XV

Saint-Agnan-sur-Erre, novembre 1306

SSituée tout à l’ouest du village, la demeure de maître Leguet respirait l’aisance de ses propriétaires. Construite en pierre, haute de deux étages, les fenêtres du rez-de-chaussée et du premier protégées de morceaux de verre assemblés par des joints de plomb, précédée d’une vaste cour carrée de pavés et ceinte d’un mur de hauteur d’homme, elle attestait de la « belle fortune gagnée de probe » de l’apothicaire. Les canaux1 de terre cuite plaqués aux deux coins de la maison amenaient l’eau d’un puits voisin et emportaient les déjections vers un putel assez lointain pour ne pas offenser l’odorat.

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Lorsqu’ils pénétrèrent à la suite de Gabrien Leguet, complies* s’annonçait. L’apothicaire se défit de sa housse et invita d’un geste ses deux invités à l’imiter. Il héla au service. Aussitôt, une galopade se fit entendre. Une femme encore jeune parut. Druon sentit l’involontaire recul d’Huguelin et lui saisit le poignet afin qu’il demeure impavide.

Une large tache de vin2 défigurait la servante.

— Sédille, ma bonne. Messire mire et son apprenti ont accepté mon hospitalité. Prépare, je te prie, la chambre des hôtes d’honneur, lance une bonne flambée pour en chasser l’humidité. Ma mie s’est-elle remise de sa vive émotion ? s’enquit-il d’un ton inquiet.

— Dieu merci. J’as ben cru qu’elle tombait en pâmoison, la pauv’douce. Martine et moi, on l’a allongée, malgré ses protestations. On l’a forcée à avaler un verre d’hypocras ben raide.

— Bien agi ! Préviens-la de mon retour. Si elle s’en sent la force, qu’elle nous rejoigne pour le souper. Je m’en réjouirai. File en cuisine prévenir Martine que nous serons quatre à table. Qu’elle vienne aux ordres.

Sédille disparut après une courte révérence. Maître Leguet les fit pénétrer dans une vaste salle où brûlait un généreux feu, devant lequel était poussé un coffre-banc3, proposant :

— Assoyons-nous.

Ils s’installèrent sur de moelleux coutes4 brodés.

L’apothicaire sembla chercher ses mots puis finit par lâcher :

— Ma reconnaissance, messire. Je vous avoue bien volontiers que je ne sais que faire. Votre conseil ?

— Ma foi, le défunt n’est pas simple manant5 ou gueux. À tout le moins, il faut faire prévenir le secrétaire du bailli, cet Anchier Vieil, qui jugera de l’opportunité de communiquer la sinistre nouvelle à messire Louis d’Avre.

Leguet approuva d’un violent signe de tête, débitant :

— Oh, votre venue me soulage tant !

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Détaché de l’échange, Huguelin examinait la pièce, bouche bée. Certes, le château du seigneur Béatrice d’Antigny, ou celui du seigneur Roland de Verrières6, n’avait pas manqué de confort, ni même de luxe à ses yeux de petit miséreux, mais la demeure de l’apothicaire le stupéfiait.

Au centre de la pièce était plantée une longue table de bois roux qui semblait bien être du guignier7. Trois hauts chandeliers à cinq branches la semaient et toutes leurs bougies étaient allumées, preuve que l’on ne regardait pas à la dépense. Trois des murs étaient lambrissés de chêne et le dernier tendu d’un dorsal champêtre d’une extraordinaire finesse de point. D’imposants dressoirs8 flanquaient chaque côté de la porte. Deux grands tapis, bleu sombre mêlé de jaune paille, couvraient les dalles ocre de la salle. Pas de la roupie9 de sansonnet, songea le garçonnet. Son examen fut interrompu par l’entrée d’une femme d’une quarantaine d’années aussi haute que large, qui beugla dans un rire :

— Not’maître ! Ah, ça fait du bon d’vous r’voir enfin !

Ce n’est que lorsqu’elle approcha qu’Huguelin remarqua la volumineuse bosse qui soulevait le dos de son chainse.

La femme tendit un vêtement à Gabrien Leguet en le grondant maternellement :

— Z’allez pas attraper un mal de poitrine. Passez donc vot’ housse d’intérieur.

— Merci, ma bonne Martine, cria presque l’apothicaire en enfilant le vêtement.

Druon comprit qu’en plus d’être bossue la cuisinière devait être partiellement sourde, expliquant sa voix de stentor. Elle approuva la docilité de son maître d’un vigoureux mouvement de double menton.

— La p’tite va vous porter un gobelet d’hypocras pendant j’m’affaire en cuisine. Et pour vot’satisfaction d’ce soir, mon maître ? J’avions prévu, en accord avec madame, un potage de courges au lait pour l’premier service, une tourte aux feuilles10 et au lard pour l’second, en issue des beignets d’fruits secs au miel et comme boute-hors un vin tiède à la cannelle accompagné d’épices de chambre.

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Huguelin, qui parvenait difficilement à détourner le regard de la bosse, saliva de convoitise à cette dernière mention. Des épices de chambre ! Fichtre ! Ce mélange d’anis, de coriandre, de fenouil, de gingembre, de genièvre, d’amandes, de noix et de noisettes était réservé aux nantis qui le dégustaient avant le coucher dans le but de faciliter leur digestion et de se parfumer l’haleine.

— Heu-là !11 reprit Martine. C’te p’têt ben modeste maintenant qu’z’avez hôtes de marque si j’en crois c’que m’conte Sédille.

— De fait, ma bonne. Peux-tu améliorer notre ordinaire ?

— Ben qu’oui. J’avions pour le dîner d’main qu’est maigre, un potage de chiches12 rouges, qu’le maître aime tant, en deuxième des truites marinées au vin aigre13 accompagnées d’une purée de févettes. J’avions une desserte en plus. Une belle crème de prunes sèches14 au vin épicé, sucrée de miel. En issue un nougat noir15 dont z’êtes friand et en boute-hors, d’même que c’soir.

— Un festin, approuva le maître des lieux pour l’évidente satisfaction de la cuisinière qui se plia dans une maladroite révérence et partit d’un pas lourd rejoindre sa cuisine.

Druon ouvrit la bouche, mais fut à nouveau interrompu par une presque fillette, si menue que l’on eût cru un frêle oiseau, portant un plateau chargé de quatre gobelets et d’un plat d’argent débordant de croûtes dorées.

— Muguette. Le bonheur de te voir, jeune fille, s’exclama Leguet. Pose-le donc sur la table, il semble presque plus lourd que toi.

La petite fille qui ne devait guère être plus âgée qu’Huguelin s’exécuta. Elle se tourna ensuite vers son maître et débita d’une voix timide, presque inaudible :

— Mon maître, madame vous rejoint céans, avec bonheur a-t-elle précisé. Elle se vêt pour vos invités.

Dieu qu’elle était fine et jolie, avec ses jolis cheveux blonds onduleux et son visage à l’ovale parfait ! Druon eut le cœur retourné à la vue du bec-de-lièvre qui lui remontait la lèvre supérieure. Il venait tout juste de comprendre à quel point le jugement de générosité et de bonté qu’il avait porté sur l’apothicaire était fondé.

Dès que Muguette eut disparu, il commenta :

— Vous êtes homme de bien, messire Leguet. Vous me rappelez mon père. Immense compliment de ma part.

— Oh, ça ? (Le petit homme devint très sérieux.) Ces pauvres êtres infirmes et difformes de naissance sont craints ou détestés, j’ignore pourquoi. On hésite à les employer. Ne leur reste souvent qu’à crever de faim dans les forêts, ou, dans le meilleur des cas, la mendicité aux caquetoires des églises, quand ils ne se font pas ramasser et brutaliser par des montreurs de foire.

— Stupidité et superstition humaines, renchérit le jeune mire.

— Hum… Voyez-vous, messire mire, j’ai joui d’une chance insolente. Abandonné enfançon, j’ai été recueilli, puis légalement adopté par un notaire et son épouse, un couple vieillissant et sans enfant. Dieu du ciel, comme j’ai été choyé par ceux qui sont, à mes yeux, mes parents ! Quel chagrin fulgurant m’ont causé leurs trépas, à un an d’intervalle ! Selon moi, ils s’aimaient tant qu’ils ont voulu se rejoindre. Je l’ai compris, même si j’en ai conçu grande peine. J’ai baigné dans l’amour toute ma jeunesse. Quelle parfaite griserie ! À moi d’en offrir un peu en retour.

— Je suis en accord avec vous, approuva Druon, l’amour de son père l’accompagnant toujours.

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Huguelin retenait ses larmes depuis un moment, tentant de renifler aussi discrètement que possible. Lui n’avait découvert l’amour que quelques mois auparavant, grâce à Druon. Toutefois, maintenant qu’il avait goûté de ce grisant et inquiétant sentiment, il pouvait le certifier haut et clair : Dieu que ça lui avait manqué ! Mais qu’il était sot, pauvre limace crétine ! Quoi, il avait dévisagé ces trois femmes comme s’il s’agissait de monstres de foire. Eh bien, quelle cuisante leçon venaient de lui infliger, sans le vouloir, son maître et cet homme qu’il ne connaissait que de quelques heures ! Bien fait pour lui, il la méritait.

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— Cela se ressent, messire mire. Je sais que j’ai profité de votre charité pour vous maintenir en notre village. Je ne le regrette pas. Cependant, à l’évidence, vous appartenez à ma race. Celle qui pense que l’intelligence, la générosité, la bienveillance, ce qui ne signifie pas la mollesse, bien au contraire, peuvent incliner les plateaux de la bilance16 dans le bon sens. Oyez… J’ai tardé à me marier. En dépit de ma bien falote allure… (Il interrompit d’un geste doux la protestation que s’apprêtait à formuler Druon.) De grâce, mire… En dépit de cela, des dames… me firent comprendre qu’épousailles avec moi… ne les rebuteraient pas. J’ai belle fortune, je vous l’ai dit. Mon héritage et ma pratique. Je voulais plus. Beaucoup plus. Je voulais le véritable amour. J’ai rencontré, par hasard, Blandine, une jeune veuve sans le sou, de belle éducation, de très vive intelligence et de piété. Jolie comme un astre, vous l’avez vue.

Ému par ses intimes confidences faites à un étranger, Druon voulut savoir :

— Comment avez-vous su que…

— Comme avec vous, sourit l’apothicaire. Allons monsieur, je vous conte ma vie alors que je ne vous connais que de trois heures. Pourquoi ? J’ai su, dans les deux cas. Blandine avait été blessée au plus profond par son bref mariage avec une vieille baderne avinée et violente. Elle en restait effarouchée, craintive, méfiante. Certes, nombre ont tenté de me dissuader de cette union. J’avais largement l’âge d’être son père. Elle était belle, moi laid. Elle ne courait qu’après mon argent. Je ne les ai pas écoutés. Je savais. Je savais parce que je venais de l’amour. Contrairement à mon entourage, je n’ai jamais douté…

Huguelin se mordait l’intérieur des joues pour conserver une contenance de bon aloi.

— … il y a trois ans, en raison de ma faible constitution et de l’épidémie qui sévissait aux environs, une fièvre de poitrine, pernicieuse en diable, a failli me faire rejoindre mon Créateur. J’ai déliré durant des jours, m’amenuisant. Je ne l’ai appris que plus tard mais Blandine en perdait le sens, pleurant, ne dormant plus, ne mangeant plus. Elle m’a veillé jour et nuit, ne sortant que pour aller faire brûler des cierges. C’est ainsi que j’ai découvert qu’elle avait mémorisé tous mes remèdes. Elle les a préparés, m’a soigné telle une mère poule. Elle s’est battu pied à pied, heure après heure contre la fièvre qui allait m’emporter avec tant d’autres, bien plus robustes que moi. Pourtant, elle héritait de toute ma fortune par acte notarié. Blandine possède une si belle âme ! Voyez, elle s’est prise d’affection pour Muguette, vive d’esprit. Avez-vous remarqué sa fluidité de parole ? L’œuvre de Blandine. La petite sait maintenant lire et écrire. Toujours Blandine, insista-t-il, rayonnant d’admiration.

Un court silence s’installa, que rompit un bruyant reniflement suivi d’un sanglot. Huguelin avait fondu en larmes.

Maître Leguet se leva d’un bond et s’agenouilla devant le garçonnet.

— Mon petit, je t’ai fait pleurer. Quel vieil imbécile je fais.

— Non… non pas… Je suis heureux, bafouilla Huguelin dans ses pleurs.

Gabrien Leguet se redressa soudain, tendant l’oreille. Un bruissement de belle étoffe en provenance de l’escalier qui menait à l’étage.

— Votre discrétion, messieurs ! Mon aimée arrive. Faisons-lui fête.

Tous se levèrent pour accueillir la dame.

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Il sembla que Blandine Leguet ne voyait que son époux vers lequel elle fonça, mains tendues, en s’exclamant, inquiète :

— Mon doux mi17 ! Allez-vous bien ?

— Si fait, mon cœur, si fait, mon ange. Certes, quelle affreuse épreuve ! J’ai invité ce mire que vous aviez rencontré sur la place. Il connaît messire Louis d’Avre, auquel il fut d’utilité dans une épouvantable histoire de meurtres. Vous n’y voyez pas d’encombres ?

— Non pas, mon aimé. Bien au contraire… En effet, je ne suis pas certaine que nous soyons les plus armés pour résoudre… euh… cette monstruosité.

Se tournant vers Druon, elle le salua d’un élégant signe de tête et avoua :

— Messire mire, mon époux et moi-même sommes un peu les piliers de notre aimable village en temps normaux. En sincérité, nous n’avons jamais eu à affronter ce genre… d’épouvante.

Sous le charme, un sourire conquis aux lèvres, Huguelin dévisageait la jeune femme. Druon s’en amusa en son for intérieur. De fait, dame Blandine était fort jolie. De taille moyenne, élancée, ses beaux cheveux châtains relevés en tresse autour de son crâne mettaient en valeur un visage à l’ovale parfait.

1- À l’origine : conduits.

2- Rappelons que toutes les marques de naissance, même les grains de beauté importants ou trop nombreux, étaient à l’époque considérées comme très suspectes, voire comme une marque démoniaque. Au demeurant, les « infirmités » de naissance engendraient plus de crainte et de rejet que de compassion.

3- Le coffre était un des meubles les plus répandus au Moyen Âge, plus ou moins sculpté selon la richesse de ses propriétaires. On y rangeait à peu près tout. Une fois refermé, il servait de banquette.

4- Oreillers, coussins.

5- Le terme signifiait à l’origine « habitant d’un manoir » et n’avait aucune connotation péjorative.

6- Les Mystères de Druon de Brévaux, tome II, Lacrimae.

7- Merisier.

8- Sorte de vaisseliers à plusieurs étagères dont on meublait aussi bien les chambres, que les salles communes, voire les cuisines des puissants.

9- Morve.

10- Tourte au fromage frais, aux œufs, mélangés de blettes, d’épinards, de persil et autres, additionnés de lardons, sauf les jours maigres.

11- Interjection percheronne.

12- Pois chiches. Existaient les pois jaune sombre que nous connaissons mais également des pois rouge sombre.

13- Vinaigre.

14- Pruneaux.

15- Noix pilées cuites longuement dans du miel.

16- Balance. Nous a laissé « bilan ».

17- À l’origine, le terme s’adressait autant aux hommes qu’aux femmes, pour signaler l’amitié ou l’amour.