardait ces révélations-là pour un moment de confidence. Il en était à l’examen du cadavre de Jean Le Chauve par ses soins menés, lorsqu’Anchier Vieil pénétra en trombe, essoufflé, le visage en sueur en dépit de la grande fraîcheur de la nuit. Après un bref salut pour tous, il se précipita vers Louis d’Avre, et se plia cérémonieusement devant lui, débitant des excuses :
— Messire bailli, votre pardon pour mon retard. J’en suffoque d’encombre. Je me suis égaré sur le retour et mon méchant bourrin ne m’a guère aidé à retrouver mon chemin !
Au regard appuyé de Louis d’Avre, Anchier comprit enfin sa grossièreté et pâlit encore plus. Se tournant d’un bloc vers les époux Leguet, il bafouilla :
— Mille excuses, dame Blandine, messire Gabrien. Vous aussi, mire. Stupide haridelle6, en vérité.
— Rejoignez-nous, Vieil, intima Louis d’Avre.
Son secrétaire s’exécuta et s’installa sur le banc, à côté de Druon qui perçut sa soudaine tension lorsque le bailli résuma leur conversation d’un :
— Messire Druon nous a conté l’affaire, les deux crimes et votre fouille de la cure. Son hypothèse me semble convaincante : Jean Le Chauve avait emporté la… chose si importante à ses yeux et à ceux du prêtre dans sa fuite, ou alors, elle se trouve toujours dans la maisonnette.
Le soulagement d’Anchier était palpable, lorsqu’il rétorqua :
— À l’évidence, seigneur.
— Il nous faut donc passer la cure au peigne fin. En effet, si Le Chauve l’a mystifié, l’assassin a dû s’en rendre compte. Il reviendra peut-être, sans doute, chercher la… chose. Vieil, vous placerez deux gens d’arme afin qu’ils surveillent les alentours, jour et nuit. Il faut que cette… chose revête une importance cruciale pour occire deux hommes, dont un prêtre. Avez-vous quelque idée de sa nature, mire ?
— Non pas, mentit Druon avec maladresse, le rouge lui montant aux joues.
L’admiration et l’affection qu’il se sentait pour le seigneur bailli le rendaient malhabile. Le regard incisif que lui lança ce dernier ne le rassura guère, ce qui suivit encore moins :
— Pourquoi ai-je la déplaisante impression que vous me cachez – à nouveau – des précisions ?
Aussitôt inquiète, Blandine se redressa sur son siège, se tournant vers son époux, qui semblait ne pas avoir compris la pique. Quant à Anchier, il baissa la tête vers son gobelet, fort mal à l’aise.
— Non pas, se défendit Druon en s’efforçant de conserver son calme.
— Sur votre honneur ? le poussa le bailli.
— Sur mon honneur, même s’il ne s’agit pas de celui qui viendrait aussitôt à l’esprit.
Cette acrobatie de langue lui valut un autre regard appuyé. Fin renard, messire d’Avre décida de ne pas ajouter à l’embarras palpable des autres convives. Toutefois, Druon fut certain qu’il reviendrait sous peu à la charge.
1- Rappelons que nul ne pouvait chasser sur les terres seigneuriales.
2- Ou églefin. A donné « aigrefin », escroc.
3- Peut se traduire par « qui se ressemble, s’assemble ». Traduction de ejusdem farinae.
4- Une teinture onéreuse, réservée aux vêtements luxueux.
5- Dérivant du verbe « frire », le termes désignait à l’origine des « mises en bouche » qu’elles soient salées ou sucrées.
6- Mauvais cheval, maigre. S’applique également au figuré à une femme grande, sèche et maigre. Rappelons toutefois, que le terme « cheval » que nous avons gardé, dérivé de caballus, était péjoratif, désignant un mauvais cheval, contrairement au terme de latin classique equus.