Brou-la-Noble, novembre 1306
AAttablé en l’auberge du Mouton-Gris, Michel Loiselle, contemplait la savoureuse collation que maître Mouton venait de poser devant lui avec un verre d’hypocras1. Une sorte de timidité craintive l’envahissait toujours à la vue de belle et bonne nourriture. Ces croûtes dorées2, ces pâtes de coing et de pomme au miel, ces rissoles aux fruits et aux noix lui semblaient encore un miracle, au point que les regarder l’émouvait à lui faire battre le cœur plus vite.
Il avala une gorgée d’hypocras et mordit dans une rissole, se faisant pour la millième fois depuis sa libération le même commentaire : la vie, chacun de ses plus infimes détails, se révélait magnifique. Il avait eu grand tort de ne point s’en émerveiller quotidiennement. Bientôt, lorsqu’il aurait accompli sa mission à la satisfaction de l’évêque son bienfaiteur, et qu’à sa promesse celui-ci lui accorderait une grâce définitive, Michel reverrait sa femme, ses enfants. Peut-être le notaire chez qui il avait travaillé comme secrétaire l’emploierait-il à nouveau ? Et la vie reprendrait, à ceci près que Loiselle faisait le serment de se réjouir de chacun de ses instants, même sombres.
Il laissa fondre une pâte de coing et de pomme au miel sur sa langue, fermant les paupières de bonheur.
Maître Mouton s’arrêta devant sa table. Les vêtements de commerçant aisé de ce nouveau client, et notamment son gipon3 en tiretaine4 bleu pâle, fermé de boutons de nacre, l’avaient rassuré d’emblée.
— Alors messire, que dites-vous de ces pâtes ?
Michel avala précipitamment et le complimenta avec effusion sur leur délicatesse, leur onctuosité. Satisfait, l’autre opina du chef et, posant ses mains sur son ventre rebondi, déclara dans un sourire :
— Voilà aimables paroles qui devraient satisfaire maîtresse Moutonne. Elle fait des merveilles en cuisine.
Dès que le tavernier eut disparu, Miche Loiselle plongea dans ses souvenirs, ces si précieux moments durant lesquels il avait véritablement senti que la vie revenait, qu’il la devait saisir à pleines mains et ne plus jamais la laisser échapper.
Ce matin-là, celui dont le moindre détail resterait à jamais gravé dans sa mémoire, juste après son bain, en l’hôtel particulier de l’évêque Foulques de Sevrin, Clotilde la cuisinière l’avait laissé seul dans la cuisine où régnait une douce chaleur. Il avait contemplé, ébahi, la masse de victuailles alignées sur la table, les cochonnailles qui achevaient de sécher, suspendues à des crocs en haut d’un des murs, sa bouche s’emplissant d’une salive de voracité. Presque intimidé, désorienté, il avait tiré à lui un plat de viandes, détaillant le poulet rôti comme s’il n’en avait jamais vu. L’odeur des pâtés se mêlait à celles des fromages, l’étourdissant presque. Ah, cette première bouchée de chair cuite à point, cette gorgée de vin tout à la fois fruité et frais, le craquement gourmand de la croûte d’un pain de froment encore tiède… Jamais il ne les oublierait. Il avait dû se faire violence pour appliquer le judicieux conseil de Clotilde : mâcher, manger avec lenteur. Ses dents, ses gencives le blessaient à chaque bouchée, lui qui n’avait avalé durant quatre ans que des bouillies d’orge ou de seigle, des soupes claires de raves qui sentaient la pisse, des quignons de pain raté5 dont se débarrassaient à vil prix les boulangers, ou de pain de famine6.
Un raclement de pieds de chaise sur sa gauche. Un client se levait. Michel Loiselle revint au présent, à la salle de l’auberge du Mouton-Gris, à ses murs grisâtres des fumées de la cheminée, et renvoya son salut à l’homme qui sortait. Il termina son verre d’hypocras et avala la dernière rissole aux fruits et aux noix.
Il avait aperçu un peu plus tôt une femme brune, étrange, assise sur la marche menant à Saint-Lubin. Après une hésitation, il avait passé son chemin, impressionné par la muette indignation de dame qu’il lisait sur son visage. Nulle trace de Druon/Héluise ni de son petit Huguelin à Brou-la-Noble. Cependant, s’il se fiait à ses calculs et puisque les deux compères d’infortune voyageaient à pied, ou au pas d’une vaillante mais lourde jument de Perche, ils ne pouvaient guère s’être avancés beaucoup plus en direction de l’est. Bonneval, peut-être, situé à environ trois lieues de Brou. Michel Loiselle décida de s’y rendre au plus preste. Depuis sa rencontre avec le jeune Robert de Tiron, Loiselle avait acquis la certitude qu’il mènerait sa mission à bien.
1- Écrit « ypocras » à l’époque. Vin rouge, parfois mélangé de vin blanc, sucré de miel et parfumé à la cannelle et au gingembre.
2- Équivalent de notre pain perdu.
3- Sorte de pourpoint lacé sur le côté.
4- Épaisse étoffe de laine puis de coton.
5- Grignoté par les rats et autres rongeurs.
6- Mélange de paille, d’argile, d’écorce d’arbre et de farine de gland.