Brou-la-Noble, dernier jour de novembre 1306
DDéchirée entre son envie de prendre connaissance de tous ces textes magnifiques, de les divulguer, en effet, pour le plus grand bien des créatures humaines et la justesse des mises en garde du chevalier, elle s’agenouilla à nouveau à côté de la cachette.
D’une main peu assurée, réticente, le chaos régnant dans son esprit, elle entassa avec soin les manuscrits. Soufflant sous l’effort, elle tira ensuite avec peine la lourde dalle millimètre après millimètre dans un crissement sonore.
Mais elle n’eut pas le temps de recouvrir la cachette. À nouveau, un claquement métallique sec et brutal. Une épée de combat chut juste à côté d’elle. Soudain, un énorme poids l’écrasa. Elle s’affala sur le sol. Hugues de Plisans l’écrasait sous lui. Il murmura, les lèvres collées à son cou :
— Dieu vous garde toujours… je suis… si heureux… d’avoir échoué… Protégez… pour l’amour de Dieu… Protégez… les… Pardon…
Paniquée, Héluise se débattit contre le poids. Elle repoussa le grand corps et rampa avant de se relever. La scène qu’elle découvrit la figea.
Igraine, ses longs cheveux noirs ondulés tombant jusqu’à ses cuisses, se tenait à quelques pieds d’eux. Des empennages sombres de flèches dépassaient de son carquois de dos. Héluise tourna le regard. Le long bâton de marche à bout ferré de la mage était fiché entre les épaules d’Hugues de Plisans. Son surcot gris pâle vira lentement au rouge.
Désignant d’un index maigre la large épée du chevalier, Igraine expliqua de cette exaspérante voix de fillette :
— Ne lui en veuillez pas, chère miresse. Il vous devait tuer afin de protéger les manuscrits mais se détestait pour cela. Je l’ai aidé à ne pas commettre ce qui lui répugnait tant.
Un éclat de rire, qui sembla intolérable à Héluise, puis :
— De plus, je vous aime bien. Le monde deviendrait très ennuyeux sans vous.
En deux enjambées, elle s’approcha du corps de Plisans et arracha d’un geste sec son bâton de marche. La longue et meurtrière lame dissimulée dans le bout ferré et mue par un ressort disparut.
Héluise plongea et récupéra sa courte épée ainsi que l’esconce.
— Par les dieux, quel carnage ! ironisa Igraine. Il nous faut quitter ce lieu au plus preste.
— Je n’aime décidément pas votre ton.
— Peu importe. (La mage leva son bâton et en visa Héluise.) Les manuscrits, chère miresse. Je les veux. Ils appartiennent à mon peuple. Je savais que vous me mèneriez à eux.
Héluise, stupéfaite, songea qu’elle devrait avoir peur. Et pourtant, la jeune fille avait la sensation que son esprit avait abandonné son enveloppe charnelle, qu’il évaluait les possibilités, se préparait sans même qu’elle ait conscience de ses pensées.
Un souffle profond. La mage cligna des yeux, comme éblouie, elle susurra :
— Ah… quel émerveillement, quelle plénitude. Je… nous les cherchons depuis des siècles, un millénaire. Tous nos souvenirs, tous nos secrets, toutes nos connaissances oubliées sont serrés dans ces vélins. J’attends.
Une implacable dureté se lisait dans le regard presque jaune. Héluise fut certaine qu’Igraine n’hésiterait pas à la tuer pour récupérer les textes laissés par son peuple.
De plus, certains nous sont indéchiffrables… Des écrits druidiques uniques… Que savons-nous de leur teneur ? Bienveillante ou maléfique ?
La fermeté de sa voix l’étonna quand elle déclara :
— Non ! Igraine, ce monde fut le vôtre, mon père me l’a confirmé. Il est maintenant le nôtre. Nous sommes issus de vous.
— Au nom de cette parentèle de sang, donnez-moi les manuscrits.
— Non ! Les dieux anciens sont morts, acceptez-le.
— Jamais ! tonna la mage.
— J’ignore ce que contiennent ces écrits mais je ne vous laisserai pas ébranler mon monde.
Un lent sourire.
— Je suis plus habile avec mon bâton que vous avec votre épée. Si duel vous cherchez, vous l’aurez.
— À voir.
Sans même avoir conscience de son geste, d’un coup sec du pommeau de son épée, Héluise fit voler en éclats les petits panneaux de verre qui protégeaient la flamme de sa lampe à huile et la tendit au-dessus de la cache emplie de parchemins, de papyrus et de tablettes en déclarant :
— Je les détruirais par le feu s’il le faut. Je ne me le pardonnerai jamais, mais je ne reculerai pas.
Igraine, affolée, abaissa son bâton de marche.
— Ne faites pas cela ! L’histoire de mon peuple gît dans cette cache. Sans compter les avancées de vos savants. Jamais Jehan Fauvel n’aurait détruit la connaissance.
— Jamais mon père n’aurait permis que le règne de Christ soit menacé, rétorqua Héluise, glaciale. Car, c’est de cela qu’il s’agit : vous et vos semblables voulez rétablir l’ordre ancien. Je ne le tolérerai pas. Vous souhaitez que ces textes soient préservés ? Retirez-vous, à l’instant.
Le regard fixé à l’esconce que la jeune femme brandissait toujours au-dessus de la cachette, Igraine passa la langue sur ses lèvres sèches d’appréhension.
— Poussez ce bras, poussez-le… un accident… tout s’enflamme. Je me retire. Préservez ces manuscrits, je vous en conjure. Protégez-les de tous. Mais vous ne savez pas à quoi vous vous exposez. Tant pis pour vous. Les loups seront lâchés afin de les récupérer. Ils ne vous laisseront aucune trêve, aucun repos. Je me retire…
— Pourquoi croirais-je que vous n’allez pas me tendre un piège, afin de m’arracher ces connaissances dès mon sortir de l’église ?
— Et si je le jure ?
— Sur qui, quoi ?
Une hésitation. Igraine, le regard fixé sur l’esconce, chercha fébrilement mais en vain une charade. La certitude qu’Héluise mettrait sa menace à exécution la fit fléchir. D’une voix heurtée, elle débita :
— Rosmenta, la déesse mère, à laquelle j’obéis, comme toutes celles de ma caste. Les devineresses du Sang. Je le jure sur Rosmenta ! Sachez toutefois que ma retraite n’est que provisoire. Ces textes nous appartiennent et nous reviendront. De cela aussi, je fais le serment. À vous revoir donc, au hasard de nos routes, miresse. Votre dieu vous garde. Souvenez-vous toujours : vous restez un animal traqué et les miens font partie de la meute.
Un lent froissement d’étoffe soyeuse, la mage avait disparu.
Druon récupéra à nouveau tablettes et rouleaux et les enveloppa de son mantel afin de les protéger. Sans un regard pour Catherine, cette femme dont il avait décidé qu’elle n’avait jamais été sa mère, il s’agenouilla à côté du templier mort et bagarra contre le grand corps afin de le retourner. Le rayon lumineux transmis par le vitrail nimba le beau visage pâle de pourpre. Bientôt, la lune déclinerait dans le firmament et les rais retrouveraient leur or. Héluise/Druon pria pour l’âme de cet homme, mort soulagé de n’avoir pu la tuer.