XLII

Château d’Errefond, novembre 1306

LLe serviteur avait aidé son maître qui tenait à peine sur ses jambes à gravir l’escalier en colimaçon. À l’ordre de M. d’Avre, il leur avait fait servir des gobelets d’hypocras et un souillon, à peine sorti de l’enfance, avait bandé la main droite du bailli dans une touaille humide et fraîche. Druon avait exigé qu’il laissât la cuvette et les linges avant de se retirer.

L’argent du rebord heurta les dents du jeune mire lorsqu’il avala une gorgée réconfortante tant ses mains tremblaient. En revanche, Louis d’Avre paraissait à peine ébranlé par la lutte et lui jetait des regards amusés.

— Avec votre permission, seigneur bailli, il me faut panser un peu les plaies de M. d’Errefond.

— Je n’en vois guère l’utilité tant que je ne connaîtrai pas le fin mot de cette macabre farce, mais faites.

Druon nettoya le sang maculant le visage tuméfié de Luc d’Errefond, qui geignait à chaque attouchement. Les dégâts ne se révélaient pas aussi irréparables qu’il l’avait redouté. Toutefois, le seigneur des lieux se souviendrait douloureusement de cette volée de coups durant des semaines.

— Il me faudrait suturer les arcades sourcilières, avertit Druon. Bien que certains de mes confrères réprouvent ce procédé1, il atténue grandement les cicatrices, notamment à la face.

— Heureux homme, ironisa Avre. Je trouvais justement son visage mol, manquant de virilité. Assoyez-vous, mire. Je déciderai s’il mérite vos soins experts lorsqu’il m’aura confié la vérité. Vous m’entendez, Errefond ?

L’intéressé, amorphe, se contenta de hocher la tête.

image

Le silence s’installa, seulement troublé par le ronflement du feu dans l’âtre. Errefond semblait avoir été statufié par un vilain sortilège. L’impatience gagna le seigneur bailli, qui pesta :

— Enfin, reprenez-vous, monsieur ! Avalez ce gobelet d’hypocras qui vous devrait revigorer. On croirait une jeune donzelle et encore, j’en connais de plus preuses, ajouta-t-il en réprimant un sourire.

L’autre s’exécuta, tenant à deux mains son breuvage, tremblant si fort que du vin se renversa sur la table de travail. Il le but d’un trait, à bruyantes gorgées.

— La vérité, monsieur. Je vous déconseille vivement de me bailler le lièvre par l’oreille. En cet instant, vous êtes par moi accusé de trois meurtres, d’une disparition suspecte, d’actes innommables de désacralisation, de conduite impie, puisque vous avez fait bénir des cercueils vides. En résumé, vos juges devraient prononcer une sentence de mort par enfouissement.

— Je ne les ai pas occises, elles sont bien vives, répéta Luc d’Errefond d’une voix blanche.

— Et ?

Le maître des lieux hocha la tête en signe de dénégation.

— Songez-y, la mort, monsieur, précédée d’une épouvantable agonie.

Ce qui suivit sidéra tout autant le bailli que Druon. Errefond fondit en larmes, en pénibles sanglots. Il hoqueta :

— Plutôt mourir !

— Peu de chose justifie un souhait de mort, hormis le déshonneur, rectifia Louis d’Avre, perplexe.

— De déshonneur il s’agit, approuva le petit seigneur.

— J’en jugerai, avec ou sans votre permission. Au fait ! Que diable, redressez-vous et faites face ! Seriez-vous une mazette ?

Les sanglots de Luc d’Errefond cessèrent net. Il dévisagea Avre, ses yeux disparaissant progressivement dans les tuméfactions de son visage pour ne plus former que deux fentes.

— Monsieur, si vous me contraignez à la vérité, ne me restera ensuite que le suicide.

— Impardonnable péché ! tonna le seigneur bailli. Je ne connais aucune cause qui le justifie.

— Si. Le déshonneur, justement.

image

Ne comprenant goutte à la conversation, Druon tendit son gobelet d’hypocras à Errefond. Celui-ci remercia d’un signe de tête et en avala le contenu.

— Je… Messire mire ? Vous êtes tenu par le secret de votre art, n’est-ce pas ?

— Si fait.

— Et vous, seigneur bailli ?

— Je ne le suis par rien, hormis l’obéissance à Mgr de Valois et ma parole.

— Puis-je… puis-je requérir, avec tout mon respect, votre parole que rien de mes confidences ne sortira de cette salle ?

— J’en jugerai, monsieur. Si vous n’avez commis aucun acte répréhensible aux yeux de la loi, je vous l’accorde.

— Sans doute si. Mais ils n’ont pas la gravité de ce que vous supposez.

— Je vous ouïs.

Un sanglot sec s’échappa de la gorge de Luc d’Errefond. Puis :

— Je suis… infirme… Je ne puis… honorer les dames2. Je… mon… sexe demeure inerte en dépit de mon désir ou plus exactement de mon envie3. Je le précise : la gent forte ne m’attire nullement.

Louis d’Avre jeta un regard affolé à Druon/Héluise, conseillant :

— Mire… peut-être serait-il préférable que…

Druon lui décocha une œillade assassine. Aussitôt, M. d’Avre rectifia :

— Je perds le sens. Les genitalis font, à l’évidence, partie de votre science. Reprenez, monsieur.

— Ce petit garçon… le fils d’Agnès… n’est point le mien. Il me fallait un hoir. D’admirable disposition, Agnès accepta de… concevoir avec un autre afin de me satisfaire. Elle en tomba amoureuse. Que vouliez-vous que je fasse ? Ma douce ne me menaça jamais mais réclama l’annulation de notre mariage4. Je ne pouvais y accéder. Eh quoi ! s’emporta-t-il. Devenir la risée de tous ? Plutôt mourir ! Agnès, qui éprouvait une vive tendresse pour moi, a accepté de devenir bigame. Changeant de nom, elle a épousé son aimé et jamais je ne vous confierai son identité. Elle s’est sacrifiée pour moi et j’ai juré de requérir de Dieu la punition de sa faute puisque j’en suis la cause.

— En d’autres termes, nous ne pourrons vérifier qu’elle est bien vive, à vos dires, observa messire d’Avre.

— Anne, ma seconde épouse, vous confirmera mes affirmations. Vous la trouverez, ainsi que sa bonne Florence, sa nourrice, au monastère des Clairets. D’une foi impérieuse, Anne n’avait guère envie d’épousailles. Aussi lorsque… mes piètres performances conjugales se sont révélées à elle, avons-nous décidé d’un commun accord qu’en échange d’une belle dot, elle rejoindrait, sous un nom d’emprunt, le couvent auquel elle aspirait depuis toujours. J’aurais péri de honte si l’on m’avait soumis au congressus5. Mes épouses, des anges de bonté, toutes trois, voulaient m’épargner cet invivable affront, comprenant que je les aimais d’un véritable sentiment mais que… la nature m’avait joué une horrible farce.

— Et la dernière ?

— Louise ? Ma chère Louise. Je l’ai, elle aussi, dotée d’un confortable douaire, sans oublier la restitution de ses biens propres. Elle vit retirée, soulagée, se faisant passer pour veuve. Louise, tendre oiselle, était terrorisée à l’idée de mettre au monde. Une diseuse d’avenir lui avait prédit qu’elle périrait en couches. Bonne chrétienne, elle avait tenté de faire fi de sa frayeur. Vous pourrez interroger mes deux dernières épouses puisqu’elles se sont conformées aux commandements de l’Église. L’une est moniale, l’autre se prétend inconsolable veuve. Florence abondera dans le sens d’Anne, après avoir cru que je l’avais occise. Encore une fois, par ma très grande faute, Agnès est adultère. Aussi ne vous permettrai-je jamais de la retrouver. Elle n’a cherché que mon bien en acceptant une situation répréhensible.

— Je… comprends mieux, concéda Louis d’Avre, ahuri par ces révélations.

image

Depuis un moment, Druon songeait qu’il lui manquait tant d’informations pour comprendre les tréfonds de l’âme humaine, parfois éblouissants, parfois répugnants à dégorger, parfois simplement si humains.

— Je… sur mon âme, messires, j’ai chaque fois cru… espéré, prié pour que… l’infirmité qui me frappait disparaisse comme par enchantement. J’ai aimé ces femmes, mes chères tendres. Je les aime toujours. Leur bonté envers moi n’a eu d’égale que leur noblesse d’actes. Chacune aurait pu me traîner devant un tribunal d’annulation. Chacune aurait pu me tuer aussi sûrement qu’une hache s’abattant sur mon col. Car je ne me serais jamais remis d’une telle humiliation.

— Certes, je vais vérifier vos dires. Pourtant, un instinct me souffle que vous ne mentez point. Vous avez bafoué le saint sacrement du mariage. L’adultère est proscrit. Et vous êtes adultère puisque seule votre première épouse, Agnès, est reconnue comme telle par notre sainte Église. Cela étant, si tous les mâles coupables d’adultère finissaient dans les geôles, le royaume de France serait bien vite dépeuplé. Mire, exercez vos talents et ravaudez monsieur. Je crois qu’il le mérite. Dans le cas contraire et s’il m’avait berné, il lui en cuirait.

— Messire d’Errefond, j’ai là une essence de vin6 qui fait merveille pour éviter les abcès, selon un mécanisme qui m’échappe. Son contact est pénible mais permet ensuite la suture. Pensez-vous parvenir à rester bien immobile où faut-il héler vos gens afin de vous maintenir les membres ? Je détesterais vous éborgner avec mon aiguille.

— Allez-y, mire. Je ne crains plus grand-chose après les poings de messire d’Avre.

image

Une heure plus tard, ils prirent congé d’un Luc d’Errefond rafistolé avec délicatesse, après parole qu’il ne quitterait pas le château avant que messire d’Avre n’ait vérifié ses affirmations auprès de ses deux dernières épouses et de la nourrice. En échange, le bailli lui avait promis sur son honneur que ses pénibles aveux demeureraient en confidence. Quant au reste, Errefond s’expliquerait avec Dieu le moment venu.

Au fond, le seigneur d’Errefond avait semblé presque soulagé. Son arrogance n’avait sans doute été qu’une parade afin qu’on ne perçoive pas la terreur qui l’habitait.

1- Il devait faire encore débat plus d’un siècle plus tard.

2- Rappelons qu’à l’époque l’incapacité de procréer était considérée comme une infirmité et bien souvent comme une « punition » divine.

3- Si des causes psychologiques peuvent être à l’origine de l’impuissance plus ou moins complète, on sait maintenant que de nombreuses causes organiques entrent aussi en jeu.

4- Il s’agissait d’un des rares cas pour lesquels les femmes pouvaient exiger l’annulation.

5- Congrès : accomplissement de l’acte sexuel devant témoins afin de conclure à l’impuissance et donc de permettre l’annulation du mariage. On comprend que cette procédure ait rendu ponctuellement impuissants certains messieurs pudiques. Au demeurant, elle fut supprimée en 1677 après que le marquis de Langey, incapable de mener à bien l’acte conjugal devant une haie de juges, ait par ailleurs prouvé qu’il avait eu sept enfants de sa maîtresse.

6- Obtenu par distillation du vin et qui produisait un alcool très fort, donc désinfectant.