XXXII

Saint-Agnan-sur-Erre, novembre 1306

CCes questions sans réponse tournaient toujours dans l’esprit de Druon de Brévaux lorsqu’ils rentrèrent dans le bourg au pas sûr et paisible de Brise, la jument de Perche, Huguelin en croupe, ses bras enserrant la taille du mire. Anchier, lui aussi perdu dans ses pensées, les précédait d’une bonne toise.

Le garçonnet, fier, un peu exalté par son expérience qui le confortait dans son désir de devenir un jour aesculapius, ne cessait de jacasser pour l’amusement de Druon.

— Ma foi, je ne sais pas qui qu’a… euh… qui a ciré la selle de Brise, mais elle reluit tel un sou neuf. En v’là… voilà un qui y a mis bons coudes1 !

— À bons maîtres, bons serviteurs, fit remarquer Druon en référence au couple Leguet.

— Si fait, de belles personnes. Donc, selon vous, Jean Le Chauve ne s’est pas défendu ?

— À l’évidence.

— Quelle stupéfiante réaction. Enfin, quoi ! On vous veut trucider, on vous blesse et vous restez sage en attendant le coup fatal ?

— Vois-tu, Huguelin, les créatures humaines sont à la fois prévisibles et parfois si surprenantes.

Un court silence, puis un reproche à peine voilé :

— Ah ça, mon maître, cette sortie ne m’aide guère à avancer en compréhension.

— Juste remontrance ! Ce que je crois – attention, il ne s’agit que d’une hypothèse : Jean Le Chauve a su, au moment où il fut rejoint dans la forêt, qu’il allait mourir. De frêle constitution, sans doute épuisé par sa fuite, il n’était pas armé. Il a bradé sa vie sur un audacieux pari, d’autant qu’il se jugeait, en quelque sorte, responsable de la mort du père Simonet. Une autre façon d’expier ce qui, à ses yeux, se résumait à un insoutenable péché.

— Quel pari ? le pressa Huguelin.

— Son agresseur avait déjà occis le prêtre dont le cadavre pouvait être découvert à tout moment. Il s’apprêtait à tuer une seconde fois. Il lui fallait donc déguerpir au plus preste, ses méfaits accomplis. Je mettrais ma main au feu que Jean Le Chauve avait emporté un sac d’épaule, bourré de documents inoffensifs, bénins, sans doute d’autres argumentations, vitupérations du père Simonet au sujet des anges. D’où sa précipitation, les feuilles éparses au sol et la corne à encre renversée sur la table de la salle d’étude. Jean a raflé2 tout ce qui lui tombait sous la main. Il a parié avec lui-même que le tueur ne s’attarderait pas à inventorier le contenu du sac mais qu’il fuirait avec son butin. Ce qu’il protégeait, le registre dissimulé dans le compartiment secret de la table de travail, était donc sauf.

— Un immense sacrifice, conclut Huguelin d’une voix tendue.

— Hum… l’être humain possède quelques grandeurs qui rachètent ses faiblesses. (Baissant la voix, il poursuivit :) Huguelin, dès que nous serons de retour et en espérant que maître Leguet s’active en son officine, j’interrogerai en subtilité dame Blandine au sujet du seigneur Luc d’Errefond. Tu monteras dans notre chambre après que nous nous serons aimablement mais prestement débarrassés de notre bon Anchier.

— Vous défieriez-vous de lui ? murmura le garçonnet.

— Certes pas. En revanche, j’émets quelques doutes sur sa… délicatesse.

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De fait, Gabrien Leguet avait rejoint son échoppe lorsqu’ils pénétrèrent, après que Druon de Brévaux eut habilement pris congé du secrétaire du bailli, en l’assurant que l’enquête ne progresserait qu’en sa présence.

Blandine Leguet s’était retirée dans ses appartements et brodait, leur confia Sédille. Druon la chargea de vérifier si sa maîtresse acceptait de le recevoir. Huguelin rejoignit leur chambre pendant qu’il patientait dans la vaste salle commune, réfléchissant à son entrée en matière.

La jeune femme l’attendait, debout devant l’âtre de la petite cheminée réchauffant l’antichambre de ses appartements. La décoration de la pièce trahissait la même opulence de bon aloi qui régnait partout ailleurs dans la demeure. Deux des murs étaient tapissés de hauts dorsaux brodés de scènes sylvestres et des tapis profonds recouvraient le sol. Deux chaises aux pieds tournés flanquaient un guéridon de bois de rose sur lequel trônait un vase. Un bouquet de branchages colorés s’y épanouissait. Un charme indiscutablement féminin se dégageait du lieu.

Blandine Leguet semblait tout à la fois contente et étonnée de le voir. Ses beaux cheveux châtains enroulés en tresse autour de son crâne ajoutaient à son allure juvénile. La housse mi-longue de cendal lie-de-vin qu’elle portait sur une cotte de laine fine gris clair soulignait la finesse de sa silhouette. Le regard de Druon effleura la tapisserie qu’elle avait reposée sur une escame à son entrée. Une délicieuse brassée de marguerites3.

— Messire mire, en avez-vous terminé avec l’examen de ce pauvre Jean Le Chauve ?

— Si fait, madame. Selon mes constatations, il ne s’est pas défendu.

— A-t-il… souffert ?

— Le trépas fut rapide.

— Un soulagement bien mince. Avez-vous gagné quelque autre lumière ?

— Malheureusement, non.

Se méprenant sur l’objet de sa visite, Blandine déclara :

— Mon époux s’active dans son officine. Si vous désiriez…

Druon l’interrompit d’un geste doux avant d’expliquer :

— En réalité, je souhaitais m’entretenir avec vous…

Embarrassé, il marqua une courte pause. L’avenant sourire de Blandine se figea :

— Vous m’inquiétez, messire. De grâce, parlez.

Incapable d’imaginer approche moins brutale, Druon se lança :

— Je vous avoue mon encombre, madame. Sachez que ce qui s’échangera céans restera entre nous. Sur mon honneur.

— Fichtre ! Me voilà tout à fait alarmée.

— Votre pardon. J’ai eu… comment dire ?…. le sentiment que vous éprouviez quelques réserves au sujet du seigneur Luc d’Errefond. J’ai cru comprendre que le soudain décès de sa troisième épouse provoquait en vous un certain trouble.

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Blandine Leguet serra les lèvres et baissa la tête, à l’évidence très gênée. D’un geste inconscient, elle joua avec la clef, délicate dentelle de métal, pendue à la mince ceinture d’argent qui serrait sa robe. Peut-être la clef du cabinet4 de l’antichambre, dont les portes marquetées de nacre, d’agates rouges, vertes ou blanches et de corne évoquaient l’élégante facture italienne.

— Je vous l’assure à nouveau. Vos propos demeureront en stricte confidence. Ma parole devant Dieu.

Cherchant les mots appropriés, Blandine hésita encore quelques instants, puis poussa un long soupir avant de proposer en désignant les chaises :

— Assoyons-nous, messire mire.

Après un nouveau et bref silence, elle admit :

— Au fond, je vous remercie de cette opportunité de confier… ce que je retiens depuis longtemps. Toutefois, ai-je le droit de vilipender, peut-être à tort ? Ne s’agit-il pas que d’une intuition de femme ? Un emballement nerveux ?

— Dame Blandine, mon enseignement et ma pratique m’ont conduit à séparer toujours les certitudes des suppositions. Aussi traiterai-je ce que vous accepterez de me narrer ainsi qu’une simple hypothèse.

Cette sortie parut rassurer la jeune femme, qui déclara d’un ton lent :

— Toutes trois ont trépassé… soudainement. Un jour bien vive, le lendemain déjà en bière, du moins pour deux d’entre elles. Néanmoins, je gagerais qu’un sort identique échut à la troisième.

— En bière ? Sans que leurs dépouilles aient été bénies, veillées ?

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Après un bref silence, Blandine approuva d’un hochement de tête et précisa :

— Je le tiens de Florence, la vieille nourrice de Mme Anne, la deuxième épouse du seigneur d’Errefond. Florence, ainsi qu’il est d’us, avait suivi sa dame après son mariage. Quelle affection, quelle admiration elle lui portait ! Je croisais souvent la nourrice au village, lorsqu’elle venait acheter des freluques5 à sa maîtresse ou les lotions de cheveux ou de visage que lui préparait mon époux. À la messe aussi, parfois. De joviale nature, aimant les petites causeries cordiales… pourtant, j’ai vu sa mine s’assombrir de mois en mois au point que, m’enhardissant, je lui en ai demandé la cause. Après moult tergiversations, poussée par l’appréhension, elle a fini par se livrer. Il convient que je souligne un fait d’importance : bien que de parler un peu rude, Florence était femme d’esprit vif, ne gobant pas aisément lanternes6.

— Pourquoi l’évoquer au passé ?

Blandine lui jeta un étrange regard.

— Volatilisée.

— Comment cela ?

— Aucun autre terme ne me vient. Florence vieillissait fort ; elle avait pris goût à notre petit village et affirmait qu’elle y finirait ses jours lorsque ses membres ainsi que son dos la feraient souffrir au point qu’elle ne pourrait plus servir sa bien-aimée maîtresse. Or personne ne la revit dès après l’enterrement de Mme Anne.

— Je vois. Et que vous relata Florence, le jour où elle se décida à parler ?

— Des confidences arrachées aux autres serviteurs de la mesnie. La première dame d’Errefond, Agnès, de belle santé et de vigueur, a soudain trépassé à la nuit. Lorsque deux servantes ont pénétré dans ses appartements pour la toilette mortuaire, la bière était déjà scellée. Le très dévoué secrétaire du seigneur aurait affirmé à tous que le médecin venu à la nuit avait redouté une fièvre pulmonaire contagieuse7, et recommandé qu’on enterrât feu Mme d’Errefond au plus preste. Pourtant, nul n’avait surpris la visite du médecin en question, pas même la dame d’entourage dont la chambre se situait juste en face des appartements de sa maîtresse. Au demeurant, selon Florence, celle-ci fut remerciée moins d’une semaine après le décès.

— Ce qui incite à penser qu’on ne voulait pas que le cadavre fût vu.

Un nouveau hochement de tête approuva sa déduction.

— Afin de dissimuler des coups, des plaies, un étranglement, un enherbement ?

— J’ai formé identique liste, messire mire.

Un doute assaillit Druon qui s’enquit :

— Pourquoi ne pas vous en être ouverte auprès de votre époux, si je puis, avec tout mon respect ?

Un sourire attendri illumina le joli visage préoccupé.

— Mon si cher Gabrien… L’âme de Gabrien est vierge de souillure au point qu’il n’entrevoit le mal nulle part. De plus, l’accusation, même assortie de précautions de langue, était fort grave, et ne reposait que sur ce que m’avait confié Florence, que je ne connaissais que de bien peu. Pis, si mon époux avait ajouté foi à ses dires… En dépit de sa ténuité, il montre un rare courage, une témérité dont je crains toujours qu’elle se retourne contre lui. Le seigneur d’Errefond est connu pour avoir fine lame. Imaginez ! Et si Gabrien avait exigé de lui une explication ? Après tout, il s’agit de notre seigneur, même si notre existence ne lui revient au souvenir qu’au paiement des impôts.

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Le portrait de Luc d’Errefond brossé par Blandine Leguet se révélait plus que déplaisant.

— Quand vîtes-vous Florence pour la dernière fois ?

— Le lendemain du trépas de Mme Anne. Défigurée de larmes, elle pénétra dans l’officine de mon époux au prétexte de régler son ardoise. Aux œillades8 qu’elle me lançait, je compris qu’elle me voulait entretenir. Je proposai donc de l’escorter jusqu’à la sortie de la bourgade. Je l’ai sentie bouleversée, pas seulement de chagrin. À la vérité, elle semblait effrayée.

— Que vous a-t-elle conté ?

— Elle bafouillait, des paroles heurtées, brouillonnes, bien saisissantes de la part d’une femme autrefois bonne commère et posée. Pardonnez-moi, je la revois et me perds… Elle relata la fin brutale, à la nuit, de sa maîtresse qu’elle avait quittée en belle forme au coucher de la veille.

— Et ?

— Tout se déroula ainsi qu’avec la première épouse. Un prétendu médecin, une mise en bière expéditive et une inhumation dès le lendemain.

— Aucun prêtre ne fut mandé ?

— Le chapelain du seigneur d’Errefond bénit le cercueil. Florence précisa qu’il était fort vieux, sourd et presque aveugle.

— Sénile ?

— Quoi de mieux qu’un chapelain qui n’ouït, n’entend et n’y voit goutte pour couvrir, en toute innocence, les turpitudes d’un seigneur ?

— De juste.

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Blandine contempla un instant le bouquet de feuillage posé au centre du guéridon et prit une longue inspiration avant de poursuivre. Druon remarqua le léger tremblement nerveux qui agitait la commissure de ses lèvres.

— Florence avait les sangs retournés lorsque je la quittai. Elle m’agrippa par le bras et murmura, jetant un regard inquiet autour d’elle : « Je suis certaine qu’il l’a occise, comme la première, et redoute pour ma vie. De grâce, dame Blandine, s’il m’arrivait fâcheux sort, ne permettez pas que ce vaurien, cet assassin reprenne épouse. »

Les larmes brillèrent dans le joli regard noisette, et Blandine admit d’une voix tremblante :

— Je n’ai rien tenté et me suis tue. Une troisième femme a péri, et sans doute a-t-il fait éliminer Florence. Une autre suivra, j’en mettrais ma main au feu. Je m’en veux à étouffer. Un suffocant remords me réveille parfois, m’empêchant de me rendormir.

— Vous ne pouviez être certaine de la véracité des affirmations de Florence. Accuser quelqu’un de haut, sans preuve formelle, aurait relevé de l’impudence, de la coupable légèreté de paroles, tenta de la rassurer Druon.

— La gentille atténuation, murmura-t-elle. Cependant, je ne puis l’accepter. J’ai eu peur, voilà tout, et me suis montrée indigne.

— Quel mot blessant ! protesta le jeune mire.

— Certes, mais juste.

Une larme dévala des paupières de Blandine Leguet qui l’essuya d’un revers de main, sans paraître en avoir conscience.

— Oh, madame… balbutia Druon à la fois peiné par le chagrin de la jeune femme et embarrassé d’en être témoin.

Elle le fit taire d’un geste léger et débita d’une voix plate, comme si elle évoquait une lointaine cousine :

— Indigne, je persiste. Une bien vilaine cicatrice à mon âme. Je vous veux conter une part de mon passé qui vous montrera comme je suis blâmable.

— Madame…

— De grâce. Je fus mariée très jeune, dès mes treize ans, à un odieux soudard, violent, grossier, obscène. La lie de la terre emballée dans de luxueux vêtements. À deux reprises, je ne dus mon salut qu’à ma fuite précipitée. Lorsqu’il se fit navrer une nuit, dans une venelle, au sortir d’une maison lupanarde, je tombai à genoux afin de remercier la très tendre Vierge de m’avoir épargnée. Un jour ou l’autre, au comble d’une beuverie, il m’aurait occise. J’étais son bien et il entendait en disposer à son vouloir. Ma route croisa ensuite celle de Gabrien. J’en remercie Dieu chaque jour. J’ai été si fortunée ! Ces épousailles m’ont fait pénétrer dans un monde de douceur, d’amour, de respect dont je doutais qu’il existât. J’aurais dû me montrer bien plus reconnaissante envers ce don du ciel. J’aurais dû… tenter quelque chose… M’enquérir plus fermement de Florence, mettre en garde la troisième dame d’Errefond… Une indignité, vous dis-je. Une coupable, impardonnable lâcheté, que mon silence.

Bouleversé par le chagrin, les regrets de la jeune femme, Druon ne savait que répondre. Un court et pesant silence s’ensuivit, que Blandine rompit, essuyant à nouveau ses larmes.

— Messire… il me faut… je dois me racheter, ne serait-ce que pour honorer la mémoire de ces femmes. Je ne puis vivre plus longtemps avec ce honteux poids qui m’étouffe. M’y aiderez-vous ? Pour l’amour de Dieu ? Je ne suis qu’une femme, pas née de haut, et je refuse de mettre en péril mon époux. Je refuse qu’il souffre pour ma grande faute.

— Mon intention, madame. Ma très ferme intention. S’il s’avère que le seigneur Luc d’Errefond a trucidé ses trois épouses ainsi que Florence, il paiera. J’en fais le serment.

Druon se leva, luttant contre une inattendue fatigue. Blandine se précipita vers lui et lui saisit les mains en reconnaissance.

— Ah monsieur… comment pourrais-je un jour vous remercier ? Un autre miracle que votre venue céans. Comment comptez-vous procéder ? On n’importune pas le seigneur d’Errefond sans risque.

— À seigneur, seigneur et demi, sourit le jeune mire avant de la saluer.

— Je ne…

— Pas encore, madame, avec votre permission.

— Auriez-vous quelqu’un en votre manche9 ? insista-t-elle pourtant.

— Oh non, madame. Celui à qui je pense est de bien trop d’envergure pour se faufiler dans une manche à la manière d’un mouchoir ! À vous revoir sous peu.

Il fut heureux, flatté qu’elle n’exige pas à nouveau de lui une promesse de discrétion. La finesse de dame Blandine lui avait permis de sentir que son interlocuteur ne trahirait jamais sa confiance.

1- Au XIXe siècle, l’expression deviendra « y mettre de l’huile de coude ».

2- Le mot, très ancien, est d’origine germanique raffen. Il signifiait strictement à l’époque « emporter ». Ses connotations policières ne sont venues que bien après.

3- On vient de découvrir un fossile de marguerite datant de plus de quarante millions d’années.

4- Meuble à deux portes s’ouvrant sur une multitude de tiroirs, dont certains secrets, dans lesquels on rangeait bijoux, lettres et autres.

5- Ou freluches : babioles. A donné « fanfreluches » et « freluquet ».

6- Fable, histoires fausses.

7- Rappelons que si l’on n’avait aucune idée de l’existence des microorganismes, l’idée de la contagion était en revanche bien ancrée dans les esprits, comme en témoignent les quarantaines et les léproseries.

8- A l’origine, simple coup d’œil ou regard furtif, sans connotation « séductrice ».

9- L’expression est très ancienne. On se servait au Moyen Âge des manches comme poche, pour y dissimuler, notamment, sa bourse. Nous avons gardé cet usage pour les mouchoirs.