Tiron 1 , novembre 1306
MMichel Loiselle n’avait pas ménagé ses efforts depuis son départ d’Alençon. La généreuse bourse et le robuste roncin2 offert par l’évêque Foulques de Sevrin, ajoutés à ses manières amènes et son allure débonnaire, l’aidaient grandement. Toutefois, il n’avait guère progressé, allant de déconvenue en déception.
Il démonta ce matin-là devant l’auberge du Chat-Borgne, désireux de se dégourdir un peu les jambes et de se restaurer avant de poursuivre sa route.
Une solide femme qui semblait porter chausses3 vint à sa rencontre, un sourire d’affable commerçante aux lèvres. Elle tenait contre elle un enfançon de quelques mois, endormi contre ses nichons.
— Maîtresse… Chat4 ?
— Borgne ! Maîtresse Borgne, messire. Que puis-je pour votre satisfaction ?
— Un cruchon de bon cidre et… ma foi, ce qu’il vous reste en cuisine, répondit Loiselle dans un sourire.
— J’m’en vas coucher Alodet et j’vous sers à vot’contentement. J’suis sans… souillon5 d’cuisine, aussi vot’pardon pour l’attente. Mais s’ra brève, inquiétez-vous point.
Cécile, dite maîtresse Borgne, ne parvenait pas à remplacer Nicol, son simple assassiné6, qu’elle avait recueilli enfant, abandonné presque mourant de faim sur le pas de sa porte. Certes, Alodet, le petit garçon de quelques mois à la houppe brune que lui avait confié un couple de serfs* afin de lui épargner l’esclavage, avait un peu apaisé l’insondable chagrin causé par le trépas de Nicol. Pas assez, cependant, pour qu’elle se résolve de gaieté de cœur à accorder à autre la chambrette du simple aménagée sous les combles.
— Oh, le temps ne me presse point tant que cela, maîtresse Borgne.
— Bien, bien… Assoyez-vous donc près de l’âtre. Fait ben frais.
Elle disparut. L’esprit de Michel Loiselle dériva dans ses souvenirs.
Quelques jours auparavant, il avait été tiré de la geôle de la maison de l’Inquisition d’Alençon, dans laquelle il croupissait depuis quatre ans, et conduit très discrètement en l’hôtel particulier de l’évêque de la ville. Celui-ci lui avait annoncé la veille sa grâce en échange d’une mission visant à protéger du pire une jeune femme belle, pieuse et probe, une tâche difficile.
Loiselle avait été condamné par le même évêque à « périr en sa prison de mort naturelle », la peine capitale ne lui ayant été épargnée qu’en considération d’une réputation sans tache. Sa faute ? Avoir rossé un chanoine au point de lui casser l’épaule et le poignet. Le scélérat avait tenté de violer sa femme. La certitude que ses prières continuelles depuis son incarcération avaient été exaucées s’était imposée à Michel Loiselle. Lorsqu’un gens d’arme de l’évêque l’avait précédé dans l’ouvroir7 de la maison de l’Inquisition, lorsqu’il avait foulé les pavés irréguliers de la cour, humé l’air, senti sa caresse sur sa joue, il avait peiné à retenir ses larmes. D’étrange façon, et alors même que Foulques de Sevrin l’avait condamné à perpétuité, il lui vouait maintenant une éternelle reconnaissance. L’évêque l’avait tiré de cet enfer souterrain, qui puait la charogne, la sanie, les excréments et la terreur humaine, et Loiselle avait déjà presque oublié qu’il l’y avait aussi jeté.
Le pas peu léger de maîtresse Borgne le rappela à l’instant présent. Elle déposa un cruchon de cidre devant lui et une généreuse part de pain d’épeautre mêlé de seigle en annonçant :
— L’pain et le fromage à votre aise. Sont compris dans l’coût du r’pas. Une généreuse omelette au lard et aux cèpes8, des œufs de la semaine, ça vous chante ?
— J’en salive d’avance. Dois-je régler sitôt ?
Cécile le considéra en plissant les paupières et déclara :
— Nan, j’vous renifle pas en gredin9. Et j’as l’nez fin.
— Vous m’en voyez comblé.
Il la remercia d’un mouvement de tête comme elle repartait vers la cuisine. Les souvenirs affluèrent à nouveau.
Lorsque Michel l’avait rejoint dans la vaste salle de réception de l’hôtel particulier, l’évêque n’avait pu réprimer un froncement de narines tant le prisonnier puait à dégorger. D’une voix lente, il avait annoncé :
— Un baquet d’eau bien chaude, une brosse et un savon10 vous attendent ainsi que des vêtements décents. On vous mènera ensuite en cuisine. Restaurez-vous à satiété car je gage que l’ordinaire11 de la maison de l’Inquisition se résume à des rations de famine. Votre maigreur fait peur. Je vous expliquerai ensuite ce que Dieu – dont je ne suis que le bien modeste intermédiaire – attend de vous.
Loiselle avait tremblé de convoitise lorsque, débarrassé de sa crasse, de la vermine qui lui rongeait la peau, de son odeur révoltante, les cheveux coupés, la barbe rasée, il s’était installé à la longue table de la cuisine. Une femme entre deux âges, avenante, une certaine Clotilde, l’avait détaillé, poings sur les hanches, déclarant d’un ton peiné :
— Ben mon pauv’gars… J’sais pas c’que t’as pu commettre, mais t’as qu’la peau sur les os.
— J’ai bastonné le chanoine qui voulait forcer ma femme, avait-il répondu en baissant la tête.
— C’est fort mal d’s’en prendre à un homme d’Église. Bah, d’un autre côté, quel coquin12 ! M’étonne pas que l’évêque t’ait fait sortir. C’t’un bon maître, même si j’le trouve d’humeur bien sombre et mélancolique13 depuis qu’ec temps. Mange, mon gars. Avec lenteur, au risque sans ça de te r’tourner les tripes. Inquiète-toi pas. Y’en aura encore en abondance pour le dîner14 et l’souper.
Après son bain et sa mangerie15, l’évêque Foulques de Sevrin l’avait reçu dans sa salle d’étude située au deuxième étage de l’imposante bâtisse. Michel Loiselle tenait les yeux baissés, bouleversé par la magnificence du lieu. Toutes les fenêtres étaient vitrées16, des lambris de bois sombre recouvraient deux des murs, de hautes bibliothèques tapissant les autres. En dépit de la belle lumière de fin d’automne qui inondait la pièce, moult bougies17 brûlaient. Une agréable odeur d’oliban18 flottait dans l’air. Ses pieds s’enfonçaient dans la laine d’un immense tapis aux teintes cramoisies.
— Loiselle, assoyez-vous, avait ordonné l’évêque d’un ton cordial. Avant tout, jurez à nouveau sur votre âme, la vie de votre femme et celles de vos enfants, que tout ce qui s’échangera entre nous restera notre plus absolu secret.
— Je le jure bien volontiers. Maudit si je m’en dédis.
— Bien. Je vous dois conter une vieille histoire, très personnelle. J’avais un ami, un frère d’âme devrais-je dire. Un aesculapius19, un magnifique savant, un être de lumière. Jehan. Jehan Fauvel. L’Inquisition l’a arrêté, torturé. Il a trépassé en sa cellule, non loin de la vôtre… Il était innocent des crimes dont on l’accusait…
L’évêque s’était interrompu, luttant contre l’ombre liquide qui lui voilait le regard. Loiselle l’avait mise au compte de son chagrin. Il ignorait que le prélat revivait chaque instant de sa trahison, celle qui avait livré Jehan à ses tortionnaires et empoisonnait depuis le moindre instant de son existence.
— … quoi qu’il en soit, Jehan avait une unique enfante, la prunelle de ses yeux. Je l’ai toujours considérée à l’instar de ma filleule20, et vous comprendrez qu’il me serait intolérable de la savoir à son tour arrêtée. (Prudent, l’évêque avait aussitôt ajouté :) Loin de moi toute critique vis-à-vis de l’institution sacrée de l’Inquisition, dont la volonté et les efforts n’ont d’autre but que de ramener des âmes perdues dans le sein de notre bien-aimée Église…
Loiselle n’avait pas été dupe.
— … Toutefois, le cœur me saigne à l’idée qu’Héluise Fauvel, pauvre donzelle, puisse être à son tour jetée dans un cul-de-basse-fosse puisque je la sais innocente tel l’enfant qui vient de naître.
— À votre honneur, très grand honneur, monseigneur, avait approuvé Michel d’un murmure.
L’évêque avait joint ses mains en prière, lui décochant un regard dépourvu d’émotion avant de reprendre.
— Ainsi s’explique le qualificatif dont j’ai usé hier : votre mission sera ardue et dangereuse. (Il avait récupéré un rouleau de papier fermé d’un sceau de cire rouge.) Ceci est votre grâce définitive. La rétribution de vos efforts et de votre dévouement, en plus, bien sûr, d’une ronde bourse pour vos frais puisqu’il vous faut agir très vite. Si vous aviez recours à des informateurs, qu’ils ne se doutent jamais que je suis votre commanditaire, ni que nous tentons de prendre de vitesse l’Inquisition. Nul ne s’oppose sans risque à ses volontés.
— À l’évidence. Pouvez-vous m’en dire davantage, Éminence ?
— Héluise Fauvel a dix-neuf ans. Il s’agit d’une jolie donzelle, brune, à longue chevelure frisée, aux yeux bleus, de silhouette élancée. Elle a quitté Brévaux peu après le trépas de son père. Nul ne sait où elle se terre. Notre avantage sur nos… rivaux résulte du fait que je la connais aussi bien que son père. Profitant de son esprit vif et de sa passion pour l’étude et le savoir, feu Jehan lui enseigna moult sciences dont l’art médical.
— À une fille ? s’étonna Loiselle.
— Si fait. Afin de la rejoindre au plus preste, n’oubliez jamais sa vaste intelligence. Héluise n’appartient guère à ces donzelles qui tombent en pâmoison face à l’adversité et sait tirer sa lame du fourreau. Je réfléchis sans faillir depuis des mois. Que peut tenter une jeune fuyarde de belle piété et sans le sou ?
— De belle piété ? Certes pas puterelle. Le couvent, peut-être ? Un membre de sa parentèle l’accueillant dans la plus grande discrétion ?
L’évêque avait souri. Loiselle faisait preuve d’un esprit délié. Un judicieux choix.
— M’est venue la presque certitude qu’Héluise ne se cachait pas en un endroit précis, qu’au contraire elle cheminait, meilleur moyen pour dérouter et semer ses poursuivants.
— Avec tout mon respect, Éminence, une représentante de la douce gent, fort jolie de surcroît, courrait ainsi grand danger de perdre son honneur de femme, ou pis. Les routes ne sont guère sûres.
— Si fait, mon bon Loiselle, si fait. Aussi gagerais-je qu’elle opta pour un travestissement masculin. Je vous le répète : elle est habile bretteuse et de taille à se défendre.
— Un travestissement21, fichtre ! avait soufflé Michel, un peu réprobateur.
— Certes, un condamnable artifice, partiellement excusé dans ce cas puisqu’Héluise redoute pour sa vie ou, à tout le moins, pour sa liberté, tout en souhaitant éviter les dangers des chemins, ainsi que vous le soulignâtes.
Michel avait opiné de la tête. Après tout, si un évêque justifiait cet accoutrement, il n’aurait pas l’outrecuidance d’y trouver à redire.
— Me restait une interrogation, avait repris l’homme d’Église. Comment subsiste-t-elle, l’Inquisition ayant saisi tous les modestes biens de son père22 ? Jamais Héluise ne mendierait. Jamais elle ne volerait ni ne vendrait ses charmes. Une seule réponse s’impose : l’art médical qu’elle possède à merveille, du moins en théorie ! Si elle y excelle à l’image de son père, les patients ne lui feront pas défaut. Voilà où m’ont mené mes spéculations. Voilà qui nous offre un avantage de taille sur l’Inquisition qui recherche une sotte femelle apeurée.
— Damoiselle Héluise serait donc devenue une sorte de… mire23 itinérant ? avait résumé Loiselle.
— Tout juste, mon bon. Ajoutez à cela que je ne serais pas surpris que ma presque filleule veuille se rapprocher de moi afin de… se placer sous ma protection.
— Empruntant donc plus volontiers les voies menant à Alençon, avait conclu Loiselle que l’hésitation du prélat avait intrigué. Je me mets en route sitôt, afin de repérer sa trace.
— Non pas. Passez une bonne nuit céans. Vous serez frais et dispos au demain.
Foulques de Sevrin avait récupéré une courte feuille de papier24 sur son bureau pour la lui tendre en précisant :
— Voici le code que vous utiliserez afin de rédiger vos rares messages. Le texte devra en être aussi peu révélateur que possible. Nul besoin de me tenir au fait de vos échecs. Seules vos avancées méritent de m’être contées.
— Des espions ? avait voulu savoir Loiselle.
— Attachons-nous à les éviter ou à les décourager, avait biaisé le prélat, peu désireux de révéler qu’Éloi Silage, le dominicain si proche de l’Inquisition et dont il faisait peu de doute qu’il espionnait pour Rome, surveillait très probablement ses missives.
— Que Dieu soit avec vous, mon fils, qu’Il vous guide et vous protège. Ne doutez jamais de la pureté et de la grandeur de votre mission. Ne baissez jamais votre garde.
Michel Loiselle se rendit compte qu’il souriait aux flammes dansantes de l’âtre lorsqu’il remarqua le regard étonné que lui destinait maîtresse Borgne, plantée devant sa table. Il adopta une mine plus réservée.
— Une belle humeur, messire. Ça r’chauffe le cœur par les temps qui courent, commenta-t-elle en déposant devant lui un large tranchoir25 surmonté d’une splendide omelette de nature à dérider le plus difficile et aigri des clients. Bon, ben j’vous laisse manger en paix, déclara-t-elle presque à regret.
Sans être jacasseuse, Cécile appréciait fort la conversation. Il était encore trop tôt pour qu’arrive la première fournée des habitués qui travailleraient encore une bonne heure aux champs ou dans les fermes avant de venir se défatiguer et se rincer le gosier en bonne compagnie. Michel Loiselle sauta sur l’occasion :
— Ma bonne, avec tout mon respect, si… enfin il n’est guère plaisant de se restaurer en solitude. Aussi, si le temps ne vous faisait pas trop défaut, j’aurais grand plaisir à vous offrir un gobelet de cet excellent cidre.
Maîtresse Borgne ne se fit pas prier, récupéra un godet sur une table voisine et s’installa en face de lui avant de se servir.
Ils devisèrent de tout et de rien en cordialité. Loiselle se prétendit mercier26 chartrain, ce qui lui valut un regard de considération de Cécile.
— Je rejoins ma bonne ville sans hâte, profitant du chemin pour retrouver mon bon cousin de Brévaux.
Il intercepta le mouvement de maîtresse Borgne qui se redressa sur sa chaise et insista :
— Nul ne sait où il se rendait et je vous avoue que l’inquiétude m’a gagné. Je suis bien plus âgé que lui et l’ai toujours considéré tel un cadet. Mon oncle, son père, est passé de brutale manière. Je souhaite lui offrir mon soutien fraternel.
— Une belle charité à vot’honneur, messire.
— Guidée par l’affection que je lui porte. À l’instar de son père, un aesculapius, il comptait adopter la profession de mire.
Maîtresse Borgne avala une longue gorgée de cidre et Michel Loiselle fut certain qu’elle se donnait une contenance et réfléchissait à la conduite à tenir. Il tenta de ferrer le poisson :
— Aussi, je me renseigne auprès de ceux que je croise sur mon chemin.
— L’a quel âge, c’te mire ?
— Oh, encore bien jeune pour sa grande valeur.
Maîtresse Borgne reposa son gobelet et déclara d’un ton posé :
— Ben, j’as rin r’marqué qu’y r’ssemble à ça. C’est pitié car j’aurais eu bonheur à vous aider. C’est pas si fréquent qu’ça les gens animés de tendresse et d’bonnes intentions envers les leurs.
Elle se leva et précisa :
— Allez, l’devoir m’appelle. Mes habitués vont plus tarder avec leurs panses creusées par l’effort. Terminez sans hâte. Vous m’préviendrez quand z’aurez fini. Merci pour la causerie d’bon aloi.
Michel Loiselle fut certain qu’elle mentait. Toutefois, il était assez fin et avisé pour sentir que maîtresse Borgne ne se laisserait pas intimider.
Une appréhension avait envahi Cécile. Elle arpentait la cuisine, pourfendant d’invisibles ennemis à grands moulinets de cuiller de bois. Il avait mal jugé sa bobine, celui-là, s’il pensait qu’elle allait gober ses balivernes. Ainsi, le vilain pressentiment qui l’avait assaillie au départ de Druon et d’Huguelin se vérifiait. Son mire remarquable, celui qui avait délivré la Muguette, sa belle-sœur, avec autant d’aisance qu’on dansait l’estampie27, qui avait permis que le meurtrier de Nicol paie son abject crime de sa vie, était poursuivi. Par tous les saints ! Que faire, que pouvait-elle faire pour le protéger ? Diantre, elle lui aurait volontiers retourné la tête à coups de bonnes gifles à ce faux mercier, afin qu’il avoue la vraie raison de son intérêt pour Druon. Cécile avait la taille et la pugnacité requises. Il pouvait la lui bailler belle28, celui-là, elle n’était pas née de la dernière pluie ! Toutefois, cela reviendrait à admettre qu’elle connaissait le mire. Jamais ! Mais que faire ? La question tournait encore dans sa tête lorsque le prétendu mercier la héla afin de lui régler son repas. Cécile fournit un considérable effort pour se composer une mine avenante mais la main lui démangeait fort.
— Une bonne route à vous, messire, s’efforça-t-elle de lancer tout en lui souhaitant en son for intérieur d’énormes furoncles très douloureux au derrière. Rien de tel pour retarder un cavalier qui cirait la selle de son bourrin29 tout le jour.
Il s’inclina, la remercia à nouveau et quitta l’auberge. Fulminant, bien que se rongeant les sangs, Cécile attendit ses premiers clients.
Au fur et à mesure qu’ils arrivèrent, poings sur les hanches, la mine mauvaise, elle leur tint le même discours :
— C’ui ou celle qui cause d’mon mire Druon d’Brévaux à un étranger – un gars bien mis, qui parle tout miel et s’fait passer pour un mercier mais qu’a tenté d’me tirer les vers du nez30 – j’y rentre les dents dans l’gosier et mon pied dans l’cul31. On l’a jamais vu par chez nous autres, l’a jamais existé le mire, qu’on s’le dise !
Tous opinèrent du bonnet, conscients que la tenancière tenait toujours ses promesses, fussent-elles inquiétantes.
Pointant un index impérieux vers Sylvestre le hongreur32, un homme de parler lent mais d’esprit vif, elle exigea :
— Vu qu’t’hongres à plusieurs lieues* à la ronde, si des fois t’entrevoyais l’mire ou le p’tit Huguelin, cause-leur d’ce gars mercier et mets-les en garde. M’a paru ben trop curieux pour être franc du collier, c’ui-là !
Michel Loiselle avait repris la route, au hasard. Un vent fort et glacial s’était levé, le giflant en bourrasques. Il sortit de Tiron prenant à l’ouest, vers Nogent-le-Rotrou. Il était cependant certain d’une chose réjouissante, sa première piste : Héluise, déguisée en jeune homme exerçant l’art médical, avait séjourné à Tiron. D’une belle âme, ayant connu la terreur, l’humiliation, la faim, le froid mortifère, la solitude affolante des cachots de la maison de l’Inquisition, jamais Michel n’y aurait poussé quiconque. Jamais il ne commettrait une vile action, certain que sa foi et sa pureté avaient encouragé Dieu à le venir sauver par l’intermédiaire de l’évêque Foulques de Sevrin. Au fond, ce qui n’avait été au début qu’un moyen de se sortir de ces souterrains puants, antichambre de l’enfer, dans lesquels ricochaient tout le jour les hurlements de bêtes des êtres soumis à l’effroyable Question devenait une véritable mission. Protéger une gente jeune femme de leurs griffes. La mettre à l’abri. Ainsi, il ajouterait une autre bonne action à son existence. Ainsi, il paierait sa dette à Dieu et à l’évêque, car, de fait, il avait rossé ce chanoine à coups de poing ! Ainsi, il pourrait à nouveau serrer sa tendre et ses enfants contre lui.
Il aperçut au loin deux silhouettes qui semblaient lutter contre un fardeau gisant au sol. Il mit son roncin au pas et s’approcha, clignant des yeux sous les gifles d’un vent cinglant.
Un très jeune homme, guère âgé de plus de quinze ans, mais de robuste carrure, accompagné d’une fillette maigrelette, bagarraient contre un fagot de bois tombé33, ramassé en forêt, qui devait peser plus lourd qu’eux deux réunis.
— Vous me paraissez bien en peine, jeta Michel.
— Oui-da, messire. La corde, l’a rompu ! J’peux point le j’ter sur mon épaule, j’vas m’écrouler sous la charge.
Désignant son sac d’épaule arrimé sur l’arrière-selle, Michel précisa :
— J’ai toujours quelques aunes* de corde. Habitez-vous loin ?
— Non pas. Un quart d’lieue, tout au plus.
Loiselle démonta, les pans de son mantel34 s’envolant dans le vent jusqu’à former une sorte d’inconfortable voile gonflée.
Le garçon et lui lièrent l’énorme fagot. La petite fille, un peu apeurée, s’était reculée de quelques pas. Le jeune homme se redressa et déclara :
— L’merci, du fond du cœur, messire. C’te fort charitable. Moi, c’te Robert. Et la sœurette, c’te Murienne. L’est timide.
— Michel Loiselle, mercier chartrain.
— Ooohhh… murmura Murienne, très impressionnée.
— J’m’en veux d’vous r’tarder sans doute, poursuivit Robert.
— Non pas, l’ami. Je ne suis pas si pressé que cela. J’ai de bons commis et une épouse qui sait tenir son monde avec bonté mais fermeté. Épargnons-nous d’inutiles efforts, d’autant que votre cadette est bien courageuse mais fort légère. Attachons la corde à la selle. Une broutille pour mon valeureuse compagnon cheval.
De fait, le roncin ne parut pas même s’apercevoir d’un poids supplémentaire et avança à l’ordre de Michel qui le menait par la bride. À l’aise dans son rôle de mercier, il improvisa :
— Oh, les affaires sont un peu molles en ce moment. Certes, me rétorquerez-vous, les marchands se plaignent toujours. Ils voudraient que l’on se presse du matin au soir dans leurs échoppes et qu’on y dépense tout son bel argent. Bah, je suis ingrat, je l’avoue ! J’ai une belle clientèle. Des dames exigeantes ou leurs suivantes, au fait de la dernière mode de la Cour.
Murienne, pourtant encore fillette mais déjà coquette, s’enquit d’une petite voix :
— Paraît que… Oh, vous allez m’trouver ben niaise35… Y paraît qu’les dames élégantes des grandes villes usent de troussoirs36 qui dévoilent parfois leurs pieds ?
Michel ayant croupi durant quatre années dans une cellule si basse de voûte qu’il parvenait à peine à se tenir debout n’en avait pas la moindre idée. Il s’en tira d’une pirouette :
— Si fait. D’aucunes, si m’en croyez, se montrent un peu impudentes en la matière. Bah, c’est au goût du jour !
— M’enfin, à quoi servent ces agrafes ? On peut tout aussi ben r’lever l’bas d’une robe d’une main, pour traverser une rue boueuse, par exemple, rétorqua Robert.
Sa réflexion lui valut un petit soupir dépité de Murienne. Les gars d’ici ne comprendraient jamais rien aux fanfreluches37 qui ravissaient les filles. Devinant enfin la nature de ces troussières, Michel, tout à son rôle, le détrompa :
— Ami, si le goût des babioles abandonnait les dames et les messieurs aussi, je ferais faillite. Et puis quoi, entre hommes, soyons honnêtes… même si nous moquons gentiment la frénésie des femmes pour les dentelles, les perles, les rubans et les peignes de cheveux, ne préférons-nous pas une charmante mie38, joliment parée, à un laideron attifé ?
Le rire de Robert, réjoui de rejoindre la caste « des hommes », accueillit cette sortie. Du coup, il proposa :
— Messire, nous sommes guère riches et z’êtes ben mieux q’nous autres, mais je… Enfin… avec vot’respect… j’serais, on s’serait honoré, si… vous acceptiez un gorgeon d’reconnaissance une fois rendu chez nous. Pour sûr, que j’… qu’on comprendrait que vous r’fusiez.
Et Michel sentit le moment venu.
— Avec grand plaisir, l’ami, et l’honneur est mien. Cela étant, je ne pourrai m’attarder. Je cherche mon bon cousin. Je m’inquiète fort à son sujet, le considérant à l’instar de mon jeune cadet. Les siens sont sans nouvelles de lui depuis des mois. Triste affaire, qui me ronge les nuits, en vérité !
Ils parvinrent enfin devant la masure. Robert, comme son père avant lui, ne ménageait pas sa peine pour la rafistoler39, l’améliorer un peu. Le garçon prévint :
— Euh… la mère va pas bien. L’est sans doute couchée. Des douleurs de ventre…
Au regard intense que Robert lui jetait, Michel comprit que la femme s’éteignait, que son agonie ne serait pas douce mais que Murienne devait encore l’ignorer. Il se contenta d’un peu compromettant :
— Un prompt rétablissement à elle.
Les deux hommes délièrent la corde de la selle et tirèrent l’énorme fagot sous un appentis dont le toit inclinait de menaçante façon.
Murienne leur versa un gobelet de piquette pendant que Robert s’activait devant le feu moribond. Enfin de pingres flammes s’élevèrent, ne réchauffant guère la salle au sol en terre battue, collante d’humidité en dépit de la paille qui la recouvrait.
Tous s’attablèrent. Michel réprima un sourire. La fillette le dévorait du regard lorsqu’elle pensait qu’il ne la voyait pas. À ses yeux, il était un grand monsieur des villes, qui côtoyait de belles dames élégantes et parfumées, portant rubans de cheveux, agrafes d’épaules40 et aumônières brodées à leur ceinture. Après quelques échanges de nature à rassurer complètement Robert, Loiselle en revint à ce qui l’intéressait vraiment.
— Je vous avoue ma déception, l’ami. J’en viens à craindre qu’une fâcheuse fortune41 soit advenue à mon bon cousin. Une mauvaise rencontre, que sais-je ? J’ai interrogé tous ceux que je croisais, en vain. Il semble s’être volatilisé dès après son départ de Brévaux.
— Brévaux ? releva Robert pour se taire aussitôt.
— Oui-da, un mire d’exceptionnel talent, malgré son jeune âge. À l’instar de son père, mon bon oncle, avant lui.
Robert, un peu méfiant, avala une gorgée de piquette. D’un autre côté, ce mercier semblait bon chrétien et franc de garrot. Et puis, le garçon n’était pas peu fier d’avoir croisé et aidé l’aesculapius, aussi se décida-t-il. Ne tarissant pas d’éloges à son sujet, il relata au faux mercier les merveilles accomplies par Druon, portant tonsure, et son jeune apprenti Huguelin.
— À ça, l’ami, vous m’ôtez une vilaine épine au flanc, s’exclama Loiselle. La certitude qu’il avait trépassé me hantait. Belle nouvelle ! En vérité, belle nouvelle. Grand merci. Savez-vous en quelle ville il comptait se rendre après son départ de votre bourgade, afin que je l’y rejoigne pour l’embrasser et le tancer un peu ? Pensez ! Sa famille se retourne les sangs. Un message de lui pour nous rassurer n’eût pas été de trop. Ah, la fougueuse jeunesse !
— L’a pris à l’est, pour sûr. J’sais rin d’aut’.
Loiselle s’attarda encore un peu afin de ne pas éveiller les soupçons, puis prit congé en les remerciant à nouveau.
— Vous l’appréciez fort, je vois.
— Ainsi qu’nous tous, messire. Maîtresse Borgne en a prequ’pleuré d’pas pouvoir l’retenir céans.
Michel repêcha trois deniers* dans la bourse de cuir pendue à sa ceinture et les tendit à Murienne qui refusa d’un mouvement de tête en dépit de la lueur d’envie qui s’allumait dans ses prunelles.
— Avec l’accord de ton frère. Pour des rubans de cheveux à la prochaine foire ou un bonnet de linon42. Ce serait pitié qu’une si jolie mie que toi ne puisse orner ses boucles.
La fillette jeta un regard d’espoir et de convoitise à son frère qui sourit et approuva d’un clignement de paupières. Elle récupéra l’argent et se plia en révérence.
— Z’êtes bon, messire, commenta Robert.
— Diantre, il faut bien que j’attise la coquetterie des futures clientes, plaisanta Michel avant de sortir. L’ami, le meilleur à vous, votre cadette et votre mère, en sincérité.
1- Aujourd’hui Thiron-Gardais.
2- Cheval de charge, robuste, moins rapide qu’un destrier.
3- Porter la culotte.
4- Il était d’usage de nommer les aubergistes d’après leur enseigne.
5- Serviteur auquel on réservait les tâches les plus rudes et salissantes.
6- Les Mystères de Druon de Brévaux, tome II, Lacrimae.
7- Première pièce donnant sur l’extérieur, en général de taille modeste.
8- Le Moyen Âge se méfiait des champignons, hormis les espèces les mieux connues comme le cèpe ou la girolle. Pour preuve les rares recettes qui les mentionnent en ingrédient.
9- Personne malhonnête, méprisable, bandit.
10- Le Moyen Âge était une époque relativement « propre ». On se lavait, fréquentait les étuves, ces bains publics parfois mixtes.
11- Ce que l’on mange habituellement.
12- De caractère bas, lâche, fourbe, paresseux, vil. Le terme était une grave insulte à l’époque.
13- Dépressive.
14- En réalité le dîner ou le souper constituaient le premier repas de la journée, le premier dérivant de disjejunare (rompre le jeûne de la nuit) et le second de « soupe », puisqu’on en mangeait à tous les repas. « Dîner » devint ensuite notre actuel déjeuner et « souper » notre dîner.
15- Un repas goûteux et plantureux.
16- Très dispendieuses, les fenêtres vitrées étaient réservées aux plus riches.
17- Fort chères, elles étaient réservées au culte et aux riches, les autres se contentant de lampes à huile.
18- Résine d’encens.
19- Extraordinaire médecin d’une grande probité.
20- La parenté baptismale était très forte à l’époque. Ainsi, un parrain se livrant à des attouchements sur sa filleule était coupable d’inceste, même lorsqu’il n’avait aucun autre lien de parenté avec elle.
21- Le travestissement était condamné par l’Église. Le vêtement devait clairement indiquer le sexe, mais également le statut social.
22- Les inquisiteurs se rémunéraient le plus souvent sur les biens des condamnés. Certains n’avaient donc aucun intérêt à ce que les accusés soient déclarés innocents.
23- Laïc ayant le droit de se marier, le mire exerçait la médecine, souvent sans diplôme, en général après quelques années d’études. Le médecin, docteur en médecine, fut clerc jusqu’au XVe siècle. À ce titre, il n’avait pas le droit de fonder une famille.
24- Bien que d’invention chinoise, le commerce du papier de lin ou de chanvre demeura longtemps aux mains des musulmans. À ce titre, la chrétienté le réprouva jusqu’à ce que les Italiens inventent un nouveau procédé de fabrication vers le milieu du XIIIe siècle. Le papier était donc encore cher et difficile à se procurer, expliquant que tous l’économisent.
25- Épaisse tranche de pain rassis qui servait d’assiette. Dans les maisons aisées, on distribuait ensuite le pain imbibé de sucs de viande et de jus aux pauvres ou aux chiens.
26- Très riche corporation bien considérée. Elle rejoindra vite la bourgeoisie.
27- Danse médiévale qui se pratiqua du Xe à la fin du XIIIe siècle. On ignore tout de ses figures, contrairement au « branle » qui lui fit suite.
28- Chercher à duper par des paroles, à faire croire des choses fausses.
29- De bourrique.
30- L’expression est très ancienne et son origine fait encore débat. Une des hypothèses les plus séduisantes est la déformation du latin verum (vérité) en « vers ». Il semble en tous cas acquis qu’elle n’a rien à voir avec les vers d’un poème.
31- Le terme n’avait aucune connotation grossière à l’époque. Il désignait simplement le postérieur.
32- Qui castrait les chevaux.
33- Le seul qu’on avait le droit de ramasser.
34- Longue cape.
35- Ce terme de fauconnerie désignait à l’origine un fauconneau pas encore sorti du nid et donc incapable de se débrouiller seul. Par extension et au figuré, il a pris son sens actuel.
36- Agrafe qui permettait de relever la traîne des robes, par sagesse les jours de pluie et par coquetterie parfois.
37- Le mot est ancien et désignait de petites choses sans substance et sans importance.
38- Le terme fut au début aussi bien destiné à l’amitié qu’à l’amour.
39- Le terme est très ancien et vient de « fistule ».
40- La mode, italienne, s’en répandit très vite. Ces agrafes permettaient de changer les manches d’une robe, et donc de varier sa toilette à moins de frais.
41- Dans le sens de hasard, sort, bon ou mauvais.
42- Tissu fin de lin puis de coton.