XXXVI

La Loupe, novembre 1306

UUn rêve impérieux, urgent, tira Paderma du sommeil. Le soupirail de la cave qui leur servait de geôle ayant été muré, elle ignorait si le jour était levé, mais en doutait. Laig dormait, tassée sur elle-même, ses genoux remontés sur son ventre, le coude pointé vers d’invisibles ennemis, pathétique rempart. Tendre Laig. À la manière d’une louve, elle avait foncé à découvert, entraînant le chasseur derrière elle, loin de son petit. À ceci près que le chasseur se nommait Aliénor de Colème, la diablesse. À ceci près que les pouvoirs très émoussés de Laig ne lui auraient pas permis de résister encore très longtemps à sa captivité. À ceci près que Paderma n’était pas le petit de Laig et que ses pouvoirs à elle augmentaient de jour en jour, expliquant que Laig ait tout tenté pour la protéger. Pour l’avenir de leur Ancien Peuple.

Paderma caressa doucement l’avant-bras de son aînée. Celle-ci se redressa brusquement, comme si elle redoutait une attaque du répugnant Hervi, l’homme de main de la Colème.

— Chut… Tout va bien… attends… Écoute… Vois.

Le noir des prunelles de Paderma se fit bleuté. Une devineresse possédant le Don. Celui de certaines femmes de leur peuple, celui que Laig n’avait reçu que très partiellement. La voix de la fillette en transe qui semblait avoir abandonné ce monde et son enveloppe charnelle se déversa en murmure confidentiel :

— Ma tante, ma sœur, ma mère, ma fille… Igraine… Le Sang… Un ventre pâle épouse la noirceur de jais d’une lourde pierre. Le dolmen. Le nôtre. Glacial. Une nappe de sang les recouvre, si tiède. Igraine fait parler le Sang. Igraine s’efforce de nous atteindre, mais elle ne le peut. Avéla ne sait pas encore, ne peut pas encore. Le Sang dit, Igraine crie : la femme-homme est la seule qui puisse atteindre et comprendre la pierre rouge. Le Sang dit, Igraine crie : nous devons protéger la femme-homme jusqu’à ce qu’elle ait récupéré la pierre. Peu importe qu’elle périsse ensuite. La pierre rouge concentre tous nos futurs. Igraine crie : peu importe qu’elle aussi trépasse, pour nous tous. Seule Avéla doit être sauve. Igraine ordonne : menez la diablesse auprès de la femme-homme, Héluise. C’est sa mère. Que les créatures du monde nouveau s’entre-tuent.

Paderma s’écroula inconsciente sur la paillasse.

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Laig la veilla, d’étranges mélopées sortant de sa gorge, elle ne sut combien de temps. Enfin, la fillette s’éveilla.

— Te souviens-tu, Paderma ?

— À peine. Igraine connaît celle qu’elle nomme la femme-homme, la fille d’Aliénor de Colème. Mais pourquoi livre-t-elle cette Héluise à une diablesse ?

— Igraine sait, rétorqua Laig. N’oublie pas, n’oublie jamais qu’Igraine nous a réunis, qu’elle lutte depuis des siècles, elle et ses formes charnelles, afin que nous retrouvions notre monde. Il me faut me préparer afin de convaincre Aliénor de Colème. Aide-moi. Ensuite, en sa présence, tu redeviendras une charmante enfante.

Un immense sourire élargit les lèvres de Paderma qui chuchota :

— Laig, ma Laig, elle arrive… La diablesse se tient devant la porte de la maison. Ne t’inquiète. Je suis là. Comme je me réjouirais de la voir trépassée !