VI

Brou-la-Noble, novembre 1306

LLorsqu’ils retrouvèrent la lumière du jour, près de deux heures s’étaient écoulées. Druon chercha Igraine du regard et s’étonna de la découvrir, assise sur l’une des premières marches, tassée telle une vieille femme, la capuche de son mantel rabattue bas sur son visage, les pans serrés contre elle. Ils la rejoignirent. Elle avait glissé la cage d’osier d’Arthur le freux sous ses jambes, la cachant de sa cotte.

— Dame Igraine ?

Le visage toujours baissé, elle marmonna :

— Enfin vous. Dieux, je m’impatientais ! Partons. Vous me raconterez en chemin.

— Mais que…

— Partons, vous dis-je !

Druon perçut l’appréhension dans sa voix inhabituellement grave, dans son débit précipité. Elle se leva et les précéda à grands pas vers la sortie de Brou, la cage qu’elle tenait oscillant tant qu’un croassement de reproche s’en éleva.

Huguelin, à nouveau contraint de trottiner derrière les deux adultes, tira Druon par la manche de sa tunique et s’enquit, un peu essoufflé :

— Fuyons-nous… quelque chose ?

Le jeune mire lui répondit par un regard et un haussement d’épaules perplexes.

Ils dépassèrent le mur d’enceinte sous l’œil morne des gardes de la herse que l’on abaissait au soir échu. Précaution bien inutile étant entendu les nombreux éboulements de muraille que Druon avait remarqués, et qui permettaient à un individu un peu leste de se faufiler sans se faire remarquer ou presque. Bah, en ces temps de paix relative, nul ne songeait à dépenser de beaux deniers pour faire consolider les maçonneries.

Igraine jeta par-dessus son épaule :

— L’église ? Un signe ?

— Aucun. Nous avons tout examiné avec soin sans rien découvrir.

— Rien de rien, concourut Huguelin.

— Fichtre ! Me serais-je encore fourvoyée ? Je hais ce monde, votre monde. Allons, pressons le pas !

— Il me faut récupérer Brise, observa Druon. Nous vous rejoindrons.

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Ils la retrouvèrent peu après, assise sur une pente herbeuse, la cage d’Arthur posée contre ses jambes. Reprenant où elle en était restée, comme si une bonne demi-heure ne venait pas de s’écouler, elle déclara, maussade :

— Je m’y sens si démunie, si impuissante dans votre monde. Tout comme avec cet homme…

— Quel homme ? s’enquit Druon.

Igraine se leva, ne jugeant pas nécessaire de répondre. Elle les devança, toujours à grandes enjambées.

Lorsqu’ils eurent mis plusieurs dizaines de toises* entre eux et la ville, elle se figea puis se retourna, le visage pâle, ses yeux presque jaunes empreints d’inquiétude. Elle sembla hésiter, et déclara :

— Cet homme… Un homme est passé à trois reprises devant l’église. Il semblait chercher quelque chose et m’a dévisagée.

— Et ?

— Et ? Son insistance m’a paru bien suspecte. Je suis restée de marbre, affichant la gêne et le déplaisir qu’aurait éprouvés une femme de bien devant examen si grossier de sa personne. Il a baissé le nez et a enfin disparu.

— Peut-être vous jugeait-il d’aimable contemplation ? suggéra Druon.

— De grâce ! s’emporta Igraine. Je suis bien trop maigre pour plaire et inspire de la crainte. Bref, pas une gironde1 donzelle que l’on s’entête à charmer.

— À quoi ressemblait-il ? voulut savoir Druon, un peu alarmé.

— Ma foi… à un commerçant aisé, sans plus. De taille et de carrure modestes, un visage plaisant, le cheveu raide et châtain. Il semblait… tendu, aux aguets. Pourtant… Pourtant je ne l’ai pas senti mauvais, animé de viles intentions.

— Il ne s’agit donc pas d’un nervi de l’Inquisition, commenta Druon.

— L’Inquisition ne recrute pas que des gredins ou des assassins, mon ami. Certains l’aident par crainte pour eux-mêmes ou pour secourir des proches détenus en leurs geôles.

Igraine marqua une pause avant d’admettre :

— Bah, peut-être n’est-ce qu’un conte à faire peur, peut-être me monté-je la tête. À ma décharge, cette… nasse malfaisante que je sens se resserrer autour de vous, de nous.

L’utilisation de ce pronom personnel intrigua Druon. Pire, il lui déplut au point qu’il releva :

— « Nous », madame ?

D’une voix redevenue enfantine et guillerette, Igraine confirma :

— Certes, puisque nous voici liés par une même quête, celle de la pierre rouge !

— Non pas, la détrompa le jeune mire d’un ton sec et sans appel.

La mage parut sincèrement étonnée par cette rebuffade.

— Votre pardon ?

— Votre quête consiste à l’évidence à retrouver cette pierre, et je gagerais que vous en savez davantage à son sujet qu’il ne vous sied de l’avouer…

Igraine pinça les lèvres de déplaisir mais ne protesta pas, preuve qu’il avait vu juste. Elle demeura coite.

— … Quant à la mienne, elle se limite à apprendre la vérité. Ainsi que vous l’avez souligné, le sort affreux qui échut à mon père tant aimé est intimement lié à la pierre. Toutefois, il m’importe surtout de savoir pourquoi l’évêque Foulques de Sevrin a trahi son ami de toujours, le livrant aux griffes de l’Inquisition.

Un sourire affligé étira les lèvres de la mage qui murmura :

— La peur, quoi d’autre ? L’Inquisition ne paye pas. Elle se contente d’inspirer la terreur. Arme redoutable. N’est-ce pas l’un de vos grands Latins qui déclara : « Il y a plus de choses qui nous font peur, Lucilius, que de choses qui nous font mal2 » ? Mais, puisque vous acceptez l’idée que l’épouvantable décès de votre père et la pierre sont liés, le bon sens ne vous incite-t-il pas à la vouloir récupérer ? tenta d’argumenter la mage.

— Permettez-moi de vous retourner votre acrobatie de langue. La pierre ne compte pas, contrairement à ce qu’elle signifie !

Huguelin connaissait maintenant assez Druon pour percevoir la colère qui montait en lui. L’inflexibilité du ton de son jeune maître lui fit craindre un éclat.

— Brisons là, dame Igraine. Poursuivez votre chemin, nous rebroussons le nôtre. J’ai l’étrange sentiment d’être mené par vous, un sentiment peu agréable.

— Que voulez-vous dire ? demanda Igraine, maintenant acide.

— Vous vous servez de nous depuis notre départ du château du seigneur Béatrice, j’en jurerais. Pour une raison inconnue de moi, vous vous trouvez dans l’incapacité de découvrir ou d’accaparer vous-même la pierre rouge. Nous sommes devenus vos chasse-trésor, en quelque sorte. Un rôle qui ne me sied guère puisque je suis convaincu que vous poursuivez des desseins bien différents des nôtres. Aussi, je vous le répète : nos routes se séparent ici et maintenant.

Une implacable dureté se peignit sur le visage de la mage. Mauvaise, elle siffla :

— Méfiez-vous, mire !

— De quoi ? De qui ? Vous l’avez dit : vos pouvoirs sont amoindris. De plus, je ne les redoute pas. Enfin, et peut-être surtout, m’est venue la certitude que vous aviez infiniment plus besoin de nous que l’inverse. Vous ne tenterez donc rien qui puisse nous nuire.

— Détrompez-vous, miresse. Je puis me montrer impitoyable.

— Je n’en doute pas. Toutefois, que pourriez-vous inventer ? Une délation ? L’Inquisition ? Pour qu’ils apprennent sitôt vos origines, votre paganisme ? Allons, dame Igraine, vos menaces de parade ne nous feront pas céder à vos désirs. À Dieu, madame. Bon vent vous pousse.

Druon de Brévaux tourna les talons, entraînant Huguelin, qui n’avait pipé mot du vif débat, par l’épaule de sa tunique.

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Ils marchèrent en silence durant quelques minutes, leurs socques et grosses chaussures produisant un son creux sur la caillasse qui bordait le chemin. Druon ruminait ses griefs contre la mage. Ou plus exactement contre lui-même. Il avait fait preuve d’une crédulité, d’une candeur qui ne rendaient pas honneur au magnifique enseignement scientifique dispensé par son père. Il se souvint de cette phrase que Jehan Fauvel ne se lassait de répéter : « Prends l’habitude, à chaque action d’autrui, de te faire autant que possible cette question : quel but poursuit cet homme3 ? » Il avait, non sans niaiserie, gobé la feinte amitié de la mage pour lui. Et pourtant : Léon l’avait mis en garde. Quel benêt ! Il s’en voulait et, sans doute aussi, éprouvait-il une sorte de tristesse, de déception.

Une petite voix tremblante le sortit de ses sombres pensées :

— Euh… mon maître… êtes-vous bien certain que… dame Igraine ne pourrait… que sais-je… nous lancer un vilain sort, nous… transformer en crapaud purulent ou en charogne puante ?

Flattant le col de Brise, Druon força un sourire afin de rassurer le garçonnet :

— Mieux que cela. Je suis certain qu’elle ne pourrait, ni ne voudrait. De quoi lui servirait une charogne puante ou un crapaud ? Car, vois-tu, elle n’a pas abandonné la partie, ou je la connais bien mal. Elle reviendra à la charge. D’une autre façon. J’ignore pourquoi, mais je suis sûr qu’elle a besoin de nous ou, du moins, qu’elle s’en est convaincue. Afin de récupérer la pierre.

— Mais… mais… Que pensez-vous de son… aversion pour nos églises ? N’y a-t-il pas que les maudits et suppôts de Satan qui fuient les saints lieux ?

— Superstitions que tout ceci, rétorqua Druon. Les malfaisants et les maudits s’accommodent fort bien de génuflexions devant un crucifix, de l’oiste4 ou de la confession. Ils y voient une duplicité venimeuse qui les réjouit. S’il suffisait de pousser une vile âme dans une église pour savoir si elle a commerce avec le diable, les choses seraient aisées. Et puis… je ne serais pas autrement surpris si l’appréhension d’Igraine à pénétrer dans un édifice religieux n’avait été que simagrées.

— Que voulez-vous dire ? s’étonna Huguelin.

— Connais-tu l’histoire du loup qui charme le mouton en lui faisant accroire que le méchant chien de berger finira par l’égorger ?

— Non…

— Stupide, le mouton finit par se laisser convaincre et se sauve, échappant à la surveillance du chien.

— Et le loup le dévore ?

— Bien sûr.

— En quoi…

— L’histoire possède-t-elle un rapport avec Igraine ? Elle se fait benoîte avec nous afin de nous convaincre de sa faiblesse, de son… innocuité, en quelque sorte.

— La détesteriez-vous, mon maître ? vérifia le garçonnet.

— Non pas. On ne peut haïr un être au motif qu’il poursuit un but différent du vôtre. Toutefois, j’ai enfin compris que nous devions nous en défier. Vois-tu, Huguelin, nous sommes seuls, toi encore enfant et moi donzelle, vivant au jour le jour, sans fortune, sans appui. Je suis un fugitif et tu n’es pas encore majeur5. On pourrait donc nous croire faibles. Eh bien, on se tromperait. Nous sommes deux, unis par la tendresse, la confiance, le respect. L’enseignement de mon père, dont tu profites aujourd’hui, nous a décillés tous deux. Observe, analyse, compare et déduis. Je me suis un peu laissé mollir par l’affection que je me sentais pour Igraine. Une grave erreur que je ne commettrai pas deux fois. Igraine est habile manigancière. Ne l’oublions plus. Poursuivons notre route car je doute qu’elle perde notre trace.

Rasséréné, Huguelin glissa sa petite main dans celle du jeune mire. De fait, ils étaient unis par la tendresse, la confiance, le respect. De merveilleuses choses, découvertes grâce à Druon et qu’il ne laisserait jamais filer.

— Où nous rendons-nous, mon maître ?

— À Alençon, vers l’ouest cette fois.

— C’est bien loin et il commence à faire très froid, se plaignit le garçon.

— Oui-da, vingt-cinq lieues environ*6. En marchant bien, nous y serons dans trois ou quatre jours. Tentons de rejoindre Béthonvilliers7 avant la nuit.

1- Avec de jolies « rondeurs ». Le Moyen Âge était mince, en raison surtout de la faible disponibilité alimentaire. Aussi la minceur sans excès était-elle un critère de beauté féminine. Toutefois pas la maigreur, sans doute parce qu’elle évoquait la pauvreté et la maladie.

2- Sénèque (4 av. J.-C.- 65 apr. J.-C.), Lettres à Lucilius.

3- Marc-Aurèle (121-180), Pensées pour moi-même.

4- Hostie. D’abord petit morceau de pain, elle est devenue dès le XIIe siècle une petite galette ronde et plate. Seuls les « oubliyers » (ou oublieurs, d’oublies) avaient le droit de la fabriquer, contrairement aux boulangers ou pâtissiers.

5- La majorité des garçons était fixée à 14 ans, celle des filles à 12 ans.

6- Une petite centaine de kilomètres.

7- Situé à la limite du Perche-Gouet et du Grand Perche.