Abbaye royale de la Sainte-Trinité de Tiron*, novembre 1306
HHugues de Plisans, chevalier templier, avait chevauché tout le jour, ne s’arrêtant pour de courtes pauses chez des loueurs d’attelages que pour se rafraîchir de quelques gorgées d’eau pendant qu’on lui sellait une monture fraîche et dispose.
La lune décroissante qui brillait dans un ciel dégagé l’avait guidé, d’autant plus sûrement qu’il connaissait le chemin pour l’avoir emprunté une bonne dizaine de fois en quelques mois. Il convenait de faire vite, avant l’arrivée du plein hiver. La neige rendrait alors leurs allées et venues périlleuses, pour ne pas dire impossibles.
Un effroyable pressentiment taraudait Plisans depuis des mois. La fin de l’ordre du Temple approchait à grands pas1. Jacques de Molay, leur grand maître, valeureux mais impertinent, s’opposait au roi. De faible intelligence politique ou de grande candeur, Molay se convainquait de la protection de Clément V*, un fin diplomate. Malheureusement pour le grand maître, l’enrichissement de sa famille semblait être la plus impérieuse préoccupation du Saint-Père – pas un de ses petits-neveux ou cousins nommés évêques et cardinaux n’ayant à se plaindre de son extrême prodigalité – hormis la construction d’un insolent château en sa petite seigneurie de Villandraut. La rumeur prétendait que sa somptuosité rivaliserait avec les plus beaux palais byzantins2.
Contrairement à ce qu’espérait Molay, le souverain pontife ne romprait jamais en visière3 avec Philippe le Bel, dont il craignait l’ire. Il lâcherait le grand maître dès que la pression du roi de France deviendrait insoutenable. Aveuglé par son bras de fer contre Philippe, Molay se révélait incapable de comprendre les arbitrages politiques de Clément. Discréditer le Temple, ainsi que s’y employait avec fougue l’entourage du roi de France, attisant la rage et le mépris du peuple à son endroit, rejaillirait tôt ou tard sur l’Église. Viendrait le moment où les bases du pouvoir papal seraient ébranlées. Clément n’aurait alors plus d’autre choix que feindre d’accéder aux exigences royales, en fermant les yeux le jour où le souverain lâcherait ses chiens sur Molay et ses frères. Plisans, conseiller occulte du grand maître, avait tenté de le mettre en garde à maintes reprises. En vain. En homme de guerre et de foi, Molay considérait les promesses du pape comme paroles d’Évangile et s’obstinerait jusqu’au bout afin de préserver son autorité sur l’Ordre et l’intégrité de celui-ci, incapable d’admettre qu’en désespoir de cause, Clément braderait4 les hommes pour sauver l’institution. Quant à l’ordre hospitalier de Saint-Jean de Jérusalem5*, inutile d’en espérer un secours efficace. Les hospitaliers tenaient échine basse, attendant que le gros de l’orage passe, certains d’entre eux se félicitant de la disparition prochaine de leurs flamboyants rivaux.
S’ajoutaient les talents de négociateur de leur nouveau grand maître, Foulques de Villaret6. En dépit de son despotisme et de son appétit pour le luxe7, Villaret louvoyait avec habileté, requérant, en fidèle sujet, soutien et conseils du roi et du pape, feignant aveugle obéissance, la meilleure façon de préserver son ordre.
Face à l’obstination suicidaire ou au coupable aveuglement de Molay ne restait qu’une alternative à Hugues de Plisans : regarder l’éradication de son ordre, ou biaiser afin de sauver le maximum de ses frères au plus preste. Il avait opté pour la seconde possibilité. Ne lui manquait alors qu’une chose : des renseignements précis sur l’état d’esprit du roi, donc sur les décisions que prendrait Guillaume de Nogaret afin de satisfaire la volonté du souverain. Il s’était donc rapproché du conseiller, lui offrant des informations sur Molay. Au fond, ce qu’il avait affirmé à Nogaret se résumait à un demi-mensonge. De fait, Jacques de Molay, en refusant que l’Ordre passe sous la bannière de Philippe de Poitiers, menait les templiers à leur perte. Plisans ne le tolérerait jamais. Son ordre était sa foi, son âme, sa vie.
Lorsque la lourde silhouette de l’abbaye se détacha plus loin, il mit sa monture fourbue au pas, lui flattant l’encolure, l’encourageant d’un :
— Nous sommes presque rendus. Un picotin et un seau d’eau fraîche t’attendent.
Hugues de Plisans contourna l’enceinte de grison8 et longea l’étang qui alimentait le moulin et la piscine9 creusée dans la cour intérieure du monastère. Il démonta devant la petite porterie située entre les greniers et le pressoir. Aussitôt retentit le raclement des traverses qui la barricadaient, preuve qu’on l’attendait. Un moine avenant se précipita vers lui, un des fidèles du seigneur abbé Constant de Vermalais, oncle de Plisans par sa mère.
— Gervais, frère boursier10. Bienvenue céans, chevalier. Mon père d’ordre vous attend. Je me charge de votre cheval. Pardon de vous avoir infligé si modeste arrivée, peu compatible avec votre rang, mais la chambre du portier est située juste à côté de la porterie d’honneur. Et je ne sais si nous pouvons lui accorder aveugle confiance, bien qu’il soit un peu sourd et ronfle à réveiller les morts.
Désignant un petit bâtiment situé sur sa gauche, au bout des jardins de l’infirmerie, Gervais poursuivit :
— Le seigneur abbé et Aubin, notre frère infirmier, vous attendent. Vous n’aurez ainsi pas à traverser toute l’abbaye au risque de vous faire remarquer.
— Merci à vous, mon frère. Dieu vous garde.
Hugues de Plisans remonta d’un pas vif le chemin de terre qui séparait les jardins du camérier11 de ceux de l’infirmerie. L’importance cruciale de sa mission oblitérait sa fatigue. Le temps pressait. Combien de templiers son oncle et lui parviendraient-ils à sauver ? Combien allaient mourir ?
Il poussa la porte du petit bâtiment, munie d’une robuste serrure, s’étonnant d’une telle protection. Il en comprit bien vite l’utilité lorsque son regard balaya les étagères lourdes de fioles, de sacs de toile, de sachets et de boutilles. On rangeait en ce lieu toutes les préparations d’herboristerie servant à soigner les moines, dont, sans doute, de violents poisons, capables d’enherber12 toute l’abbaye. Aussitôt imité par son fils d’ordre installé à ses côtés, Constant de Vermalais se leva à son entrée, et lui tendit les mains en signe d’affection.
— Mon cher neveu. La route fut bonne, j’espère ?
— Sans encombre. Je suis aise de vous revoir en si belle forme.
— Faire la nique13 à un pape pleutre et un roi ingrat fouette le sang ! Je me sens rajeuni de vingt ans, ironisa l’abbé.
L’inflexibilité morale, l’élitisme de Vermalais le rendaient souvent peu charitable. Pour preuve le reproche fait à l’abbaye, qui ne remplissait son devoir d’écuelle14 qu’à contrecœur et qu’on accusait de manquer de compassion envers les plus pauvres15. Quant à son arrogance, elle était de notoriété publique. Cependant, convaincu qu’il faisait partie des élus de Dieu, destinés à faire progresser Sa parole et Son œuvre, il ne redoutait rien, pas même le trépas. Un effroyable trépas, si Philippe le Bel venait à apprendre ce qu’il considérerait comme une trahison de lèse-majesté. M. de Vermalais n’en avait cure. À l’instar de son neveu Hugues, il n’appartenait, n’obéissait, ne servait que Dieu.
D’une voix dont la cordialité surprit Plisans, il annonça :
— Aubin, mon fils infirmier que vous ne connaissiez pas. Une belle âme forte.
Hugues sourit au très jeune homme. Presque aussi grand et encore plus émacié que son oncle, au point d’évoquer une sorte d’étrange insecte, une détermination peu commune se lisait, en effet, dans son regard sombre.
Main sur le cœur, Aubin s’inclina, débitant, à l’évidence intimidé :
— Mon honneur et mon intense bonheur que vous servir, vous et votre noble cause, chevalier templier.
— L’honneur et le bonheur sont miens, mon frère. (S’adressant à son oncle, Hugues poursuivit :) Mes frères templiers sont-ils céans ?
— Oui-da, arrivés par petits groupes, ainsi que vous l’aviez suggéré. Une vingtaine en tout. Nous les avons installés en l’hostellerie en prétendant qu’il s’agissait de pèlerins en route pour l’abbaye de Jumièges16, où Aubin les mènera. De là, ils remonteront un peu plus au nord. Notre marin passeur, ancien forban devenu excellent chrétien en rachetant ses fautes d’antan, les fera parvenir en royaume anglais afin de les confier aux mains amies d’abbayes filles. Le pécule et les vêtements que nous avons prévus pour faciliter leur fuite les aidera à atteindre l’Écosse17. Bien malin, le roi de France, s’il les y retrouve ! Il nous faut faire vite, permettre au plus grand nombre de vos frères de passer la Manche.
— Je suis votre éternel obligé, mon oncle.
— Oh, je le sais, sourit Constant de Vermalais. Si mon fils de sang avait survécu, j’aurais souhaité qu’il vous ressemblât.
Se tournant vers Aubin, il ordonna, non sans gentillesse :
— Mon fils, j’ai à m’entretenir en confidence avec mon neveu. Je vous le répète : quoi qu’il arrive, jamais votre aide ne sera mentionnée. J’accepterai seul les conséquences de mon insubordination.
— À l’identique, ajouta Hugues de Plisans.
Le haut jeune homme maigre secoua la tête en signe de dénégation et contra :
— Vous me feriez injure, mon père bien-aimé, avec tout mon respect. Ma modeste existence, banale et sans grandeur, aura pris un sens grâce à vous deux. J’assumerai ma responsabilité à votre instar, au risque sans cela de nier ma foi. Plutôt trépasser.
Il salua et sortit.
— Jolie recrue que vous avez là, mon oncle.
— Hum. Je ne puis vraiment me fier qu’à quatre ou cinq de mes fils. Mais ceux-là me sont précieux au point de les croire parfois issus de ma propre chair. Et ce chevalier templier, votre parrain d’ordre, qui vous devait rejoindre afin de nous aider ?
— Eudes de Sterlan. Valeureux, fort en gueule et malin tel un singe. Une des plus fines lames que j’aie connues et une force de la nature. Le rôle de messager que je lui ai confié ennuie fort ce bouillonnant homme d’action. Il assure la liaison avec nos frères qui suivent, en discrétion, le sbire de l’évêque d’Alençon. Selon moi, ce Foulques de Sevrin est le seul capable de retrouver Héluise Fauvel, ayant si bien connu son père et elle, enfante.
— Où en sommes-nous avec cette donzelle et la pierre rouge ? s’enquit l’abbé.
— À votre conseil, nous les cherchons toutes deux avec assiduité.
— Il nous faut la pierre puisque Philippe la convoite et qu’elle peut se révéler la meilleure monnaie d’échange pour sauver vos frères. La fille Fauvel aussi, qui peut connaître son secret, du moins pour partie. L’homme de Mgr Foulques de Sevrin, le connaissez-vous ?
— Oui-da. Un certain Droet Bobert, maître fèvre18. Il sert Foulques de Sevrin depuis des années. Il a arpenté le Perche durant des semaines et descend maintenant vers l’Orléanais, posant moult questions dans les auberges ou sur les marchés. Mes frères se relayent afin de ne pas aiguiser sa méfiance. Il ne semble pas, jusque-là, que l’Inquisition soit sur ses talons. Pourtant, elle guette l’évêque tel le chat la souris.
— L’Inquisition continuera d’avancer à pas comptés. Un évêque de l’importance de Sevrin est un gros morceau à mâcher, même pour elle. En revanche, si Éloi Silage le dominicain19, en qui vous voyez un espion de Rome, parvient un jour à obtenir une preuve exploitable contre notre bon évêque… Dieu ait pitié de lui ! Et Nogaret ?
— Il me croit benoît et fidèle à la cause de Philippe. Je sais grâce à lui que le roi tergiverse encore, tentant de convaincre Clément qui lui file entre les doigts telle une habile anguille.
— Je ne comprends pas notre pape, s’énerva M. de Vermalais.
— À sa décharge, il dispose d’une marge de manœuvre bien ténue. Si j’en crois de persistantes rumeurs, Clément ne rejoindra pas l’Italie qu’il redoute. Il s’installera probablement en Avignon20, beaucoup trop proche de Philippe pour le mécontenter vraiment.
— Sans doute. Ah, les politiques ! Nous autres, hommes de guerre, réglons les problèmes certes moins subtilement, mais plus rapidement.
— Jacques de Molay est homme de guerre, et je n’ai pas le sentiment qu’il parviendra à régler quoi que ce soit, rétorqua Plisans.
— Touché ! Restez en accord avec Nogaret aussi longtemps que vous le pourrez. Méfiez-vous de lui, aussi : il est retors tel un vieux renard. Je n’ignore pas que votre duplicité d’espion vous pèse.
— Elle me pesa, rectifia le chevalier. Toutefois, à madré, madré et demi ! Eh quoi ? Le procès d’opinion, qui risque de devenir un véritable duel juridique, intenté au Temple n’est motivé que pour des raisons politiques et soutenu par l’arrogance d’un roi qui ne supporte aucune contestation. Une vaste et odieuse farce. Nous n’avons jamais failli, même si nous avons été vaincus par la fourberie à Saint-Jean-d’Acre, après tant de victoires. En mon âme et conscience, on ne déchoit pas à mentir pour servir une cause supérieure.
— Je m’en sens un vivant exemple. Il vous faut partir avant le jour, mon neveu. Nous poursuivrons notre combat souterrain, jusqu’à la mort, s’il le faut. À Dieu plaise.
L’émotion étreignit Plisans qui buta sur les mots :
— Je… Mon oncle, je connus à peine mon père, décédé trop vite. Sachez que… Vous fûtes, êtes le père que je me serais souhaité.
La tristesse se peignit sur le visage fier et austère de l’abbé qui lâcha, comme à regret :
— Eh bien… jamais déclaration ne me toucha autant le cœur. À vous revoir, en belle forme. De grâce, prenez garde à vous. J’attendrais un nouveau groupe de vos frères, avant que la neige ne rende leur périple impossible.
1- Les templiers furent arrêtés en nombre le vendredi 13 octobre 1307.
2- Les travaux furent entrepris en 1305-1306 et terminés en 1312, un temps record à l’époque, preuve des gigantesques moyens financiers mis en œuvre.
3- Planter sa lance dans la visière de l’adversaire. Au figuré : attaquer de face.
4- Issu du néerlandais « braden » qui signifia d’abord « rôtir » puis « gaspiller », le terme est très ancien.
5- Ordre de l’Hôpital devenu ordre de Malte.
6- Élu en 1305.
7- Qui lui valurent d’être écarté de l’Ordre.
8- Conglomérat naturel de silex, de quartz, d’argile et de minerai de fer de couleur sombre.
9- Vivier.
10- Frère chargé de régler les achats de l’abbaye et de surveiller les paiements.
11- Prélat au service du pape.
12- Empoisonner
13- Témoigner moquerie et mépris à quelqu’un.
14- Il consistait à offrir à manger aux plus démunis.
15- On trouve ce reproche dans le Roman de Renart, vers 1178.
16- En Seine-Maritime (Haute-Normandie), sa construction débuta vers 654.
17- On ne sait au juste combien de templiers parvinrent à fuir de la sorte en Angleterre et en Écosse. Leur présence y est, en revanche, attestée.
18- Ou « ferron ». Principalement regroupés en pays d’Ouche, ils organisaient la commercialisation du fer et déterminaient les conditions de travail et le recours éventuel à des intermédiaires, s’affranchissant ainsi des seigneurs et des monastères.
19- L’Inquisition fut surtout confiée aux Dominicains et, dans une bien moindre mesure, aux Franciscains.
20- En 1309.