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Aujourd’hui, quarante ans plus tard, cette soirée avec le président m’apparaît comme le moment de ma vie où toutes les voix douloureuses en moi se sont tues. Depuis que j’avais quitté Yoroido, je n’avais cessé de m’inquiéter de l’avenir, comme si chaque tour de roue du destin allait mettre un nouvel obstacle devant moi. Cependant, c’était ce combat quotidien, ces soucis, qui avaient donné une telle consistance à ma vie. Lorsque nous remontons la rivière à contre-courant, chaque pas prend une intensité particulière.

Mon existence changea après que le président fut devenu mon danna. Un peu comme si j’étais un arbre dont les racines s’implantaient enfin dans un sol fertile. Pour la première fois de ma vie je me sentais privilégiée par le sort. Après plusieurs mois d’une vie heureuse et comblée, je pus me tourner vers le passé et admettre combien j’avais souffert. C’est la raison pour laquelle j’ai pu raconter mon histoire. On parle bien de la souffrance seulement quand on l’a dépassée.

L’après-midi où le président et moi bûmes du saké à l’Ichiriki pour célébrer notre union, il se passa une chose étrange. Comme je buvais une gorgée de la plus petite des trois tasses que nous devions partager, une goutte de saké tomba de ma bouche et glissa sur le côté de mon menton. Je portais un kimono noir aux armes de l’okiya, avec un dragon brodé rouge et or. La queue du dragon partait de l’ourlet et s’enroulait autour du kimono, jusqu’au niveau de mes cuisses. Je me souviens d’avoir regardé cette goutte tomber sous mon bras, rouler sur la soie noire couvrant ma cuisse, s’arrêter contre les dents du dragon, brodées en gros fils d’argent. Maintes geishas auraient vu là un mauvais présage. Mais pour moi, cette gouttelette de saké, tombée de mon visage comme une larme, illustrait l’histoire de ma vie. Elle tombait dans le vide, sans pouvoir maîtriser sa destinée. Elle roulait sur un chemin de soie, pour s’arrêter sur les dents d’un dragon. Je pensai aux pétales de fleurs que j’avais jetés dans le fleuve Kamo, près de l’atelier de M. Arashino, espérant qu’ils passeraient sous les fenêtres du président. Peut-être lui étaient-ils parvenus.

 

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Dans mes rêves de jeune fille, je devenais la maîtresse du président et ma vie était merveilleuse. C’était là une pensée infantile – que j’avais toujours à l’âge adulte. J’aurais dû être plus réaliste. On ne se débarrasse pas d’un hameçon sans saigner. J’en avais assez fait l’expérience. En chassant Nobu de ma vie, je n’avais pas seulement perdu un ami, je m’étais bannie moi-même de Gion.

La raison en est évidente, j’aurais dû savoir d’avance ce qui allait se passer. Un homme qui a gagné un prix convoité par son ami se trouve confronté à un choix difficile : soit il cache ce prix à son ami – s’il en a la possibilité –, soit il voit cette amitié détruite. Ç’avait été le problème entre Pumpkin et moi : mon adoption avait porté un coup fatal à notre amitié. Le président dut négocier des mois avec Mère pour devenir mon danna. Elle finit par accepter que je cesse de travailler comme geisha. Je n’étais pas la première geisha à quitter Gion. Certaines s’enfuyaient, certaines se mariaient. D’autres se retiraient pour fonder une okiya ou une maison de thé. Quant à moi, j’étais dans une position bâtarde : le président voulait me faire quitter Gion, pour m’épargner le ressentiment de Nobu. Cela dit, il n’allait pas m’épouser – il était déjà marié. La meilleure solution, celle que proposa le président, eût été de m’établir dans ma propre maison de thé – un lieu que Nobu n’aurait pas fréquenté. Cependant, Mère ne voulait pas que je quitte l’okiya. Ma relation avec le président ne lui eût rien rapporté si j’avais cessé d’appartenir à la famille Nitta. À la fin, le président accepta de verser chaque mois une somme d’argent considérable à l’okiya, pour que Mère me laisse mettre un terme à ma carrière. Je continuai à vivre à l’okiya, mais je n’allais plus à l’école, je ne fréquentais plus les maisons de thé.

J’avais voulu devenir geisha pour conquérir le cœur du président. Aussi n’aurais-je dû éprouver aucune tristesse à quitter Gion. Cependant, j’avais noué des amitiés, au fil des années. Pas seulement avec des geishas – avec des clients. J’aurais pu continuer à fréquenter des femmes. Hélas, celles qui travaillent à Gion n’ont pas le temps d’avoir une vie sociale. Chaque fois que je voyais deux geishas se hâter vers une fête, je les enviais. Je ne leur enviais pas leur existence précaire, mais cette excitation anticipée que je n’avais pas oubliée : l’idée que la soirée me réservait peut-être une bonne surprise.

Je rendais souvent visite à Mameha. Nous prenions le thé ensemble plusieurs fois par semaine. Vu tout ce qu’elle avait fait pour moi depuis mon enfance, et le rôle qu’elle avait joué dans ma vie à l’instigation du président, j’avais à son égard une dette immense. Un jour, dans une boutique, je vis une peinture sur soie du XVIIIe siècle, représentant une femme enseignant la calligraphie à une petite fille. La femme avait un visage exquis, d’un ovale parfait. Elle se penchait sur l’élève avec une telle bienveillance ! Je pensai aussitôt à Mameha. J’achetai cette peinture pour la lui offrir. Il pleuvait, l’après-midi où elle l’accrocha au mur de son appartement – un endroit sombre. Je me surpris à écouter le bruit de la circulation sur Higashi-oji Avenue. Je me souvins alors, avec un pincement au cœur, de son bel appartement au bord de la rivière Shirakawa, de la cascade que l’on entendait chanter par la fenêtre ouverte. À cette époque, Gion me faisait l’effet d’un tissu ancien au motif exquis. Mais tant de choses avaient changé ! Mameha vivait à présent dans une seule pièce. Ses tatamis avaient la couleur du thé trop infusé, ils sentaient les herbes médicinales – une légère odeur de médicament s’échappait même parfois du kimono de Mameha.

Après qu’elle eut accroché la peinture sur soie au mur, et qu’elle l’eut admirée, elle revint à table. Elle s’assit, les mains autour de sa tasse fumante. Elle regarda le liquide jaune pâle, comme si elle espérait y trouver les mots qu’elle cherchait. Je fus surprise de voir les tendons apparaître sur ses mains : elle vieillissait. Finalement elle déclara, mélancolique :

— C’est étrange de voir ce que l’avenir nous réserve. Sois réaliste, Sayuri. N’attends pas trop de la vie.

Elle avait raison. Les choses eussent été plus simples, pour moi, si je n’avais pas espéré le pardon de Nobu. À la fin, je ne posai même plus la question à Mameha : chaque fois que je lui demandais si Nobu avait parlé de moi, elle poussait un profond soupir, et me lançait un regard triste, qui me peinait. Ne comprends-tu pas qu’il ne te pardonnera jamais ? semblait-elle me dire.

 

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Un an après que je fus devenue sa maîtresse, au printemps, le président acheta une maison magnifique au nord de Kyoto. Il la baptisa Eishin-an « la retraite de la Vérité Bénéfique ». Il l’avait acquise pour loger les personnes invitées par sa société, mais ce fut surtout lui qui en profita. Nous passions nos soirées dans cette maison, trois ou quatre fois par semaine, parfois plus. À la fin d’une journée où il avait beaucoup travaillé, le président prenait un bain. Je lui faisais la conversation. Après quoi il s’endormait. Mais, le plus souvent, il arrivait au coucher du soleil. Nous dînions, tout en bavardant et en regardant les servantes allumer les lanternes dans le jardin.

Lorsqu’il rentrait à Eishin-an, le président me parlait de sa journée au bureau. J’étais ravie de m’asseoir et de l’écouter. Cela dit, je savais qu’il me racontait ces choses pour se vider l’esprit, comme on vide des eaux d’écoulement d’un seau. Aussi écoutais-je attentivement le son de sa voix, qui s’apaisait au fil de son récit. Je changeais de sujet au moment opportun. Nous parlions alors non plus de ses affaires, mais de ce qui lui était arrivé le matin, en allant au bureau, d’un film que nous avions vu ici, quelques jours plus tôt. Parfois je lui rapportais une histoire amusante que m’avait racontée Mameha – elle venait passer la soirée avec nous de temps à autre. Mon procédé – vider l’esprit du président puis le distraire avec une conversation légère – avait le même effet sur lui que l’eau sur une serviette devenue raide pour être restée trop longtemps au soleil. Lorsqu’il arrivait, je lui lavais les mains avec une serviette chaude – ses doigts étaient rigides comme des bâtons. Après que nous avions parlé un moment, ses doigts se détendaient, comme s’ils s’endormaient.

Ainsi s’écoulerait ma vie, pensais-je : tenir compagnie au président le soir, m’occuper à mon gré dans la journée. Mais, à l’automne 1952, le président fit un voyage aux États-Unis. Je l’accompagnai. Son premier séjour en Amérique, l’hiver précédent, l’avait enthousiasmé. Il avait vu ce qu’était la prospérité, me dit-il. À cette époque, la plupart des Japonais n’avaient d’électricité que deux ou trois heures par jour, quand les lumières brillaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre dans les villes américaines. Nous étions fiers des nouveaux quais en béton de la gare de Kyoto – auparavant ils étaient en bois. Les gares américaines avaient des quais en marbre, me raconta le président. Dans les petites villes, on trouvait des cinémas de la taille de notre Théâtre National. Les toilettes publiques étaient d’une propreté immaculée. Chaque famille possédait un réfrigérateur, dont le prix équivalait à un mois de salaire d’un petit employé. Au Japon, ces appareils coûtaient quinze fois plus cher. Rares étaient les familles qui pouvaient s’en offrir un.

J’accompagnai donc le président lors de son deuxième voyage en Amérique. J’allai en train jusqu’à Tokyo. De là nous prîmes l’avion pour Hawaii, où nous passâmes trois jours merveilleux. Le président m’acheta un maillot de bain – le premier de ma vie. Je m’assis sur la plage, en maillot, mes cheveux pendant sur mes épaules, comme les autres femmes. Hawaii me rappela Amani. Je craignis que le président n’y songeât aussi, mais s’il y pensa, il n’en montra rien. D’Hawaii, nous prîmes l’avion pour New York, via Los Angeles. J’avais vu des films américains, mais je ne croyais pas vraiment à l’existence de ces gratte-ciel. Quand finalement je m’installai dans ma chambre, au Waldorf Astoria, et contemplai ces tours gigantesques autour de moi, quand je vis ces rues bien propres, en contrebas, j’eus l’impression de découvrir un monde dans lequel tout était possible – j’avais craint, je l’avoue, de me sentir comme un bébé qu’on arrache à sa mère. N’ayant jamais quitté le Japon, j’étais persuadée qu’un endroit comme New York me ferait peur. Peut-être fut-ce l’enthousiasme du président qui me permit d’appréhender ce voyage avec une telle ouverture d’esprit. Il avait loué une chambre supplémentaire, qu’il utilisait essentiellement pour ses rendez-vous d’affaires. Chaque soir il venait dormir avec moi dans la suite. Souvent, je me réveillais dans ce drôle de lit et je le voyais assis dans un fauteuil, près de la fenêtre. Il avait écarté le rideau et contemplait Park Avenue, en contrebas. Une nuit, à deux heures du matin, il me prit par la main, me tira jusqu’à la fenêtre et me montra un jeune couple en tenue de soirée, en train de s’embrasser sous un réverbère, au coin de la rue.

Durant les trois ans qui suivirent, j’accompagnai le président aux États-Unis à deux reprises. Pendant qu’il travaillait, dans la journée, nous allions, ma servante et moi, dans les restaurants et les musées. Nous assistâmes à un spectacle de ballets qui m’époustoufla. Curieusement, l’un des rares restaurants japonais de New York appartenait à un chef que j’avais connu à Gion avant-guerre. Un après-midi, après le déjeuner, je passai dans la pièce du fond et discutai avec des hommes que je n’avais pas vus depuis des années – le vice-président de Nippon Téléphone & Telegraph, le nouveau consul général, ancien maire de Kobe, un professeur de sciences politiques de l’université de Kyoto. J’eus l’impression d’être revenue à Gion.

 

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Durant l’été 1956, le président, qui avait deux filles, mais pas de fils, arrangea pour sa fille aînée un mariage avec un homme du nom de Nishioka Minoru. Le président voulait que M. Nishioka prenne son nom et devienne son héritier. Au dernier moment, toutefois, M. Nishioka se ravisa. Il annonça au président qu’il n’épouserait pas sa fille. Nishioka Minoru était un jeune homme brillant, mais caractériel. Pendant une semaine, le président fut très contrarié – il s’agaçait d’un rien. Je ne l’avais jamais vu dans un tel état.

Personne ne m’expliqua pourquoi Nishioka Minoru changea d’avis sur ce mariage, mais je savais la raison de ce revirement. Durant l’été précédent, l’un des fondateurs de la plus grande compagnie d’assurances du Japon avait renvoyé le président de la société – son propre fils – et nommé à sa place un très jeune homme, le fils illégitime qu’il avait d’une geisha de Tokyo. L’histoire fit scandale, à l’époque. De telles pratiques étaient courantes, au Japon, mais pas à un tel niveau – le plus souvent, il s’agissait du fils d’un confiseur ou d’un marchand de kimonos. Le directeur de la compagnie d’assurances décrivit dans la presse son premier-né comme « un garçon honnête dont les talents ne pouvaient malheureusement être comparés à ceux de… » Là il cita son fils illégitime, sans donner le moindre indice sur leur lien de parenté. Cela dit, tout le monde connaissait la vérité.

Imaginez que Nishioka Minoru, qui avait accepté de devenir l’héritier du président, ait appris que celui-ci avait un fils illégitime depuis peu. En ce cas, son refus de se marier eût été compréhensible. Le président, quoique très attaché à ses deux filles, se lamentait de ne pas avoir de fils – ce regret était de notoriété publique. On pouvait penser qu’il éprouverait de l’attachement pour un fils illégitime – au point de lui léguer sa société, à sa mort. Quant à savoir si j’avais – ou non – donné un fils au président… Si oui, je ne parlerais pas de lui, de peur qu’on apprenne son existence. Ce qui ne serait dans l’intérêt de personne. Le mieux est que je me taise sur le sujet. Je suis certaine que vous comprendrez.

 

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Une semaine après que Nishioka Minoru eut changé d’avis quant à ce mariage, je décidai d’aborder un sujet délicat avec le président. Nous étions assis sur la véranda, qui surplombait le jardin de mousses d’Eishinan. Le président ruminait de sombres pensées. Il n’avait pas prononcé un mot depuis le début de la soirée.

— Vous ai-je dit que j’étais dans un état bizarre depuis quelque temps, Danna-sama ?

Je lui jetai un coup d’œil. Rien n’indiquait qu’il m’écoutât.

— Je ne cesse de penser à la maison de thé Ichiriki, poursuivis-je. J’ai la nostalgie de ces fêtes.

Le président prit un morceau de sa glace, reposa sa cuiller.

— Il n’est pas question que je retourne travailler à Gion, mais je me disais, Danna-sama… qu’une petite maison de thé à New York…

— C’est une idée saugrenue, répliqua-t-il. Tu n’as aucune raison de vouloir quitter le Japon.

— Il y a de plus en plus d’hommes d’affaires et de politiciens japonais à New York. Des hommes que je connais depuis des années, pour la plupart. Vivre aux États-Unis serait pour moi un changement radical. Mais vu que Danna-sama va passer de plus en plus de temps en Amérique…

C’était vrai. Il m’avait déjà parlé d’ouvrir une succursale d’Iwamura Electric dans ce pays.

— Je n’ai pas envie de parler de ça maintenant, Sayuri.

Sans doute allait-il ajouter autre chose, mais je feignis de ne pas l’avoir entendu.

— Les enfants élevés entre deux pays ont souvent des problèmes d’identité, continuai-je. Aussi une mère qui émigre avec son enfant aux États-Unis ne prend-elle pas cette décision à la légère.

— Sayuri…

— Elle ne reviendra jamais dans son pays.

Le président dut comprendre que je lui permettrais ainsi de faire de Nishioka Minoru son héritier. Il fut d’abord très surpris. Puis il dut réaliser que j’allais le quitter : une larme apparut au coin de son œil, qu’il chassa aussitôt.

En août de cette année-là, je m’installai à New York et montai ma maison de thé – un petit établissement – pour les hommes d’affaires et les politiciens japonais en voyage aux États-Unis. Mère voulut considérer ma maison comme une annexe de l’okiya Nitta. Le président refusa d’en entendre parler. Mère avait un pouvoir sur moi tant que je restais à Gion. En partant, je coupai tout lien avec elle. Le président envoya deux de ses comptables à l’okiya pour s’assurer que Mère me donnerait tout ce qui me revenait, jusqu’au dernier yen.

 

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J’ai éprouvé une vague angoisse, le jour où la porte de mon appartement des tours Waldorf s’est refermée derrière moi pour la première fois. Mais New York est une ville si excitante ! Très vite, je m’y suis sentie chez moi – peut-être même plus qu’à Gion. Avec le recul, je me rends compte que ces moments passés à New York avec le président furent les plus intenses de ma vie. Ma petite maison de thé, au deuxième étage d’un club privé, sur la Cinquième Avenue, a eu un honnête succès dès le début. Plusieurs geishas de Gion ont émigré pour travailler avec moi. Il arrive que Mameha vienne me voir. Aujourd’hui, je passe moins de temps dans ma maison de thé. J’y viens quand des amis proches ou de vieilles connaissances sont à New York. J’ai d’autres occupations. Le matin, je me joins à un groupe d’artistes et d’écrivains du quartier pour étudier divers sujets : la poésie, la musique, l’histoire de New York. La plupart du temps, je déjeune avec un ami. L’après-midi, je m’assois devant ma table de maquillage et je me prépare pour sortir – il m’arrive aussi de recevoir chez moi. Quand je soulève le tissu de brocart, sur mon miroir, je ne peux m’empêcher de penser à cette crème blanche à l’odeur de lait, que j’appliquais sur mon visage, à Gion. J’aimerais tant retourner là-bas en visite ! Mais Gion a tellement changé ! Je crains que cela ne me perturbe. Des amis me montrent des photos du Kyoto d’aujourd’hui. Je trouve que Gion a rétréci, comme un jardin mal entretenu où s’égaillent les mauvaises herbes. Après la mort de Mère, il y a quelques années, l’okiya Nitta a été démolie. On a construit un petit immeuble en béton à la place. Une librairie occupe le rez-de-chaussée. Il y a des appartements au premier et au deuxième étages.

Il y avait huit cents geishas à Gion, au début des années trente. Aujourd’hui, on en compte à peine soixante – ainsi qu’une demi-douzaine d’apprenties. Et leur nombre diminue chaque jour. Les temps changent, on n’y peut rien. La dernière fois que le président est venu à New York, nous nous sommes promenés dans Central Park. Nous avons parlé du passé. Le président s’est arrêté à l’orée d’un chemin, au milieu des pins – il m’avait souvent parlé de la maison de son enfance, à Osaka, dans une rue bordée de pins. Je l’ai regardé. Il appuyait ses deux mains sur sa canne, les yeux fermés. Je savais qu’il y pensait : il retrouvait l’odeur du passé.

— Parfois, soupira-t-il, les choses me paraissent plus vraies dans mon souvenir que dans la réalité.

Plus jeune, je croyais que la passion s’éteignait avec l’âge, telle une tasse de thé que l’on abandonne dans une pièce, et dont le contenu s’évapore peu à peu. En rentrant à l’appartement, le président et moi nous sommes jetés l’un sur l’autre comme de jeunes amants ! Après, je me suis sentie à la fois épuisée et régénérée. J’ai sombré dans un profond sommeil et rêvé que j’étais à un banquet, à Gion. Un vieil homme m’expliquait que sa femme, qu’il avait beaucoup aimée, n’était pas réellement morte : les moments de bonheur et de plaisir qu’ils avaient partagés restaient vivants en lui. Comme il me parlait, je buvais une soupe délicieuse. C’était l’extase à chaque gorgée. Et je pensai que les hommes et les femmes de ma vie, qu’ils fussent morts ou qu’ils m’eussent quittée, n’avaient pas disparu pour toujours : ils continuaient de vivre en moi. J’eus l’impression de tous les boire – ma sœur, Satsu, qui avait fui et m’avait abandonnée quand j’étais petite ; mon père et ma mère ; M. Tanaka, avec sa vision tordue de la bonté ; Nobu, qui ne pourrait jamais me pardonner ; et aussi le président. Ce bol était plein de tous ceux que j’avais aimés dans ma vie. Et comme je buvais son contenu, les paroles de cet homme m’allaient droit au cœur. Je me réveillai, le visage baigné de larmes, je pris la main du président, affolée : comment pourrais-je continuer à vivre après sa mort ? Il était si frêle, dans son sommeil ! Je ne pus m’empêcher de penser à ma mère, à Yoroido. Et pourtant, à sa mort, quelques mois plus tard, je compris qu’il me quittait comme les feuilles tombent de l’arbre, en automne : sa longue vie arrivait naturellement à son terme.

Je ne puis vous dire ce qui nous guide, dans cette vie. Mais j’ai été entraînée immuablement vers le président. Je me suis coupé la lèvre, j’ai rencontré M. Tanaka, ma mère est morte, on m’a vendue à une okiya. Une succession d’événements, tels les méandres d’un fleuve, avant qu’il se jette dans l’océan. Le président est mort, mais il continue à vivre dans mes souvenirs. J’ai revécu ma vie en vous la racontant.

En traversant Park Avenue, je suis souvent frappée par le côté exotique de mon environnement : ces taxis jaunes qui me passent sous le nez à toute allure, en klaxonnant, ces femmes avec une mallette à la main, si perplexes de voir une vieille Japonaise en kimono, au coin de la rue. Cela dit, Yoroido me paraîtrait-il moins exotique, si j’y retournais aujourd’hui ? Dans mon adolescence, je pensais que ma vie eût été plus facile si M. Tanaka ne m’avait pas arrachée à ma petite maison ivre. Aujourd’hui je sais que notre univers n’est pas plus réel qu’une vague qui se dresse à la surface de l’océan. Quels que soient nos luttes, nos triomphes, quelle que soit la façon dont ils nous affectent, ils ne tardent pas à se fondre en un lavis, à s’estomper, comme de l’encre diluée sur du papier.