Brou-la-Noble, dernier jour de novembre 1306
DDruon avait poussé la valeureuse Brise, ne la remettant au pas que lorsque la jument peinait, pour la lancer à nouveau au galop lorsqu’elle avait recouvré sa force. En d’autres circonstances, il aurait adoré cette course nocturne, la puissance des muscles bandés du cheval entre ses cuisses, son souffle puissant, les bruits mystérieux de la forêt, l’odeur d’humus saturé d’humidité. La lune, bien sûr. La pleine lune qui guidait sa route. Parfois un cri, un remous de broussailles. Une petite créature animale venait de mourir sous les crocs ou les griffes d’un prédateur. Au loin, un long hurlement. Un loup appelait sa meute.
Étrange : il n’avait pas peur, alors que tous ses congénères fuyaient les forêts au soir échu. Brise était de poids1 à piétiner n’importe quel loup sous ses larges sabots2. Quant à lui, il était de taille à se défendre. D’autant que ses seuls prédateurs avançaient sur deux pattes.
Il jetait de fréquents regards inquiets à la lune. La pleine lune du firmament figurée sur l’arbre de Jessé. Le temps pressait, en effet. Que savait au juste Igraine, que lui avait-elle tu ? Pourquoi ? Ou alors, avançait-elle en aveugle, d’intuition en prescience ?
Enfin, la silhouette lointaine de Brou-la-Noble se dessina dans l’obscurité.
Druon contourna la muraille, évitant la herse abaissée et ses gardes, se souvenant des nombreux éboulis des pierres de l’enceinte qu’il avait remarqués. Il démonta et lia les rênes de sa jument à la branche basse d’un arbrisseau.
Agile, il pénétra sans mal dans la bourgade et fonça vers l’église Saint-Lubin, traversant la place. Il gravit quatre à quatre les marches menant au porche et pénétra, aux aguets, sa main effleurant le pommeau de sa courte épée.
Furtif, il avança dans la nef centrale. Il scruta les murs de pierre grise, les piliers, les ombres. Il se rapprocha du croisillon oriental, vers le vitrail présentant l’arbre de Jessé de la famille Gouet. Il le détailla à nouveau, s’attardant sur le portrait de la vignette située en bas du panneau, représentant l’un des mâles de la famille, ne s’étonnant plus que seul son prénom soit indiqué : Guillaume. Peu importait qu’il s’agisse du grand-père, du père ou du fils. Seule la vignette centrale, figurant saint Eustache avec à sa droite un majestueux cerf portant entre ses bois un haut crucifix, comptait.
Le regard levé, Druon détailla les rais qui irradiaient du cœur de la croix plantée sur le crâne de l’animal. Un détail l’intrigua. Il se souvint avec netteté de leur couleur, lors de sa première visite : jaune or mêlé d’un peu de vert. Par quel mystère leur teinte avait-elle changé, le jaune se diluant dans le pourpre ?
Une voix résonna dans son esprit. La voix qu’il avait tant chérie, celle de son père : observe, analyse, compare et déduis.
Une sorte d’exaltation envahit Druon, occultant tout le reste. Il récupéra la pierre enveloppée de soie dans sa bougette et se haussa sur la pointe des pieds, tendant le bras. Il n’atteignait pas la vignette centrale. Son regard fouilla les ombres de l’église à la recherche d’un meuble quelconque3 lui permettant de se hisser. Seul le lourd lectrin4 de l’autel, au large et épais socle équipé d’étagères permettant de ranger les livres de culte, convenait. Druon le tira sous le vitrail et grimpa dessus. En équilibre, il appliqua la pierre rouge au centre du crucifix qui ornait la tête du cerf, à la naissance des rais peints. Sa main se nimba d’un halo rouge sang. Il tourna la tête, tentant de déterminer si un rayon lumineux réfléchi par la pierre indiquait un endroit précis du chœur ou du haut de la nef. Rien.
Observe, analyse, compare et déduis.
1- Rappelons qu’un percheron peut atteindre 1, 85 m au garrot et peser jusqu’à 1200 kg.
2- Le diamètre en largeur du sabot d’un cheval de selle classique fait environ 9-10 cm. Celui d’un percheron de trait 17-18 cm.
3- Rappelons que les bancs, prie-Dieu et chaises ne feront leur apparition dans les églises qu’à partir du XVe siècle. On priait debout ou agenouillé au sol.
4- Ou « lutrin » ou « poulpitre ».